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27.8.13

Psychowatson


         
         CARL WATSON, UN MEC PAS ORDINAIRE.
     Carl Watson est le seul génie littéraire que je connaisse sur cette planète, et je connais un nombre pharamineux de romanciers, écrivains, poètes, critiques et essayistes, sur trois continents. Carl Watson concocte un mélange unique de poésie, fiction, philo, états d’âme, et vision au scalpel de la terreur d’être, qui me semble digne des plus grands ancêtres, Bataille, Beckett, Hölderlin,  ceux qui ont vu : les os dénudés de la vie (Burroughs, Le Festin nu).
         Si j’étais écrivain, j’écrirais comme Carl Watson. Je ne suis, hélas, que romancier, fils d’un moindre Dieu. Vous vivez dans un monde enchanté, qui m’est refusé (Drieu La Rochelle, Troisième Lettre aux surréalistes sur l’amitié et la solitude, NRF, 1927).  Dans La Chambre d’Harry, (in Sous l’Empire des oiseaux, éditions Vagabondes, 2007) Carl Watson a décrit, mieux que je n’aurais su le faire, mes propres errances d’adolescent paumé dans la grande ville. Harry cherche une chambre, qu’il ne trouvera jamais, — le lieu magique de l’écriture. Entretemps, il passe la ville — dans ses aspects les plus dantesques — aux rayons X, sur le laser déchiqueté d’un cœur brisé. La chambre introuvable, mythologique, lieu de paix donc de puissance, dans la nordique Babylone ( New York, c’est pour les ploucs !…La ville, la seule, l’unique, c’est Chicago !…) au cœur de Skid Row, un des pires bas-fonds de l’Occident, sert de prétexte à l’étrange amour qu’éprouve Harry pour  La vie comme une décharge de revolver un tir désordonné et sinistre (E. Limonov,  Journal d’un Raté, Albin Michel, 1982) . Cette émotion est générée par la ville septentrionale, corsetée dans la pierre tombale des destins édictés du chaos urbain, Les politiques de restructuration du gouvernement (Watson, La Chambre d’Harry).
         J’ai tellement de respect pour Carl Watson — que je ne vois, hélas, plus beaucoup, que j’ai loupé lors de mon dernier séjour aux alentours de New York — que j’ai du mal à imaginer la littérature sans lui, infime particule fondamentale, dernière roue du carrosse dont on se souviendra. Seul en des temps délétères, Carl Watson s’accroche à l’inexorable. Il aborde le véritable sujet : L’écrasement de l’être au profit de l’étant (Annie Le Brun,  Si Rien avait une forme… », Gallimard, 2010).
         Une Vie psychosomatique est une réussite de l’éditeur Benoît Laudier, l'homme de Vagabonde. J’avais baissé les bras, comment persuader cet ermite de continuer son oraison magnétique, après Hôtel des actes irrévocables (Gallimard, 1997) et  Sous l’Empire des oiseaux (Vagabonde, 2008) ? Mais il restait suffisamment de vitalité à  Watson pour reprendre une nouvelle vie à travers la satire de son radar sur nos égarements en commençant par la cellule-force : le couple. Ou ce qui en tient lieu, et Watson dérive inévitablement sur la tangente abyssale, du vertige anthropologique de la filiation et ses perspectives tordues, à partir de la nostalgie, et du sex-appeal des impasses quotidiennes. Voici la manière dont la vitalité Vagabonde a relancé le génie qui luxe les synapses sur une trajectoire féconde. L’enquête qui court sur toute la durée de Une Vie psychosomatique dissèque nos tréfonds, comme toujours chez Watson. Cette fois, c‘est par le biais d’une satire constante. Ce chef-d’œuvre d’humour noir a les accents grinçants du mythe.
        
        Thierry Marignac, 2011 

24.8.13

Un frisson sacré jamais n'abolira le commerce



LE MARCHÉ TROTTOIR DU MÉMORIAL KARL MARX
(Carl Watson, 1993, tiré de Bricolage Ex Machina)

( traduit de l’anglais par TM)

Nous croyons que la matière est constituée d’énergie sous une forme hautement concentrée, le produit de cette conversion ayant une valeur par conséquent fugace et relative. Nous croyons qu’il faut éprouver pour connaître, qu’on est ce qu’on possède, qu’il faut être à deux pour danser, et qu’on est nulle part aussi bien que chez soi. Chez soi signifiant sa propriété, bien entendu. Prenez le marché trottoir annuel du Mémorial Karl Marx. Non, après tout, c’est lui qui vous prendra. Parce qu’ici, on échange volontairement le Subjectif  contre l’Objectif Argent.
Le prix d’un roman d’occasion, ici, se chiffrera peut-être à cinquante cents. Ceci est déterminé par la distillation de la « Pensée ou Créativité en tant que Somme de Labeur » filtré à travers le directeur littéraire, l’éditeur, et de nombreux tirages pour créer un objet qui stimulera ses cinq propriétaires au cours de sept années, pour finalement échouer à acheter sa contrepartie — un hamburger, les 500 calories très susceptibles de soutenir le vendeur pendant les deux heures d’activité physique modérée par les journées à 25° qui sont la règle à la saison où se tient le marché trottoir.

DIX DOLLARS
Un vase en verre qui coûte quinze dollars tout neuf, se vend ici un dollar environ — une certaine quantité d’énergie potentielle en a été aspirée, se traduisant dans le plaisir éprouvé de ses anciens possesseurs. La mesure du plaisir résiduel, moins les secondes/travail requises pour sa conversion, ne peut facilement rendre une estimation de sa valeur actuelle. Mais c’est devenu un fardeau, et on ne le vend que pour s’en débarrasser.
Une paire de petits haltères coûtait dix dollars. Eux aussi avaient connu plusieurs propriétaires. L’un d’eux avait gagné un concours pour sa loge, un autre battait ses enfants. Un autre encore a laissé la graisse noyer ses muscles tout neufs par indolence. Au bout d’un an, il dépensait plus d’argent pour acquérir des vêtements plus larges. Un jour, il est arrivé en retard à un entretien parce qu’il ne rentrait pas dans l’ascenseur bondé. Le boulot potentiel était perdu.
L’homme qui acheta les haltères pensait que c’était une affaire. Celui qui les vendait était content de ne plus les voir. Elles lui prenaient du temps. Avec les dix dollars, il pouvait acheter dix tickets dans les transports en commun, deux pilules de LSD, ou trois portions de choux farci au restaurant ethnique de son quartier. Le choix de la conversion la plus profitable dépendra du tracé de la structure, de la tension mentale soutenue, de la sévérité des arrière-pensées, et de la ramification mathématique des circonstances que ni l’acheteur, ni le vendeur ne peuvent ni connaître, ni maîtriser, en dehors du domaine très étroit de leur expérience.
L’appât, c’est l’avenir. L’argent c’est la tension future dans une narration dont la création est fonction d’une « mutation », d’objets ou d’énergie parmi les individus, et des cultures entières, des pans d’histoire. Il ne s’agit pas ici de dire qu’on ne peut échapper à la prédestination, mais que la prédestination est si complexe, ses mécanismes sont tellement sophistiqués qu’un souffle d’air en forme de mot peut déterminer sa course. Tout en « déterminant », bien entendu, le mot lui-même est « déterminé ». La causalité comme gestalt est certainement une métaphore en partie. Mais retournons donc à la foire.
Un chapeau feutre se vendit pour soixante-quinze cents. L’acheteur attira l’attention de la femme (ou du moins son image). Un bijou offert fut accidentellement revendu à la personne qui avait fait le cadeau, et une amitié prit fin. Peut-on tirer une équation fondée sur les lois du transfert  d’énergie, rendant compte de l’augmentation de l’entropie à chacune des ventes évoqués plus haut, en termes de résidu ou de graisse ? Peut-on donner l’équivalent monétaire d’une licence de littérature, sociologie, psychologie, histoire de l’art, Jésus-Christologie, Hitlerologie, ou en gestion de vos parents ? 



QUINZE CLIENTS PAR HEURE
Voici un test: Que se passe-t-il quand une automobile achetée six cents dollars s’écrase contre le mur de briques d’un restaurant servant des hamburgers de viande de bœuf de qualité inférieure, achetée en gros au prix de quatre-vingt-dix-sept cents, à une moyenne de quinze clients par heure, fermant ainsi l’établissement pour travaux de réparations pendant huit jours ? Il faut garder à l’esprit que le prix du bœuf est lié à une sécheresse ayant affecté la culture de maïs qui a fait les gros titres lorsqu’on a vendu les surplus du gouvernementà un pays misérable d’Amérique Centrale contrôlé par un régime qui envoie des tonnes de contrebande illégale dans notre pays, celle-ci ayant eu ensuite une puissante influence sur le conducteur de la voiture. Gardez à l’esprit également qu’une petite réunion d’affaires était censée se dérouler deux heures plus tard dans ce restaurant où devait se décider la saisie d’un grand immeuble hypothéqué qui marquait le coin d’une rue. Le retard permit au propriétaire de l’immeuble de rassembler les fonds nécessaires, ce qui enclencha le mariage d’un des locataires de l’immeuble en question, qui gagna une petite fortune en vendant dans le local commercial du rez-de-chaussée des vêtements d’occasions plus cher qu’ils n’avaient coûté neufs, parce qu’avec le passage du temps leur style était revenu à la mode. Il se maria avec la fille du propriétaire d’une chaîne de magasins de chaussures. Par la suite, il la tua, accidentellement à l’en croire, dans un accés apparent de rage contre ses “habitudes dépensières”, en fait une perception exagérée de l’emprunt fait par la femme de cinq dollars ce matin-là pour ce qu’il considérait comme un achat frivole. Elle avait acheté un simple tube de peinture à l’huile, et il est très probable qu’elle serait devenue une artiste confirmée, vendant ses toiles à des galeries prestigieuses. Évidemment, la crise aurait pu être évitée s’il avait été d’accord pour consulter un psychiatre qui lui aurait facturé les séances sur une échelle mobile. Tout cela causa la banqueroute du propriétaire de la chaîne de magasins de chaussures, en raison de l’alcoolisme dans lequel il devait sombrer. Les chaussures rescapées furent vendues dans une boutique de soldes, et une paire d’entre elles étaient aux pieds d’un camarade au marché trottoir du Mémorial Karl Marx.


L’ÉQUATION
À présent, si l’automobile mentionnée plus haut est vendue à un ferrailleur pour quinze dollars, donnez-moi l’équation qui détermine à la fois la perte et le gain d’énergie. Souvenez-vous que cette voiture ne servit qu’un mois à son propriétaire, occupant un espace non négligeable quand il la garait dans un quartier déjà congestionné. Gardez aussi à l’esprit la nature récupérable du métal, comparé à la porcelaine ou au vynil. Souvenez-vous que les six cents dollars de départ qui avaient payé l’automobile avaient été obtenus grâce à la vente de cocaïne et de barbituriques à un homme d’affaires de la classe moyenne dans la banlieue de Oak Park, dont les enfants penchent vers la délinquance, en raison de la crise de la clé de voûte de la famille américaine.
On peut dire qu’une autre structure, plus profonde, l’a remplacé et/ou anéanti. C’est l’architecture qui nous fournit le modèle adéquat. Les grues balancent des poutrelles métalliques dans le ciel, et les étincellent jaillissent tandis que l’Argent sangle la pierre sur l’ossature de métal des gratte-ciels, qu’on a appelé parfois l’équivalent moderne des cathédrales gothiques, dans ce qu’ils manifestent la tonalité de l’époque — la musique comme zeitgeist figé dans le temps.
L’exosquelette du gratte-ciel que nous finissons par intérioriser a été étiqueté “phallique” par la métaphore sexuelle de notre époque. L’Argent forge les maillons des chaînes de la prison du genre sexuel, elle-même un travesti du pouvoir, s’affirmant à son tour par la propagation de l’imagerie — un calcul social et cybernétique de l’imagerie, notre progression de pèlerins vers, ou au contraire loin du canon d’une arme à feu visant la tête d’un banquier inconnu qu’on choisit d’appeler en termes vagues : Eux ou Ils, la Société, Dieu ou la Loi. L’Argent est le grand symbole de l’inconstance et de l’inégalité, la cause du déséquilibre qui crée le mouvement, et si le mouvement c’est la seule vérité — alors l’Argent c’est la Vérité.

L’ARGENT QU’ON MANGE
Il y a l’argent qu’on commande et qu’on mange, et l’Argent qu’on conduit. Il y a l’Argent qu’on peut boire ou dont peut se revêtir — parce que la conformité à la mode fait de l’élégance une devise convertible. À chaque fois, le matériau a été transformé par une certaine quantité de travail, et ce matériau retient cet effort ou ce savoir-faire comme potentiel — l’offre qui précéde potentiellement la demande. Heureusement, le potentiel se décompose en langage par une étrange demie-vie accélérée: il en est ainsi depuis le bavardage des sociétés de troc, jusqu’aux interlangues matérielles de la science hédoniste. L’Argent, comme dit le cliché, a la parole.
Par sa logique et sa grammaire relâchée, l’Argent est le mortier métaphorique des travaux d’entretien sociaux. Il traduit le travail du paysan en travail du médecin, le travail du plombier en celui du directeur des ventes. C’est l’acte de se lâcher dans une communication imaginaire.  Une main lâche de l’Argent tandis que l’autre prend — quelque chose. Ce mouvement peut se comparer à celui du trapéziste laissant échapper un échelon doré pour en rattraper un autre. Le singe se déplace de liane en liane. Entre le macro et le microcosme s’étend ce “champ” transversal, ni gravitationnel, ni électro-magnétique, mais un champ de Fric, sillonné par l’anxiété, où sont gravées les vagues extraverties de la Volonté-de-Changement.

L’ARGENT ET L’HORLOGE DE LA VIE
L’opéra aussi est une forme de l’Argent.  Être là, être vu. L’Argent, tout comme les ressorts qui grincent acapella dans un matelas rembourré, nous divertit dans une nuit chaotique durant une vie entière: créanciers, débiteurs, mendiants, et les négociants qui chantent à notre chevet. Il chantent notre destinée. Parce qu’on dit que l’Argent n’est rien d’autre qu’une destinée déshydratée et sans odeur — la vague/ particule canonique du paradis paradoxal de la destinée, si infime qu’elle voyage à travers des années lumière de tout ce qui compte vraiment, sans être jamais stoppée. Ainsi, la putain Argent et l’amas, l’entassement de population, les foules de l’Argent: les deux tendent vers l’inflation. Les deux opèrent au sein de structures énormes d’information statistiques appelées Quartier Chaud ou Marchés, où l’Argent et l’Horloge de la Vie finissent, dans leur dessein, par converger. À partir de ce Tout Premier Miracle Clérical, tout se met à déchoir.
La vie intérieure cristallisée par les prix en vigueur succombe au pouvoir dissolvant d’un Index des sens mutant,  et le grincement du squelette culturel finit par tomber dans des altérations périodiques devenues nécessités au service des vendeurs. La rangée de soldats, le doux ballet de la guerre, la découverte, la publicité et les histoires d’intérêt général — sont un échappatoire à l’Horloge de l’Argent que nous entendons à mesure que le monde se déroule dans la création et la régulation du temps: le temps des moissons, le temps des semailles; le temps de naître; le temps de mourir; le temps de manger; le temps d’acheter, acheter, acheter — au marché trottoir du Mémorial Karl Marx.


 Carl Watson, auteur de : Hotel des actes irrévocables (Gallimard), Sous l'Empire des oiseaux (Vagabonde), Une Vie Psychosomatique (Vagabonde). 

13.8.13

Kozlov en guerre, version originale

Guerre de Vladimir Kozlov, dans la collection "Prose russe contemporaine" chez Fluid Freestyle.

Compte-rendu d'un prochain livre de notre auteur fétiche et ami Vladimir Kozlov, à paraître à Moscou cet automne:
On avait découvert Vladimir Kozlov avec Racailles[1] , tour de force consistant à décrire la vie d’une cité-dortoir soviet dans un vocabulaire de trois cents mots, volontairement restreint, puisque, comme devait l’écrire un critique : « Dans cet univers, ce qui ne peut être décrit dans cette langue de brutes n’existe pas ». Les nuances et la poésie de ce livre jouaient sur des variations infimes, où l’on retrouvait toute la richesse de l’inspiration du romancier, marqué à jamais par son adolescence pendant la Pérestroïka à Moguiliev, trou péquenaud de Biélorussie, ville d’importance moyenne sans âme et sans avenir. Ce roman eut un certain succès en France, du à une chronique de Gérard Guégan dans Sud-Ouest, intitulée : La Vie à bout portant. Le second roman de Kozlov publié en France[2], plus complexe, ne put jouir de la même notoriété, dérogeant au plus petit commun dénominateur de l’intrigue familière au lecteur de Télérama, en vigueur dans le polar-grue-de-bénitier : un clochard flingué à la Gare du Nord, parce que le député de droite est corrompu, que les pauvres sont bons, et les riches des pourris — dormez bien. Ce roman parlait de Russie contemporaine, un paysage moins familier que la Phrance, ou les bas-fonds de Chicago de la servilité américanisante, qui n’ont du reste rien à voir avec le tableau présenté dans l’Hexagone.

         Dénicheur et traducteur de Kozlov, je prêche pour ma paroisse, je n’ai jamais fait mystère de l’admiration que j’ai pour cet auteur à contre-courant des modes dans son propre pays. Sa « réserve implacable », comme disait Chandler, n’a rien de « manchettien ». Il s’agit d’une réaction aux « dérives métaphysiques » dont l’auteur russe est si friand pour peloter sa clientèle, mais aussi au commerce ultramoderne à l’anglo-saxonne, une tendance non moins prononcée en Fédération Russe. C’est André Breton qui disait dans Nadja aimer les femmes très peu maquillées au théâtre, où c’est recommandé, et au contraire très maquillées en ville, où ça donne une allure de putain. Dans la transgression le contexte joue un rôle majeur — les Dadaïstes étaient passés maîtres en la matière.
         À ma décharge, je chroniquerai ici — un roman qui ne paraîtra en Russie que ces jours-ci, à l’automne[3]. Il est intitulé Voïna, « Guerre », et comme Kozlov, son épouse et moi-même nous sommes croisés à New York au printemps 2013, qu’on est potes comme c’est pas permis entre auteurs par nature concurrentiels, il m’a refilé le manuscrit. Ce livre est fondé sur un « fait divers » survenu en Sibérie dans la deuxième partie des années 2000. C’est Limonov qui m’avait éclairé là-dessus, en mai 2012, à Moscou. Il fallait absolument que j’écrive un bouquin sur le sujet, disait Édouard qui ne doute de rien, en me refilant un rapport d’un journaliste d’une organisation humanitaire russe, intitulé : « Partisans ». Des gamins, révoltés par la violence et le racket des forces de l’ordre, avaient posé des bombes et descendu des policiers, jusqu’à ce que les forces spéciales du FSB les liquide un par un au cours d’une opération de nettoyage. Limonov pensait sans doute à mes descriptions précises des techniques d’extorsion des drogués séropositifs par la police dans l’enceinte même des hôpitaux en Ukraine (mais c’est pareil), dans Vint, et Milieu Hostile.
         Mais c’est Vladimir Kozlov qui s’y colla, à sa manière inimitable, et c’est tant mieux. « On va croire à une conspiration entre nous trois », dis-je à Kozlov, à la troisième Indian pale Ale, au bord de l’Hudson, un peu bourré. « Si ça me permet de le publier, c’est parfait », répondit-il, lui qui ne connaît pas Limonov personnellement et n’avait pas encore trouvé d’éditeur.
         Quelques individus, dans une province indistincte de Fédération Russe,  une grise bourgade sans rien de particulier, décident d’exercer des représailles contre les exactions (racket et torture) de la police locale. C’est un groupe hétéroclite, composé d’étudiants, et de paumés, qui ne prend forme que lorsqu’une des filles du groupe rencontre et tombe amoureuse d’un truand en cavale, professionnel susceptible  de transformer leur révolte instinctive en violence efficace. Celui-ci (qui a quelques comptes à régler avec la maréchaussée) accepte de s’en mêler. Personnage étrange, en retrait, cherchant une ultime aventure.
Le groupe ouvre le bal avec l’incendie du parc de voitures des policiers, suivi d’un passage à tabac en règle de quelques flics réputés pour leur vice et leur cupidité. Branle-bas de combat à l’état-major. Le vieux général de la milice, alcoolique et corrompu au dernier degré,  exige des résultats de son subordonné, une âme en peine, rentré dans la police au seuil des années 1990, lorsque tout s’effondrait en URSS, consommateur de marijuana et de putains autochtones, ambigu jusqu’à l’absurde. La presse locale suit les évènements à travers un journaliste, qui connaît tout le monde, père d’une des « terroristes », ami intime du flic qui fume des joints. Malgré les communiqués vengeurs du groupe, la police n’a pas un seul indice et fait pression, sans résultat, sur tout le monde, le flic drogué allant jusqu’à menacer son dealer. Mais, dans le groupe « terroriste », des dissensions se font jour petit à petit. En effet, il est composé d’individus qui diffèrent du tout au tout. De l’étudiante fascinée (elle écrit une thèse) par les groupes terroristes européens des années 1970, au skin-head raciste enragé contre une  police de vendus au plus offrant, lui aussi amateur de prostituées, en passant par une ancienne victime des interrogatoires musclés de la police et le truand au jeu trouble blanchi sous le harnais — tout un kaléidoscope des personnages possibles d’une ville anonyme de Russie est présenté au lecteur, dans leur rage inextinguible contre l’ordre établi. Le dénouement est trop habile pour que je le révèle ici, il est bien entendu sans espoir.
Le point fort de Kozlov réside, entre autres, dans la description sans merci des villes de province.
Un tableau sans concessions que j’aimerais avoir l’occasion de fourguer à un éditeur français, un de ces jours. Un superbe antipolar, puisqu’il n’y a plus que ça de digne, dans le paysage.
Thierry Marignac
        


[1] Èditions Moisson Rouge, 2010.
[2] Retour à la case départ, Moisson Rouge, 2011.
[3] Война,  éditions Fluid Freestyle.

11.8.13

Tchevengour d'Andreï Platonov



   Kopionkine mit longtemps à le désentraver de cet habit   d'immortalité dont il examinait avec soin les éléments les plus   ingénieux. Le chevalier finit par s'affaler et de cette écorce de bronze sortit un banal camarade Pachintsev - homme de couleur brunâtre,  d'environ trente-sept-ans, privé d'un oeil farouche, l'autre n'en étant  que plus attentif.
- Envoyons-nous un petit verre chacun, dit Pachintsev.
Mais même dans l'ancien temps, Kopionkine n'avait pas été un  fanatique de la vodka; c'est en toute conscience qu'il n'en buvait pas,  la jugeant sans effet sur les sentiments.
   Dvanov non plus ne s'entendait pas en boisson et Pachintsev but en solitaire.
   Il prit la bouteille ornée de l'inscription "Mort aux bourgeois !" et la transvasa directement dans sa gorge.
- Poison ! dit-il quand il eut vidé le récipient et il se rassit, le visage béat.
- Alors, c'est agréable ? lui demanda Kopionkine.
- Alcool de betterave, lui expliqua Pachintsev. C'est une fille pas mariée qui fait ça avec ses mains toutes propres - c'est une boisson sans défaut - et trés parfumée, mon bon...
- Mais toi, qui es-tu donc ? demanda Kopionkine, intéressé et dépité.
- Je suis un homme personnel, dit Pachintsev à Kopionkine pour sa gouverne. J'ai pondu pour moi-même une résolution comme quoi en 1919 tout avait été fini chez nous : c'étaient de nouveau des armées, des pouvoirs, des disciplines, et pour le peuple, de nouveau, c'était : en rangs ! Et on remet ça le lundi...Allez donc vous...
   Pachintsev, d'un geste de la main, formula avec concision le temps tel qu'il allait.
   Dvanov cessa de penser et écouta le raisonnement.
- Tu te souviens de 1918 et de 1919 ? disait Pachintsev avec des larmes de joie. - Ce temps à jamais perdu éveillait en lui des souvenirs frénétiques : en plein récit il martelait la table du poing et menaçait tout ce qui l'entourait dans son sous-sol. - Maintenant il n'y aura plus rien, essayait-il d'inculquer haineusement à un Kopionkine dont les yeux clignotaient. Tout est fini : c'est de nouveau la loi, on a vu renaître la différence entre les gens comme si un démon avait pesé l'homme sur une bascule. Moi, par exemple - pourras-tu jamais savoir tout ce qui respire là-dessous ? Pachintsev se frappa la base du crâne où le cerveau doit se resserrer pour laisser place à l'intelligence. - C'est un endroit, mon vieux, où tous les espaces peuvent trouver leur place. Et c'est pareil pour chacun. Et on veut me soumettre à un pouvoir ! Comment arriver à comprendre tout ça dans son ensemble ? Dis-moi, c'est une escroquerie ou non ?
- Une escroquerie, convint Kopionkine dans la candeur de son âme.
- Tout juste ! conclut Pachintsev satisfait. Moi, maintenant, je brûle à l'écart du bûcher général!  
   Pachintsev avait flairé en Kopionkine un orphelin du globe terrestre, comme il l'était lui-même, et il lui demanda avec les paroles les plus attendries de rester pour toujours avec lui.
- De quoi as-tu besoin ? lui disait Pachintsev, jeté dans l'abnégation par sa joie de rencontrer un homme aussi amical. Habite ici. Tu peux boire, manger, j'ai mis en saumure cinq cuveaux de pommes, j'ai fait sécher deux sacs de gros tabac. On vivra en copains entre les arbres, on chantera des chansons sur l'herbe. Y a plein de gens qui viennent chez moi - tous les va-nu-pieds sont à la joie dans ma commune : c'est qu'à part ça, les gens n'ont pas facilement un abri. Au village, les soviets les observent, les commissaires-chiens de garde les épient, le chef du comité de ravitaillement va chercher le pain jusque dans leur ventre, tandis que chez moi, y a pas un officiel qui se montre...
- Ils ont peur de toi, conclut Kopionkine, tu te balades couvert de ferraille, tu dors sur une bombe...
- A tous les coups, qu'ils ont peur, admit Pachintsev. Ils ont bien pensé à voisiner avec moi, à faire, l'inventaire du domaine, mais je suis sorti au-devant du commissaire, avec toute mon armure, j'ai balancé une bombe : vive la commune ! Une autre fois ils sont venus pour lever la réquisition. Moi je dis au commissaire : bois, mange, fils de pute, mais si tu prends quoi que ce soit de trop - il ne restera de toi qu'un mauvaise odeur. Le commissaire a bu une tasse de gnôle et il est reparti : merci, qu'il m'a dit, camarade Pachintsev. Je lui ai donné une poignées de graines de tournesol, je lui ai enfoncé dans le dos ce tisonnier de bronze - tu vois, là ? - et je l'ai renvoyé à ses cantons officiels...
- Maintenant comment c'est ?
- Eh ben, ça n'est pas : je vis sans aucune direction et le résultat est épatant. J'ai décrété qu'ici c'était une réserve révolutionnaire, pour que le pouvoir ne vienne pas loucher dessus et je sauvegarde la révolution dans son rang, héroïque et intouchée...
   Dvanov déchiffra sur le mur des inscriptions au charbon, tracées d'une main tremblante, peu entrainée à l'écriture. Dvanov prit la chandelle et lut les annales murales de la réserve révolutionnaire. Pachintsev l'y incita de bon gré.
- Lis-donc, lis. Des fois on reste sans parler, sans parler - tellement qu'on en a marre, et on se met à bavarder sur le mur : quand je reste longtemps sans voir des gens, j'ai le mourron...
   Dvanov lut des vers sur le mur :

      Fini le bourgeois ! Mais c'est le travail
      qui tient le moujik la corde au cou. 
      Crois-moi, laborieux laboureur, 
      les fleurs des champs s'en tirent mieux. 
      Laisse ta charrue, tes semailles, tes moissons, 
      laisse donc le sol fructifier de lui-même. 
      Toi, tu dois vivre et passer du bon temps, 
      souviens-toi qu'on ne vit qu'une fois, 
      avec toute la sainte commune,    
      empoignant d'autres mains honnêtes, 
      gueule bien fort, que tous t'entendent :  
      Assez tiré le diable par la queue, 
      il est grand temps pour tous de faire du lard. 
      A bas les bas travaux terrestres, 
      puisque la terre va nous nourrir gratis... 

    A la porte quelqu'un frappa de façon égale, en propriétaire.
- Eh ! dit en écho Pachintsev, qui avait éliminé ses vapeurs de gnôle et s'était tu en conséquence.
- Maxime Stepanytch, entendit-on de l'extérieur, permets-moi d'aller prendre un jeune tronc à la lisière pour faire un brancard : le mien a pété à mi-chemin, à ce compte je passerai tout l'hiver chez toi.
- Impossible, rétorqua Pachintsev. Jusqu'à quand il faudra que je fasse ton éducation ? J'ai pourtant accroché un arrêté sur le magasin à blé : la terre s'est faite toute seule, donc elle n'est à personne. Si tu l'avais pris sans demander, je te l'aurais permis...

extrait de "Tchevengour" d'Andreï Platonov, 1927.


traduction de Louis Martinez
Robert Laffont, 1996

8.8.13

Perle de culture


Eric P., écrivain, collaborateur du site .....net, site de création littéraire et de critique fondé par François B., revient sur l’expérience récente de son livre « Moi je suis quand même passé » constitué de messages postés sur le site de micro-blogging Twitter. L’auteur écrit ce journal de patience en respectant la double contrainte de cent-quarante caractères maximum par tweet et l’utilisation de la troisième personne. La mise en page de ce livre respecte cette contrainte et comme sur l’écran de l’ordinateur, procède du même déroulé chronologique, le début du texte étant en bas, et le sens de la lecture se faisant en remontant le fil du papier. Exemple formidable d’une performance littéraire réalisée entre l’outil numérique et le livre papier.

3.8.13

Bienheureuse indifférence


Не хотел бы я строить особенных жизненных планов –
Слушать краешком уха как падают листья с платанов
Завершайся о жизнь и шутя на меня оборони
Тихий шорох фольги шелест осенней брони
Чудаков

Je ne voudrais pas faire de projets de vie particuliers —
Écouter du bout de l’oreille des platanes les feuilles tomber
Blaguant sur moi et concluant sur la vie, défends-toi
Frou-frou étouffé, feuille alu, de l'automne l'armure qui ondoie 
Tchoudakov
(Traduit par TM)

1.8.13

Comme un poisson dans l'eau


traduit par V.Deyveaux


les pierres du monastère étaient lourdes et solides
et tout dans cette vie avait du poids
même ce qui paraissait insignifiant
"théatre de la Victoire" Naltchik, Caucase
cela aussi avait son poids
et tout était si réel et si tangible
particulièrement ce qui se tenait loin
ce qui ne s'affichait pas
mais se cachait derrière l'horizon
cela était solide et palpable
d'une fermeté délicieuse
lourdeur merveilleuse magique obstination
mais à présent tout a perdu son poids
tout est devenu léger immatériel
comme si la vie passait dans des rideaux de soie
quoique tu effleures cela commence à céder
et tes doigts s'arrêtent 
et on ne peut comprendre
ce qui se passe
pourtant tout comme avant tu recherches le contact
tout comme avant tu examines l'horizon
mais il ne cache plus derrière soi
aucun secret
et peut-être en cela réside l'explication
peut-être que le secret conférait du poids aux choses aux faits
les rendait compactes impénétrables
réelles
mais quand tu fus fatiguée d'attendre
le dévoilement du mystère
tout autour perdit de son étrangeté
et de sa solidité et de sa pesanteur
et tu es dorénavant comme un poisson dans l'eau
mais voilà que cette légèreté ne te ravit pas
ne t'enchante pas
n'a pas l'air merveilleuse
et le temps passe
et le sieur Lheureux transmet ton mandat au sieur Vinçart
et celui-ci l'encaisse
Ammonite géante, Caucase
mais toi tu n'as rien pour payer
ton porte-monnaie vide ne pèse rien
comme tout ce qui t'entoure
la vie se termine par une banqueroute
et personne ne peut dire
pourquoi


как рыба в воде

монастырские камни были твердыми и тяжелыми
и все в этой жизни имело вес
даже то что казалось ничтожным
и оно тоже имело свой вес
и все было таким реальным таким осязаемым
особенно то что скрывалось вдали
то что не показывало себя
а таилось за горизонтом
оно было твердым и осязаемым
это была восхитительная твердость
чудесная тяжесть волшебная неподатливость
а теперь все потерало вес
все стало легким бесплотным
datcha de Staline, Nalchik, Caucase
жизнь как будто проходит среди шелковых занавесей
к чему ни приконись оно легко подается
и пальцы твой молчат
и нельзя понять в чем дело
ведь ты по-прежнему жаждешь прикосновения
по-прежнему всматриваешься в горизонт
но он уже не скрывает за собой
никакой тайны
может быть в этом и обьяснение
может быть тайна придавала вещам и событиям вес
делала их плотными непроницаемыми
реальными
а когда ты устала ждать что тайна раскроется
все вокруг потеряло таинственность
а с ней и плотность и вес
и ты живешь теперь как рыба в воде
вот только легкость эта не радует
не восхищает
не кажется чудом
а время идет
и г-н Лере передает твой вексель г-ну Венсару
и тот предъявляет его к оплате
но платить тебе нечем
твой кошелек пуст невесом
как и все что тебя окружает
жизнь заканчивается банкротством
и никто не может сказать
почему

Vladimir Ermolaev 
dans Tributs et hommages" (Flaubert)
2011, Koultournaya Revolucia
traduction et photos Vincent Deyveaux