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29.9.13

Limonomaniaque

http://mtrpl.ru/ded
Au lien ci-dessus, on peut trouver la version russe de l'article traduit ci-dessous. À Antifixe, il nous a bien fait rigoler, rappelant un vieil article du magazine hip-hop noir  Vibe, dans lequel Bonz Malone, marlou noir roi de la matraque, devenu journaliste après quelques séjours à la prison de  Riker's Island racontait son admiration pour Sinatra dans un papier intitulé: The Duke. Le rital d'Hoboken impressionnait le petit gangster black du Bronx : Ava Garner, Sam Giancana, Fat Tony Salerno (cet ex-garde du corps de Sinatra répondit au juge qui l'engueulait de s'être endormi à son procès:" La dernière fois que j'ai ouvert l'œil, Monsieur le juge, vous m'avez condamné à un siècle…") les smokings, les femmes, la pègre et les Oscars. Damn !… s'était dit Bonz Malone, la classe !…

On verra ici le même exercice, Limonov comme icône hip-hop, par un journaliste russe de rap. 
   Le réel tel qu'il n'est jamais perçu par ceux qui savent tout, et ne connaissent rien, les grandes consciences et les enfonceurs de portes ouvertes qui n'ont pas sauté un seul repas de leur vie.

         ÉTRANGE LIMONITE[1]
         Par Igor Antonovski (article paru dans le magazine Métropolis)
         (Traduit du russe par TM)
Je me souviens être tombé un jour sur un article au sujet d’une chanson de Kanye West intitulée « I’m a God », dont l’auteur qualifiait West de « plus grand égomaniaque de l’humanité » (sic) avec un ravissement d’écolier, raison pour laquelle on pouvait lui pardonner ses rimes sans queue ni tête, et un phrasé loin d’être parfait. Naïf. C’est Édouard Véniaminovitch Savenko, alias Limonov, le plus grand égomaniaque de l’humanité, et depuis plus de trente ans. Par rapport à notre Limonov, leur West est un grand timide d’une modestie maladive.

L’IMPERTINENCE, LA MEILLEURE QUALITÉ DE LIMONOV
On a pas mal écrit sur Limonov. Mais nous allons aborder quand même ce qu’il a fait pour le hip-hop à son âge adulte. Il y a tellement à dire que nous considérons Limonov comme le nègre russe le plus important depuis Pouchkine.
J’adore Limonov. Pour parler franchement, difficile d’y résister. Il suffit de lire « Le Livre des morts » où le vieux parle des disparus sans la moindre révérence — c’est déjà bien, déjà insolent. L’impertinence est l’une des qualités  de Limonov, il excelle dans le genre. Il s’en prend par exemple à Dovlatov[2], l’accusant de manquer d’âme. Et qu’est-ce que c’est Dovlatov ? Un vantard autoproclamé qui se positionne au-dessus des autres, mais tout cela à travers l’introspection et l’autoflagellation. Le héros de Dovlatov comprend très bien qu’il est un perdant merdique, mais, serrant les dents,  il considère que cette attitude est la seule qui soit possible et fidèle.
Limonov et ses héros s’opposent pathologiquement à cette assertion. Dovlatov est un lâche qui se planque derrière ses malheurs et son ivrognerie, un lâche de dernière catégorie croyant que cette position le met au-dessus des autres. On peut dire ce qu’on veut sur Limonov mais ce n’est ni un lâche, ni un perdant. Il fonce sans souci des conséquences, persuadé qu’il n’est pas pensable de s’abriter sous les champignons géants du jardin d’enfants avec son verre de vodka. Il se trimballe avec des couteaux et des flingues, piétine ceux qui se trouvent sur son chemin et s’en sort victorieux, jamais bidon. C’est une issue vers un monde sans faux semblants — un monde d’authentique gangsta-rapper. Limonov s’efforce de confirmer son œuvre, une biographie sans cesse recommencée, dans sa vie ; il croit que seule une vie de combat peut lui permettre de conquérir ce droit-là. Le droit de composer des odes « au pain, à la viande et au cul » le droit de clamer : « I’m a hassa, no I’m an asshole ».

SA CARRIÈRE A COMMENCÉ AU MARCHÉ CENTRAL DE KHARKOV OÙ IL RÉCITAIT DES VERS, TANDIS QUE SON POTE, LE GARÇON BOUCHER, FAISAIT LES POCHES DES SPECTATEURS
Difficile d’imaginer un meilleur début à une carrière hip-hop. Il fréquentait la délinquance, passait dans les trous d’aération pour cambrioler, observait la façon dont les voyous de Kharkov tuaient lors des attaques à main armée, il faisait les sacs à main, et se tranchait les veines. Et tout ça dans le pire ghetto de Kharkov. Ce genre d’enfance aurait produit une bonne dizaine de Kanye West. Mais Limonov était aussi inspiré, et rédigea Autoportrait d’un bandit dans son adolescence[3], pure poésie des rues, scandée au rythme des râles de génitoires pubertaires.  Limonov écrivait des vers avec lesquels il partit à Moscou. Ces vers sont déjà du rap, ces strophes brisées, ce rythme déchiré, sont impossibles à lire en solo, il faut les réciter à voix haute, en transes. Sur Limonov en tant que poète on peut encore dire qu’il était insupportable, et oui, qu’il arrive par endroits qu’il écrive plus mal que n’importe quel adolescent. Mais quelle importance, du moment qu’il est convaincu d’écrire mieux que Brodski ? Et comment ne serais-tu pas meilleur que Brodski, ne serait-ce que parce tu te trimballes avec une mitraillette dans une Serbie déchirée par la guerre ? Comment ne s’agirait-il pas de poésie authentique ? Il y a ceux qui tirent à la Kalach, et ceux qui réveillent leurs matous, pour les montrer aux amis. Les premiers sont des poètes. Qu’on se souvienne du destin de Pouchkine.


DU SWAG ET DU TRAP COMME ON EN FAIT PLUS, DISCIPLINÉ ET DÉMENTIEL
L’essentiel, la rencontre des nègres, se produit plus tard dans la vie de Limonov. Il vit avec eux dans un hôtel puant. Il l’acceptent comme un des leurs et ensuite il arrive une aventure restée célèbre.  Existe-t-il dans la culture hip-hop quelque de plus authentique que cette bite dans la bouche telle qu’elle est décrite dans « Le Poète russe préfère les grands nègres »[4] ? Cette souffrance d’avoir été largué par sa femme, ce danger omniprésent, cette fierté, avec laquelle ce mec taille une pipe ? Un type supérieur s’abaissant à sucer la bite d’un simple nègre. Ces pages, ces strophes brillantes de la littérature russe doivent être scandées sur les beat les plus lourds, c’est du SWAG et du TRAP, discipliné et démentiel.
Il va sans dire que dans cette scène Limonov  ne s’est pas contenté de mêler la vie et son texte, mais il a créé la chair de son œuvre littéraire. Bien qu’il ait déjà pas mal œuvré pour le développement des lettres russes et planétaires. Limonov vit son baptême du feu, et devient l’égal de Pouchkine dans la littérature russe. Ils sont deux à se dresser ainsi — les nègres inaccessibles.
Il termine son premier roman par ces mots «  Je vous ai tous baisé, salopes, tous baisé dans la bouche. Allez tous vous faire foutre ». Limonov souligne qu’il se contente de le murmurer, que ce n’est pas musical, que c’est l’imparfaite conclusion d’un Track  majestueux.
Limonov s’est toujours sapé comme un Dieu, c’est de notoriété publique. Il a été tailleur, et l’élégance du vieux bougre est reconnue même par ses ennemis. Quelques indicateurs supplémentaires sur l’origine nègre de Limonov, s’il fallaitt encore vous en convaincre. Je ne m’étendrai pas sur ses nombreuses conquêtes féminines. Gangsta.


LIMONOV AFFÛTA SON STYLE JUSQU’À L’ÉPURE
Ensuite Limonov partit s’installer à Paris, coqueluche de la gauche caviar, se balada en ville en capote de l’Armée Rouge, baisant avec Natalia Medvedeva. Et il écrivit encore une dizaine de textes géniaux, où l’on retrouve tout ce qu’on peut se représenter de la culture hip-hop. Trouvez donc un beatmaker digne de ce nom, et tant que Limonov est de ce monde, qu’il les récite de sa voix haut perchée. De quoi ébranler le monde. Les récits de la guerre serbe, les mystères de Paris, les doctrines totalitaires. Les meutes de loups de banlieue aux crânes rasés, qui se précipitèrent vers Limonov et son parti — est-ce que Jay-Z ou RUN-DMC ont jamais eu des fans de ce calibre même à la meilleure époque ? Limonov affûta son style, sa prose était dépouillée jusqu’à l’épure, il n’en restait que le muscle, les muscles du nerf optique, de la langue, des poings — les muscles qui portaient la vérité unique, subjective, un regard hyperégocentrique sur le monde. La vie devenait une œuvre artistique, et plus important encore : à la différence de la plupart de ceux qui avait joué leur vie sur l’autel du hip-hop, Limonov a survécu. Tupac Shakur, Notorious B-I-G, ainsi qu’Alexandre Pouchkine, ils se sont tous fait descendre. Limonov était tellement balaise, qu’il s’est débrouillé pour survivre à travers tout son destin total hip-hop.
Cependant, bien entendu, comme n’importe quel gangster noir, on envoya Limonov en taule pour port d’arme prohibé. Au trou, il parvint à vivre en harmonie, malgré les pages célèbres, citées plus haut. Il vécut et se sentit à l’aise parmi les taulards, cultiva son bronzage, eut l’expérience religieuse de l’extase.
Les récentes visions métaphysiques de Limonov ces dernières années ne font qu’ajouter à son charme. Il ne s’est pas fait élire à la présidence, même le président noir des Etats-Unis n’est pas un rapper. Il n’est pas encore temps pour le hip-hop de prendre le pouvoir. S’arracher de ses charnières, c’est ce qu’il y avait de plus digne pour cet homme-là, dans la vie duquel on trouve tout.
(…)


N’OUBLIEZ PAS QUI EST LE PARRAIN
Le nègre Limonov continue à crier dans les micros sur les places publiques, rassembler les meutes de jeunes et d’affamés et termine ses discours en disant que c’était sa dernière oraison en date. Et c’est très juste, en effet, la culture hip-hop vient des sermons protestants, à pleins tubes, enragée, criarde, musicale — comme toute l’œuvre de Limonov. Comment pourrait-il finir de scander ses textes autrement ?
Il est plein de force, d’énergie,  et tire encore des jeunesses. C’est un nègre, un créateur et un gourou, et à une époque où les étoiles du hip-hop sont les personnalités les plus importantes du temps présent, il a mérité le titre d’étoile première classe, devant toutes les autres. Du reste, c’est lui-même qui se l’est approprié.
Et tout ça pour dire que la prochaine fois que vous écrirez quelque chose sur Kanye West et ce genre de gusses, n’oubliez pas qui est le patron, qui est le parrain.
Igor Antonovski, 25 septembre 2013.



[1] Hydroxyde de fer terreux, utilisé comme minerai (LAROUSSE).
[2] Auteur satirique russe mort aux Etats-Unis en 1990, dont l’ouvrage le plus connu est Zona, tiré de son service militaire dans les camps du Goulag.
[3] Albin Michel, 1985.
[4] Ramsay-Pauvert, 1980.

23.9.13

L'art de la préface


         Darius James est un vieux copain, encore un, hélas, que je ne vois plus beaucoup, auteur de Negrophobia ( l’Incertain 1994, pour la traduction française) roman que les libraires noirs classe moyenne refusèrent de distribuer à cause de son titre, et de  That’s Blaxploitation,(St-Martin's Press, 1997) hilarante « étude » du ciné noir populaire des années 1970 avec son imagerie drogue et proxénétisme de bande dessinée. Je l’avais rencontré à New York en 1992 à l’occasion de l’anthologie Jungles d’Amérique (L’Arbre à Cames 1993) et retrouvé au même endroit pour l’anthologie Les Chaînes de l’esclavage (Florent Massot, 1998). Entretemps (1995, 97?…), je l’avais hébergé dans mon domicile de Pigalle où il était comme chez lui (obsédé !). Plus tard,  j’avais suivi ses aventures berlinoises, quand il dormait dans l’arrière-salle d’une librairie tenue par d’anciens membres de la Bande à Baader. Bien qu’il soit couleur ébène, on l’avait admis dans l’Internationale blanc-bec. Un génie comique. Dans l’avant-propos qui suit,  introduisant un recueil de ses compositions intitulé  Voodo Stew ( Ragoût Vaudou, éditions Verbercher Verlag, Berlin, 2002) livre bilingue anglais-allemand, on découvre son talent pour l’auto-préface !… 
Une bonne leçon de style et d'humour pour nos prétentiards auteurs de gauche et de droite à la française, si lourdement chargés du sort de l'humanité !…


INTRODUCTION
(Traduit de l'anglais par TM)
         J’écris cette introduction sous la pression de la rue. J’ai promis à Jörg qu’il l’aurait cet après-midi. Je pensais l’écrire hier, mais, à la place, j’ai fait le ménage chez moi (ou du moins, j’ai essayé). Pourquoi ai-je remis au lendemain ? Je pourrais dire que je ne sais pas quoi dire sur ce que j’écris. Et que si je devais écrire sur ce que j’écris, ça signifie que je me suis planté au départ, en écrivant. Je pourrais. Mais je n’en ferai rien, parce que je n’y crois pas. Je remets au lendemain parce que je suis paresseux et facilement distrait, surtout quand ces distractions ont un rapport quelconque avec l’absorption d’alcool, de drogues, ou la sexualité. Beaucoup d’auteurs de ma connaissance, en particulier les journalistes spécialisés dans la culture populaire, sont de grands paresseux. Un journaliste hip-hop vieille école de mes amis passe le plus clair du temps qu’il devrait consacrer à trimer sur son ordinateur portable dans les bars topless de Harlem. Mais à la date indépassable de remise des copies, il a fait son boulot, la tête envapée par la fumée d’herbe, un string de strip-teaseuse couleur cacao coincé entre ses dents tachées de nicotine. Et ce mec-là travaille beaucoup. Le stimulant pour agir, c’est toujours l’oseille. Agitez- moi une poignée de dollars sous le nez et je bosse comme un malade.


         La seconde raison pour laquelle j’ai traîné à écrire l’introduction de ce livre, c’est que, hum, je ne me souviens plus ce qu’il y a dedans. Au départ, il ne devait y avoir qu’un seul volume, mais pour des raisons compréhensibles par quiconque aurait quelque lumière sur les stratégies sans budget des minuscules maisons d’édition  marxistes allemandes s’efforçant de survivre dans l’économie mondialisée de multinationales décidément antimarxistes, c’est devenu un livre en deux volumes. Je ne me souviens donc plus de ce qui constitue Voodoo Stew 1 (Ragoût Vaudou 1) et Voodoo Stew 2. Je sais qu’un article que j’ai rédigé pour un gros bouquin très cher intitulé « What I’d say ? » y figure sous le titre « Histoire de la maison de disque Atlantic Records », et je peux vous en parler.
         En gros, un mec m’a passé un coup de fil d’Angleterre pour me dire qu’il composait un livre sur la musique noire. Il m’a dit que les contributeurs étaient les suspects habituels : Nat Hentoff, Greil Marcus, Robert Chrisagu, etc. Et il s’est soudain rendu compte : J’ai pas un seul Noir pour écrire sur la musique noire ! Et il m’a proposé UN MAX de pognon. Plus de blé qu’on ne m’avait jamais offert pour un papier de vingt feuillets. Et il m’a juré que je pouvais écrire ce que je voulais sur Atlantic Records. Il ne s’agissait pas de leur tailler une pipe publirédactionnelle ! « Je veux que votre article soit aussi authentique que leur musique ! ». Ah !


         Bref, je me suis impliqué dans cette affaire bien plus que je n’aurais dû. J’ai fini par passer entre six et huit heures par jour à interviewer Ahmet Eretgun — Qui m’a roulé dans la farine avec une histoire à dormir debout selon laquelle on le traitait comme un nègre dans les pensionnats suisses où il avait étudié, raison pour laquelle il avait tant d’affinités avec la musique des Noirs. Bon, la plupart des gens bien placés ne racontent que des bobards quand ils sont interviewés (sachant que les médias ne racontent que des bobards), et en ce qui concerne Eretgun, le truc, c’est que son père était l’ambassadeur de Mustapha Kemal Atatürk aux Etats-Unis. Et est-ce que j’étais au parfum du génocide arménien en 1915 (Où est-ce qu’il voulait en venir ? Je suis Amerlock. Tout le monde sait que les Amerlocks sont idiots). J’aurais dû sans aucun doute lui demander ce que sa famille cossue et disposant de relations politiques bien placées avait à voir avec ça. En dehors de cette histoire, je trouvais que Ahmet était un mec plutôt sympa. Quoi qu’il en soit, je finis par me quereller avec l’angliche sur les rapports entre les spectacles de minstrels (Blancs grimés en noir, en vogue dans les années 1930-40) et la musique Country and Western, et mon article ne parut pas dans la première édition du livre. Mais qu’est-ce que j’en avais à secouer. On m’avait payé, j’avais villégiaturé un mois dans un bled anglais brumeux pour chiens perdus et traîné une semaine à Cannes. Et ça m’avait également permis de rompre avec mon épouse. Donc, c’était positif.


         Qu’est-ce qu’il y a d’autre dans ce bouquin ? Little Richard ? Je n’en suis pas certain. C’est peut-être dans le deuxième volume. Mais je vais vous dire une chose. Un soir, j’ai bouffé avec Ike Turner, je lui ai dit que j’avais interviewé Little Richard et voici ce qu’il m’a répondu :
         —Little Richard ? Lequel ? Le vrai Little Richard ? Ou bien son numéro de prêchi-prêcha ?
         Bon Dieu. Je ne souviens plus de ce qu’il y a dans ce bouquin. Je pourrais vous parler de ma vie à Berlin. Mais il n’y a pas grand-chose à raconter. Je suis fauché comme les blés et j’ai des copains super. Ma meilleure amie s’appelle Claudia. Elle a fait un beau boulot de traduction sur ce bouquin. Elle a vraiment capté le rythme et les flux de ma langue. C’était pas facile, vu comment j’aime tordre la langue américaine dans tous les sens. Et puis il y a Mario et Anna. Anna s’occupe très bien de ma dentition. Je suis très fan de tous les médecins qui me soignent, ici. Genre, j’ai, LA SÉCURITÉ SOCIALE. Pour moi, c’est incroyable. Après avoir foutu le camp de chez moi dans mon adolescence, je n’ai jamais eu de sécurité sociale. Qui a les moyens d’avoir une assurance maladie aux Etats-Unis ? Il y a aussi mes amis Florian et Inès. Inès cuisine la bouffe noire comme les Anciens, et comme dit mon père « C’est tellement bon que tu t’en claques les fesses ! ». Et puis, il y a Angie Reed. C’est la meilleure artiste de performance que j’ai vu depuis longtemps. Un mélange de Penny Arcade et de LaWanda Page. Penny est une actrice douée de la grâce qui a travaillé, entre autres, avec Jack Smith. (…). Je pourrais m’éterniser (je le fais souvent). Contentez-vous de lire mon bouquin. Et de dire à Jörg et Werner ce que vous en pensez. Moi ? Je m’en tape. Je suis seulement content qu’il soit sorti.
         Darius James, 2002.




22.9.13

Crime et châtiment

Bataillon disciplinaire : Nous sommes venus pour nous battre.

Le truand Glymov, dans la série штрафбат

         LES LARVES QUI PRÊCHENT
(TRADUIT DU RUSSE PAR TM)
Regardez autour de vous, partout des larves qui prêchent.
Cioran, Histoire et Utopie.
Dans les combats se déroulant sur plusieurs milliers de kilomètres, de la Mer Noire à celle de Barents, des milliers de nos soldats périssaient chaque jour et chaque nuit, le front exigeant un afflux constant de milliers de nouvelles recrues. Les équipes chargées de la mobilisation arpentaient des villages reculés de Sibérie et de l’Extrême-Orient, parcouraient les steppes du Kazakhstan, les hameaux de montagnards de l’Asie Centrale, piégeaient, appelaient aux armes, agitaient et menaient des foules de jeunes gens et d’hommes terrifiés à la guerre. Mais il n’y en avait jamais assez ! Des combats effrayants par leur cruauté ravageaient Stalingrad. Les Russes s’accrochaient, s’enfonçaient sous terre, dans les sous-sols et rôdaient dans les ruines, mais ils n’abandonnaient pas la ville. Si elle tombe, que tout s’écroule ! Qu’elle se consume dans les flammes ! Va te faire foutre, serre les dents — je ne me rendrai pas et c’est tout ! Je crèverai mais j’entraînerai dans l’autre monde une dizaine de Fritz ! Et cet entêtement dur comme une pierre de l’homme russe était bien plus effrayant que n’importe quelle fulgurance d’héroïsme, chargé de l’endurance et de la sérénité des maudits prêts à mourir. En effet, les balles leur traversaient la tête ou le cœur, sans leur laisser le temps d’un signe de croix. Reçois mon âme, Ô Seigneur, et pardonne mes péchés volontaires et involontaires… Les Allemands progressaient vers la Volga dans de nombreux endroits, au prix de pertes énormes,  comme ils n’en avaient jamais subi auparavant, mais l’issue de la bataille restait encore indécise. Les ruines de la ville noircies par l’incendie grouillaient, ouvraient le feu sur l’assaillant, tenaient bon.
La nuit, les remorques tiraient des files de barils de pétrole encordés. Les Allemands faisaient des sorties nocturnes pour les bombarder. Les barils sautaient, crachant des flammes noires incandescentes, illuminant de longs serpents de barils sur les eaux obscures. Les remorques sautaient aussi, ensevelissant les équipages dans les flots glacés de la Volga. Mais le front exigeait impérieusement du carburant. Et on lui en fournissait. Ainsi que des renforts, débarquant sur la rive enflammée toujours de nouveaux soldats…

Le camp de prisonniers était comme de juste entouré d’une enceinte de palissades surmontées de barbelés, et les miradors réglementaires se dressaient dans les coins. Dans la cour centrale des rangs de prisonniers s’alignaient — des vestes élimées, des galoches déchirées, rafistolées avec de la toile de bâche ou de la toile à sac enroulée sur la jambe.
Devant les prisonniers la direction du camp piétinait, accompagnée de chefs venus du centre. L’un d’eux, de haute taille, chaussé de bottes étincelantes, vêtu d’une longue capote à épaulettes framboise ornées de quatre galons, criait presque afin d’être entendu :
—Écoutez-moi, prisonniers ! La patrie est en danger ! Les nazis rêvent de nous vaincre et lancent toujours de nouvelles troupes sur le front ! Le Parti !… Le pouvoir soviétique !… Vous accordent une confiance inouïe ! On vous fournit la possibilité de racheter vos crimes au prix du sang ! Les volontaires pour le front, trois pas en avant !
La pause qui suivit parut s’éterniser. Puis un frisson agita les rangs, et les détenus s’avancèrent l’un après l’autre. Pas tous, oh non, pas tous ! Plus de la moitié restèrent immobiles, échangeant des répliques à voix basse :
—Sa chansonnette, il peut se la mettre quelque part ! On t’envoie en première ligne, et tu survis jusqu’au premier accrochage…
—Les cocos savent plus quoi faire. Les Allemands se pointent et ils peuvent pas les arrêter.
—Qu’est-ce que c’est que cette salade ? Ils ont plus de soldats, qu’ils envoient les taulards au front ?
—On dirait que les Allemands leur donnent du fil à retordre…
—Que les feux de l’enfer me crâment avant que j’aille me battre pour ces salopards… Ils peuvent toujours espérer.
—Boucle-là. Laisse nous écouter.
—Pas question d’écouter, je les vois déjà dans leur tombe, en cercueil de chêne.
—Les Allemands leur foutent le feu au train, ils vont reculer jusqu’à l’Oural.
—Et on se battra comment ? Encadrés par les matons ?
—Aha ! Tu te bats, et t’as deux matons communistes armés de mitraillettes sur les endosses…
On entendit un rire étouffé.
—Et alors les gars, les Allemands liquideront les kholkozes s’ils gagnent la guerre !
—Ils nous liquideront en même temps…
—Me dis pas qu’il faudra encore travailler la terre pour quelqu’un ?
—Regarde, les politiques se sont tous avancés comme un seul homme, putain de leur mère à ces moutons, des enthousiastes !
Les chefs du camp et du centre  passaient lentement en revue les volontaires, et le grand type aux quatre galons annonça d’une voix puissante :
—Ceux qui se sont portés volontaires pour le front pour déserter se condamnent à mort ! Ils seront fusillés sur le champ ! Rappelez-vous mes paroles ! On ne vous le répétera pas !
Le commandant du camp s’arrêta devant un type trapu d’une quarantaine d’années au lourd visage et aux yeux gris comme un loup :
—Tu es un truand du milieu, Glymov ? Tu as refusé de travailler dans le camp, et tu es volontaire pour le front ?
—J’en ai marre de traîner dans les baraquements, chef, j’ai envie de me battre un petit peu, répondit Glymov, avec un sourire laconique.
         —Tu ne te battras pas « un petit peu » Glymov, tu vas te battre à fond, là-bas, dit le commandant du camp en fronçant le sourcil.
         —On fera ce qu’il faut, si c’est nécessaire, chef, dit Glymov en souriant à nouveau.
         —Ce sera nécessaire, je te le garantis, répliqua le commandant du camp en fronçant le sourcil de plus belle.
         —Oh, vous savez, chef, pour nous les Slaves, ça ne change pas grand chose, se battre ou dormir… Il vaut mieux dormir, bien sûr, ça soulève moins de poussière, dit le truand Glymov en souriant pour la troisième fois.
         
ÉDOUARD VOLODARSKI, ШТРАФБАТ (BATAILLON DISCIPLINAIRE, ROMAN) VAGRIOUS, MOSCOU, 2004.

7.9.13

Contre l'église du "polar"


         L’ANTIPOLAR DU WEEK-END
         En 1979, les bars étaient enfumés, les belles étaient envapées, l’alcool coulait à flots, la blanche du Triangle d’Or était coupée dix fois avant d’illuminer les rues et les artères — l’éclat magnétique de ses cristaux, persistant sous le lactose. Une époque de sauvagerie contenue — à grand peine. Rêveries américaines d’une autre couleur, alors. La déchéance urbaine comme contre-ciel d’errance, où l’enfer du nomadisme des villes était paradisiaque. On nettoya Belleville, par la suite, dont les venelles étaient si propices au florissant commerce de l’héroïne. On démolit ses arrière-cours, les opérations de promotion immobilières suivent de près les opérations policières.
         Cette année-là, Sid Vicious mourut d’une overdose au Chelsea Hotel, peu après sa sortie de la prison de Riker’s Island suite au meurtre de sa petite amie, Nancy Sprungen. L’Armée Rouge entrait en Afghanistan après la prise du palais du président Amine, par le groupe Alpha du KGB, massacrant la garde qu’ils avaient eux-mêmes formés et le président en personne.

Et Jacques Monory publia Diamondback chez Christian Bourgois. Monory utilisait le folklore polar dans sa peinture et dans son personnage, difficile à coincer sans son Borsalino (votre humble serviteur l'avait ainsi interviewé au début des années 1980, avec son chapeau). Sa série picturale des « Meurtres » était une surprenante veine d’inspiration bleutée, décalant l’assassin, l’arme, la victime et le mobile vers la cruauté indistincte du style. Dans Diamondback, on ne s’embarrassait pas de manières : poursuite sur deux cents pages dans l’espace américain, motels et autoroutes où l’on s’extermine, personnage anonyme traqué par des tueurs anonymes pour des raisons énigmatiques, la logique des règlements de comptes se passant d’explications didactiques. Des courses folles en voiture dans l’immensité désertique, des stations-service traquenard, des lieux à la géométrie sans âme et sans histoire, l’idéal du flingueur en embuscade, des lieux où l’on ne laisse pas de traces, puisqu’ils n’existent que comme signes marchands sur le territoire négatif de l’abstraction.
S’échapper, vite, j’en ai buté trois dans ce motel. Ils ne m’auront pas. Mais toujours de nouveaux poursuivants, plus implacables que leurs défunts collègues, venaient annuler les victoires à la Pyrrhus de notre héros sans gloire et sans objectif — que de sauver sa peau.

 À peu près à la même époque, Baudrillard publiait ses méditations sur « l’espace sans Dieu » américain. Bien plus laborieux. Bien moins imagé que l’errance désespérée de Diamondback, sans mémoire, sans espoir, dans la ligne de mire sans états d’âme du peintre Monory, qui réussissait, la performance est à signaler, un roman pictural !… Antipolar sans enquête, sans femme fatale et sans mobile, pure esthétique de la violence sans motifs apparents, de la fuite en avant vers un désert de plus, un pas supplémentaire vers la tuerie finale.
En 1979, dans notre errance en vase clos, Diamondback devint ainsi une Bible minimaliste de premier ordre.

          Thierry Marignac, 2013
P.S. La meilleure vanne du peintre : "Je vous parie mille dollars que je me suicide dans dix minutes".