Bataillon disciplinaire : Nous sommes venus pour nous battre. |
Le truand Glymov, dans la série штрафбат |
LES LARVES QUI PRÊCHENT
(TRADUIT DU RUSSE PAR TM)
Regardez autour de vous, partout des larves qui prêchent.
Cioran, Histoire et Utopie.
Dans les
combats se déroulant sur plusieurs milliers de kilomètres, de la Mer Noire à
celle de Barents, des milliers de nos soldats périssaient chaque jour et chaque
nuit, le front exigeant un afflux constant de milliers de nouvelles recrues.
Les équipes chargées de la mobilisation arpentaient des villages reculés de
Sibérie et de l’Extrême-Orient, parcouraient les steppes du Kazakhstan, les
hameaux de montagnards de l’Asie Centrale, piégeaient, appelaient aux armes,
agitaient et menaient des foules de jeunes gens et d’hommes terrifiés à la
guerre. Mais il n’y en avait jamais assez ! Des combats effrayants par
leur cruauté ravageaient Stalingrad. Les Russes s’accrochaient, s’enfonçaient
sous terre, dans les sous-sols et rôdaient dans les ruines, mais ils
n’abandonnaient pas la ville. Si elle tombe, que tout s’écroule ! Qu’elle
se consume dans les flammes ! Va te faire foutre, serre les dents — je ne
me rendrai pas et c’est tout ! Je crèverai mais j’entraînerai dans l’autre
monde une dizaine de Fritz ! Et cet entêtement dur comme une pierre de
l’homme russe était bien plus effrayant que n’importe quelle fulgurance
d’héroïsme, chargé de l’endurance et de la sérénité des maudits prêts à mourir.
En effet, les balles leur traversaient la tête ou le cœur, sans leur laisser le
temps d’un signe de croix. Reçois mon âme, Ô Seigneur, et pardonne mes péchés
volontaires et involontaires… Les Allemands progressaient vers la Volga dans de
nombreux endroits, au prix de pertes énormes,
comme ils n’en avaient jamais subi auparavant, mais l’issue de la bataille
restait encore indécise. Les ruines de la ville noircies par l’incendie
grouillaient, ouvraient le feu sur l’assaillant, tenaient bon.
La
nuit, les remorques tiraient des files de barils de pétrole encordés. Les
Allemands faisaient des sorties nocturnes pour les bombarder. Les barils
sautaient, crachant des flammes noires incandescentes, illuminant de longs
serpents de barils sur les eaux obscures. Les remorques sautaient aussi,
ensevelissant les équipages dans les flots glacés de la Volga. Mais le front
exigeait impérieusement du carburant. Et on lui en fournissait. Ainsi que des
renforts, débarquant sur la rive enflammée toujours de nouveaux soldats…
Le camp
de prisonniers était comme de juste entouré d’une enceinte de palissades
surmontées de barbelés, et les miradors réglementaires se dressaient dans les
coins. Dans la cour centrale des rangs de prisonniers s’alignaient — des vestes
élimées, des galoches déchirées, rafistolées avec de la toile de bâche ou de la
toile à sac enroulée sur la jambe.
Devant
les prisonniers la direction du camp piétinait, accompagnée de chefs venus du
centre. L’un d’eux, de haute taille, chaussé de bottes étincelantes, vêtu d’une
longue capote à épaulettes framboise ornées de quatre galons, criait presque
afin d’être entendu :
—Écoutez-moi,
prisonniers ! La patrie est en danger ! Les nazis rêvent de nous
vaincre et lancent toujours de nouvelles troupes sur le front ! Le
Parti !… Le pouvoir soviétique !… Vous accordent une confiance
inouïe ! On vous fournit la possibilité de racheter vos crimes au prix du
sang ! Les volontaires pour le front, trois pas en avant !
La
pause qui suivit parut s’éterniser. Puis un frisson agita les rangs, et les
détenus s’avancèrent l’un après l’autre. Pas tous, oh non, pas tous ! Plus
de la moitié restèrent immobiles, échangeant des répliques à voix basse :
—Sa
chansonnette, il peut se la mettre quelque part ! On t’envoie en première
ligne, et tu survis jusqu’au premier accrochage…
—Les
cocos savent plus quoi faire. Les Allemands se pointent et ils peuvent pas les
arrêter.
—Qu’est-ce
que c’est que cette salade ? Ils ont plus de soldats, qu’ils envoient les
taulards au front ?
—On
dirait que les Allemands leur donnent du fil à retordre…
—Que
les feux de l’enfer me crâment avant que j’aille me battre pour ces salopards…
Ils peuvent toujours espérer.
—Boucle-là.
Laisse nous écouter.
—Pas
question d’écouter, je les vois déjà dans leur tombe, en cercueil de chêne.
—Les
Allemands leur foutent le feu au train, ils vont reculer jusqu’à l’Oural.
—Et on
se battra comment ? Encadrés par les matons ?
—Aha !
Tu te bats, et t’as deux matons communistes armés de mitraillettes sur les
endosses…
On
entendit un rire étouffé.
—Et
alors les gars, les Allemands liquideront les kholkozes s’ils gagnent la
guerre !
—Ils
nous liquideront en même temps…
—Me dis
pas qu’il faudra encore travailler la terre pour quelqu’un ?
—Regarde,
les politiques se sont tous avancés comme un seul homme, putain de leur mère à
ces moutons, des enthousiastes !
Les
chefs du camp et du centre passaient
lentement en revue les volontaires, et le grand type aux quatre galons annonça
d’une voix puissante :
—Ceux
qui se sont portés volontaires pour le front pour déserter se condamnent à
mort ! Ils seront fusillés sur le champ ! Rappelez-vous mes
paroles ! On ne vous le répétera pas !
Le
commandant du camp s’arrêta devant un type trapu d’une quarantaine d’années au
lourd visage et aux yeux gris comme un loup :
—Tu es
un truand du milieu, Glymov ? Tu as refusé de travailler dans le camp, et tu es
volontaire pour le front ?
—J’en
ai marre de traîner dans les baraquements, chef, j’ai envie de me battre un
petit peu, répondit Glymov, avec un sourire laconique.
—Tu ne te battras pas « un petit peu » Glymov, tu
vas te battre à fond, là-bas, dit le commandant du camp en fronçant le sourcil.
—On fera ce qu’il faut, si c’est nécessaire, chef, dit
Glymov en souriant à nouveau.
—Ce sera nécessaire, je te le garantis, répliqua le
commandant du camp en fronçant le sourcil de plus belle.
—Oh, vous savez, chef, pour nous les Slaves, ça ne change
pas grand chose, se battre ou dormir… Il vaut mieux dormir, bien sûr, ça soulève moins de poussière, dit le truand Glymov en souriant pour la troisième fois.
ÉDOUARD VOLODARSKI, ШТРАФБАТ (BATAILLON DISCIPLINAIRE, ROMAN)
VAGRIOUS, MOSCOU, 2004.