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28.10.12

Forwarder et Harvester


Taïga, république de Komi, Russie
  traduit par V.Deyveaux

il a suffi que je vérifie sur Google le nom d'une compagnie forestière en Lettonie pour qu'on me propose dès le lendemain d'acquérir des Forwarder des Harvester fabriqués en Suède

et pourquoi pas je me dis l'inflation est forte et l'achat d'engins de déforestation peut s'avérer un bon placement

bien que ces affaires de bois ne soient pas fiables et que plus d'un personnage respectable se soit ruiné dans l'abattage des arbres la taille des branches le débitage des troncs

le beau-frère de Gustave Flaubert par exemple

pauvre Flaubert à la fin d'une vie confortable dans la demeure familiale quand il peut enfin ne plus se soucier d'argent s'en remettant pour les questions financières au talent commercial de son beau-frère

non l'écrivain ne doit pas s'accointer avec le monde de l'entreprise c'est bien mieux de toucher des émolûments fixes de l'Etat comme faisait Kafka

ce qui du reste ne lui a pas épargné les mésaventures

ces exemples en tête on en conclut qu'il vaut mieux ne se lier en rien à l'écrivain

il faut s'efforcer de se tenir à distance de la littérature et des gens de plume

bien qu'il soit tout-à-fait possible que le beau-frère de l'auteur de “Bovary” se soit ruiné justement parce qu'il se maria à la nièce de Flaubert

et alors Flaubert se trompe en croyant qu'il a gâché sa vie paisible parce qu'il a confié ses affaires à Commanville

"Pacha", Salekhard, Yamal

Форвардеры и харвестеры

стоило справиться в яндексе о названии компании занимающейся лесозаготовками в Латвии и вот пожалуйста сегодня мне предлагают уже купить форвардеры и харвестеры из Швеции

почему бы и нет думаю я инфляция растет и покупка форвардера или харвестера может стать удачным вложением

хотя эти деревянные дела ненадежны и немало достойных людей разорились на валке леса обрезании сучьев раскряживании стволов

как например зять Гюстава Флобера

бедный Флобер конец уютной жизни в родном поместье когда можно не думать о гонорарах полагаясь в финансовых делах на коммерческие таланты зятя

нет писателю не стоит связываться с предпринимательством уж лучше получать твердое жалование от государства как это делал Кафка

что впрочем и его не избавило от неприятностей

вспоминая об этих примерах приходишь к выводу что лучше вообще не связываться с писательством

нужно стараться держаться подальше от литературы и литературов

ведь вполне может быть что зять автора “Бовари” Комманвиль разорился как раз потому что женился на племяннице Флобера
Toundra + Oural
и Флобер не прав считая что лишился спокойной жизни потому что поручил вести свои дела Комманвилю

Vladimir Ermolaev
extrait de "le boulevard sans personne" (Flaubert), dans"Tributs et hommages", koultournaya Revolucia, 2011
traduction et photos: Vincent Deyveaux

21.10.12

Chansons pour les sirènes oubliées

Le traducteur est par définition invisible, pour peu qu'il fasse bien son boulot. Les auteurs, prompts à lui rendre hommage pour qu'il leur rende service, n'hésitent pas à lui tomber dessus pour peu qu'il fasse preuve d'esprit critique. Depuis quand les esclaves ont-ils droit au crachoir ?… Si le traducteur est romancier lui-même, cela se complique encore. La concurrence entre en jeu. L'éditeur lui aussi veut un videur de cendriers obéissant. Pourtant, il n'est pas rare qu'un romancier prête sa voix aux littératures étrangères — en Russie et ailleurs, c'est admis, il faut qu'il gagne sa vie. En Phrance, comme souvent, la situation est pire qu'ailleurs et le traducteur mis plus bas que terre. Un de nos rares amis du "polar", Claude Le Nocher nous a fait la grâce d'une critique qui va au-delà de cette eau de vaisselle — suffisamment inattendu pour le relever au lien ci-dessous :

http://action-suspense.over-blog.com/article-thierry-marignac-des-chansons-pour-les-sirenes-111420946.html
Dans notre lente précipitation à composer le recueil Sirènes, nous avons oublié des bijoux tchoudakoviens, en voici quelques-uns :



COMME IL NOUS EST FACILE…




DE SERGUEÏ TCHOUDAKOV










(Traduit du russe par TM)






Comme il nous est facile de nous vêtir de haillons
Et d’un frac redressant l’épine dorsale
Comme aisément les bobards on avale
Admis comme moulage d’une vulgaire contrefaçon

Les portes des bordels et celles de la prison
J’ouvre à coups de talons
Comme repérer les traîtres nous est facile
Et comme parfois ils peuvent nous être utiles

Restant coincés à deux nez à nez
Comme des enfants en plein bras de fer
Nous vivons dans un climat qui désespère
La mort de la russe poupée

La carte de bibliothèque les clés de l’appartement
Les préservatifs et la monnaie
Notre univers est étroit étonnamment
En détails il est laid

Il t’attirent, ils te paient, te collent dos à la muraille
Plains-toi au Seigneur, priez dans vos bènes et pissez
O mon frère vois en moi vaille que vaille
Le tueur et le cadavre en petites quantités

©Sergueï Tchoudakov, 7 mars 1970
О как мы легко одеваем рванъё
И фрак выпряющий спину
О как мы легко принимаемся вранъё
За липу чернуху лепнину

Я двери борделя и двери тюрмы
Ударом ботинка открою
О как различаем предателя мы
И как он нужен парою

Остались мы с носом остались вдвоем
Как дети к ладошке лаждошка
Безвыходность климата в котором мы живём
И смерть составная матрёшка

Билеты в читальню ключи от квартир
Монеты и презервативы
У нас удивительно маленкий мир
Детали его некрасвы

Заманят заплатят приставят к стене
Мочитесь и жалуйтесь Богу
О брат мой попробуй увидеть во мне
Убийцу и труп понемногу
©Сергей Чудаков, 7 марта 1970
TCHOUDAKOV NÈGRE
(traduit du russe par TM)
Je resterai nègre sous pseudonyme
De bouchon brûlé, je me maquille, je me grime,
Je traverse l’existence en fuite comme un bagnard
De la chair de la foule rien ne me sépare

Dans les réunions à tendance libérale
Les récitals publics de vers à gogo
Il m’est très agréable d’être un corps astral
Un acteur  qui ne dit pas un mot

 À la niche , il faut rentrer, Ô, présomptueux
Lave-toi la gueule à l’eau courante
Jouer les littérateurs est une tâche torturante
Et imaginer une étoile bleue

Capte avec moi le banal quotidien
Continue à tisser une vie de presque rien
Mettre de la confiture dans le thé refroidi
Humblement bavarder avec sa simple amie
© Sergueï Tchoudakov

Останусь псевдонимшиком и негром
Сожженой пробкой нарисую грим
Просуществую  каторжником беглым
От плоти толп ничуть не отделим

На сборищах  с оттенком либералным
В общественных читалищах стихов
Прятно быть мне существом астральным
Актёром не произносившим слов

О суетный ! вернись в свою конуру
О мой лицо  домашнею водой
Мучительно играть в литературу
И притворяться голубой звездой

Постигни как и я  обыкновенье
Короткой жизни продлевая нить
В остывший чай накладывать варенье
С простой подругой скромно говорить
© Сергей Чудаков

L’heure est tardive, on ferme le buffеt
Finie l’alcoolique fête des fous
Le cryptage des vers flambés transparaît
Sur fonds de livres jamais lus jusqu’au bout
Sergueï Tchoudakov.
(Traduit par TM)

Поздний час и буфет запирают
Алкогольный кончается бзик
Шифром гибели стих возникает
На полях недочитанных книг

Сергей Чудаков






11.10.12

Des chansons pour les sirènes…


Tapi dans les organes, un désir de noblesse qui ne passe pas. À tous les sens du terme : ridicule, dans une époque où une mesquinerie morbide est le nec plus ultra des qualités individuelles (ah, on ne se laisse pas faire, les dents rayent le parquet, on arrachera son avoine coûte que coûte, ressentiment de la mule du pape) de la version concierge à la version président de la république. Le discours public n’est pas en reste, qui pousse sans vergogne à la guerre, ces jours-ci, en vue d’un intérêt supérieur politico-sécuritaire. Un monde renversé où la laideur la plus crasse est portée aux nues comme une identité suprême, parce qu’elle ne se distingue en rien de l’animalité la plus obscurantiste — notre définition d’homme (ou de femme !… et c'est plus triste encore…), selon le catéchisme post-moderne.
         Qui ne passe pas, au sens radicalement opposé — ce donquichottisme, comme une digue dérisoire face à une marée quotidienne d’immondices, tant privés que socio-politiques, s’enracine entêté, malgré tous les doutes : oui, quelquefois, nous avons résisté, par une violence fulgurante, ou bien une générosité hors-normes… et puis il y a aussi toutes les occasions où nous avons fui, où nous avons détourné le regard, où nous nous sommes soumis à la règle commune et méprisable, par lâcheté ou par intérêt. Pourtant, quitte à sombrer, on s’obstine aux banqueroutes, aux coups de boule quand ils sont nécessaires, au mépris quand il s’impose. Par orgueil sans doute, pour une estime de soi qui rendrait plus facile le passage outre-tombe… jusqu’à ce qu’on en sache plus — au dernier souffle. Mais aussi pour le chant céleste des sirènes, les voix brisées des belles au point d’orgue, la puissance du mythe libertaire dans nos vies d’esclaves.
Ainsi, dans cette tradition insensée, nous avons composé ces Chansons pour les Sirènes, qui vient de paraître aux éditions Écarlate/ Dernier Terrain Vague, recueil de certains poèmes de trois Grands Vivants, à présent des Grands Morts selon l’expression de Jacques Rigaut : Essenine, Medvedeva, Tchoudakov. Trois destins brûlés par les deux bouts, trois morts sans autre suite qu’une expression condensée — être plus grands que la vie.
Leurs vers sans merci, sans repos, en version bilingue russe-français (traduits par TM) sont complétés par des essais de Thierry Marignac et Kira Sapguir… la vanité d’être poète, la fierté de s’y tenir.
Et figurer, au cœur de l’immobile,
Comme un destin gâté,
Un étrange imbécile
Un orgueilleux damné…

10.10.12

Vladimir Kozlov, enfin un auteur honnête, 3e partie et fin.

Suite et fin de l'entretien réalisé à Moguilev (Biélorussie) par Sergueï Gribanovski.

(Traduit du russe par TM)



Étant donné que tu travailles et habites à Moscou depuis un certain temps, je me sens dans l’obligation de te demander ce que tu penses de la situation en Biélorussie. J’ai lu une comparaison entre Minsk et Pyongyang, la capitale de la Corée du Nord, dans un livre de Victor Erofeev. Il affirme l’identité absolue de l’ordre existant  en Biélorussie avec celui des états les plus totalitaires de la planète. En tant qu’écrivain de Russie, possédant un passeport moscovite, tu vois tout ça à travers la même lorgnette assez sévère, ou bien ton opinion sur notre pays diffère de celle-là ?
—J’essaie de considérer la situation en Biélorussie d’une façon un peu plus profonde. Une comparaison de ce genre est à mes yeux très stéréotypée. La Biélorussie d’aujourd’hui a de multiples aspects. D’un côté, elle possède un état autoritaire, de l’autre, elle est en quelque sorte intégrée à l’Europe, quoiqu’au plus bas niveau.
Il y a quelques années j’ai appelé le régime biélorusse l’incarnation même du rêve de Mikhaïl Gorbatchev et de la nomenklatura du Kremlin lorsqu’ils ont entrepris la pérestroïka au milieu des années 1980. La seule chose qui manque c’est l'idéologie communiste. Tout le reste a été réalisé : la possibilité d’acheter des marchandises étrangères, acquérir des voitures d’importation, voyager au-delà des frontières (si on se l’autorise). Naturellement, on a conservé des attributs soviétiques : éducation et médecine gratuite. Bien, sûr avec toutes sortes de modifications. Je sais que tout évolue petit à petit, par exemple jusqu’à il y a peu, on pouvait acheter un logement à des prix préférentiels et non aux prix du marché. Toutes ces particularités  créent un mélange curieux, pittoresque de socialisme, de capitalisme et d’autoritarisme.
Cependant, je comprends les Russes qui viennent à Moguilev et qui apprécient ce calme, cette propreté, ce bien-être. Ou bien ceux qui se promènent au centre de Minsk, à présent nettoyé et redécoré.  L’habitant de Moscou vivant à trois stations de la ligne circulaire contemple chaque jour d'immenses foules asiatiques, des ivrognes, des clodos en pagaille, le chaos, les embouteillages. S’il débarque à Minsk, il en a une impression fausse.

Volodia, ressens-tu un problème d’identité ? Comment te considères-tu, un écrivain biélorusse de langue russe, un écrivain russe ou biélorusse ? En effet, tu vis à cheval à la frontière et tu es partagé entre deux mères patries.
Ce n’est pas un problème qui me tourmente beaucoup. Je me qualifie parfois d’écrivain russe, de mec qui écrit en russe. Je dis parfois que je suis écrivain biélorusse/russe, ou l’inverse. En effet, il est impossible de voir ça dans un seul sens. 70% de ce que j’écris concerne la Biélorussie.
D’autre part, je suis souvent confronté à l’opinion selon laquelle on ne peut considérer être un écrivain biélorusse, que si l’on écrit en biélorusse. Je considère qu’il s’agit de pures foutaises. Je crois qu’il est erroné que la littérature non officielle (ne parlons pas de l’officielle) biélorusse soit promotionnée par des auteurs de seconde, voire de troisième catégorie écrivant en biélorusse, et ignorant les auteurs qui écrivent en russe, tout en étant souvent publiés en Russie — j’en connais personnellement un certain nombre. Si on dresse un portrait de la réalité et de la vie contemporaine en Biélorussie, alors quelle importance peut bien avoir la langue dans laquelle on écrit ?
La majorité de la population biélorusse parle russe. Telle est la situation linguistique. En ce domaine, il n’y a rien faire !
Si l’on lançait un processus de « biélorussisation », il faudrait s’y prendre de façon très précise, très lente, pour que les gens soient portés par une impulsion stimulante, et non pas forcés.
Je me souviens qu’au début des années 1990, lorsqu’on nous a dit à l’université que toutes les matières seraient désormais en biélorusse, les gens l’ont accueilli de façon très négative, naturellement. Considérer les gens qui écrivent en russe comme des étrangers, c’est idiot, de mon point de vue.
Pour finir, je te poserai une question sur l’affaire qui scinde la société russe en deux parties opposées, c’est une question qui te concerne et a des rapports avec le punk… Je pense à la prière punk retentissante des Pussy Riot dans l’église moscovite du Saint-Sauveur. Quels commentaires ferais-tu sur cette action en termes artistiques, politiques et autres ?
—Je considère qu’il s’agit d’un développement du punk-rock dans la réalité d’aujourd’hui. Faire des concerts punk était d’actualité dans l’Angleterre des années 1970, et dans l’Amérique du début des années 1980 (Je parle de la scène punk-hard-core). Tout ça, c’est du passé.
Si l’on veut évoluer dans le cadre du punk-rock, il faut entreprendre ce genre d’action. La réaction qui a suivi celle-ci n’est pas adéquate. J'ai appris il y a peu que l’église du Saint-Sauveur n’appartient pas à l’église orthodoxe de Russie. Dans ces conditions, je ne comprends pas les prétentions absurdes qui poussent à juger ce qu’ont fait des gens à cet endroit. D’un autre côté, je vois une grande quantité de gens qui vivent dans des univers différents. Nous vivons dans un seul pays, mais dans des mondes séparés. Il est sans doute impossible d’y échapper. Tout le monde, je veux dire suivant l'appartenance à différents groupes de gens, vit aujourd’hui dans un univers  en rupture avec celui des autres.
         

9.10.12

Vladimir Kozlov : enfin un auteur honnête (interview 2e partie)


Critique littéraire, concurrence, tartufferie des GENSDELETTRES.

Notre intraitable camarade Vlad Kozlov poursuit, avec l'intelligence déconcertante qu'on lui connait, le dynamitage des éternelles antiennes d'un pitoyable milieu littéraire dont l'activité essentielle consiste à cirer les pompes. Ceux qui seraient tentés de croire que cette mascarade n'a lieu qu'en Russie feraient bien d'entreprendre un brin d'introspection locale, et notamment en Phrance. Nous soulignerons la qualité la plus remarquable des réflexions ci-dessous, en tous points semblable à celle des romans de Kozlov — ce qu'un certain Raymond Chandler appelait: réserve implacable.

(Traduit du russe par TM)


Vladimir,  comment envisages-tu le fait que des auteurs tels que Elizarov, Prilepine et Roubanov aient frappé avec autant de force ces derniers temps en Russie ? Considères-tu que ces auteurs sont tes concurrents ? Et as-tu des amis dans l’establishment littéraire moscovite, c’est à dire avec les auteurs avec lesquels tu as des relations de camaraderie ?
                    Je ne considère personne comme un concurrent. Il me semble qu’un auteur doit écrire ses romans et ne pas faire attention au reste, à ceux qui en écrivent d’autres. Oui, sur le plan commercial — c’est important. Mais il s’agit d’une sphère complétement différente, avec laquelle je ne veux avoir aucun rapport. En bref, non, je n’ai pas de concurrents. Je n’ai sans doute pas non plus d’amis… Je suis unique en mon genre. En littérature, comme dans n’importe quelle activité créative, il faut appartenir à un cercle, mais j’y ai toujours répugné.En ce qui concerne les noms que tu as cité, je ne connais qu’Elizarov, avec qui j’entretiens de bonnes relations, et ce, depuis l’époque où nous étions publiés tous les deux par Ad Marginem. Nous ne sommes vus que rarement ces derniers temps. La dernière fois c’était au marché du livre de Perm.

Mais ne penses-tu pas, que si nous parlons des cercles littéraires, ta distance vis-à-vis d’eux t’a privé d’obtenir des prix littéraires importants ( « Best-seller national » «  Booker») ?
                    Oui, je pense que c’est lié. D’autant plus que je sais un certain nombre de choses concernant ces récompenses, des informations de l’intérieur, qui ne sont pas censées être révélées. Encore une fois, ce genre de choses me laisse froid. Comme je n’ai pas de prix, gloser sur l’honnêteté de l’obtention de ceux-ci ne me semble pas nécessaire. Mon affaire, c’est d’écrire. On aime ou l’on n’aime pas. Et dans ce cas, au-revoir. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas l’intention pour autant de me glisser dans les cercles littéraires à cette fin particulière. Même si j’ai compris que l’appartenance à ces cercles permet d’obtenir des contrats plus juteux.
Mikhaïl Elizarov, l’écrivain auquel nous avons déjà fait allusion était lui aussi écarté des prix littéraires, et il a reconnu ouvertement que cela avait provoqué chez lui une certaine impatience vis-à-vis de la critique, et une colère redoublée. Mais après avoir obtenu le prix Booker russe, il a également reconnu s’être calmé, devenant moins réceptif aux reproches du monde littéraire. Ressens-tu toi aussi une certaine agitation par rapport au fait que tes livres ne sont pas reconnus, et souhaites-tu forcer les critiques à lire tes romans de façon tonitruante ?
—Absolument pas. Si je pensais au potentiel prix littéraire de mes bouquins ou à l’écho qu’ils auront, ce serait une catastrophe. Dans ce cas-là, mieux vaut ne pas écrire. Penser à ce genre de choses, c’est se vouer à être sous le joug. Il n’agit plus alors de littérature, mais de la conception d’un produit.
S’il est question de la critique, je suis toujours très serein par rapport à ses avis.
Il arrive bien sûr qu’on traverse des moments agités… Par exemple, l’année dernière, un critique du nom de Korovine a écrit un compte-rendu de « Retour à la case départ » (en français, Éditions Moisson Rouge, traduit par TM). Ce livre a été poussé à concourir au prix Best-Seller National mais par l’intermédiaire d’Internet et non de la société littéraire. Les membres du jury devaient lire les livres, leur mettre une note, et composer la liste des nominés à partir de celles-ci. En réalité, que le critique ait éreinté le livre sur un ton inadmissible ne m’a que peu ému… Ce qui m’a mis en pétard c’est qu’il ait été le seul à le lire. Les membres du jury ne lisaient que les livres pour lesquels ils avaient d’avance l’intention de voter. Cette situation m’a énervé au point que j’ai traité le critique Korovine de suceur de queues, sur mon site. Et je n’en éprouve aucun regret ; il avait écrit « Tu récoltes un doigt d’honneur, et pas un prix ! ». Qu’est-ce que ça signifie, d’écrire ce genre de truc ?…

À ce propos, les avis de la critique sont à ton égard assez contradictoires et assez changeants. Je me souviens que ton premier roman « Racailles » (éditions Moisson Rouge, traduit par TM) avait éveillé l’ire du critique moscovite connu Lev Danilkine, du magazine « Aficha », qui considérait que les bouquins de Irvine Welsh étaient bien meilleurs . Mais ensuite, lorsque ton livre « Schkola » (non traduit en français) est sorti, Danilkine a changé du tout au tout, et t’a baptisé « le Dieu du dialogue ». On a à ce moment-là multiplié les comparaisons flatteuses pour toi. Est-ce que ce genre de bienveillance de la critique à ton égard, t’aide à te mobiliser sur ton travail d’auteur?
Non, ça n’a pas la moindre importance. Je vois bien que cette bienveillance ne tient pas à ce que les gens me pigent de quelque façon que ce soit. Le goût du jour est ici seul en cause. En Russie, la majorité des critiques dont l’opinion est entendue, qu’on considère comme les arbitres du goût sont, au mieux des gens aux critères quand même très subjectifs — au pire des gens très limités vivant dans des cercles étroits, au sein desquels il peuvent accepter un texte s’il correspond à un certain cadre de pensée et sinon, ils n’y comprennent rien. Comment une telle critique pourrait-elle être mobilisatrice ?
Si les critiques pensent qu’ils participent au processus littéraire, qu’ils créent quelque chose, facilitent la découverte de certains auteurs, qu’ils se détrompent ! Il y a très peu d’auteurs dont la popularité doive quelque chose à l’influence des critiques.
Je recommande aux lecteurs de ne tenir aucun compte de l’avis des critiques, ne pas prêter attention aux slogans publicitaires idiots du « Le meilleur livre de l’année », « Le meilleur roman russe contemporain », etc — ces bêtises commerciales sont destinées à vendre et c’est tout. Il ne faut surtout pas non plus écouter les conseils des autres écrivains (rires). Il est plus approprié de fouiller un peu, de chercher des fragments du roman  sur la Toile, de lire les commentaires de lecteurs. Nous ne sommes plus dans les années 1980, lorsqu’il n’était pas possible de se procurer les livres désirés.

         

3.10.12

Vladimir Kozlov : enfin un auteur honnête (interview 1ère partie)).


Vladimir Kozlov : le mec impeccable.

J’ai déjà parlé de l’admiration que j’entretenais pour V. Kozlov, un mec décidément pas ordinaire (un frère ! Il n’appartient à personne !). Je chercherais presque à le prendre en défaut, le prendre en flagrant délit de contradiction avec son anti-doctrine. Mais on dirait qu’il pense à tout, qu’il est impossible à piéger. Une nouvelle preuve dans l’interview (faite en Biélorussie, chez Loukachenko) qui suit, au sujet de son dernier livre "Svoboda" (Liberté).
TM

Interview de Sergueï Gribanovski, Info-centrTS-J-R septembre 2012 (extraits traduits par TM) :
J’ai connu le romancier Vladimir Kozlov à qui l’on doit ces lignes, il y a un certain temps, et il m’est à présent difficile d’établir comment ou dans quelles circonstances ça s’est passé : soit le fait que nous soyons originaires du même endroit a joué son rôle ( V. Kozlov a passé sa jeunesse dans les « quartiers ouvriers » de Moguilev) ou bien c’est parce que j’aimais les publications des éditions Ad Marginem[1], où sont parus les premiers livres de Kozlov, ou bien, en fin de compte, quelqu’un me l’avait recommandé, sous le prétexte que les livres de cet auteur parlaient de « la castagne, les bandes, la saoulographie, etc ». Quoi qu’il en soit, la raison originelle  me paraît moins importante, maintenant que j’ai eu l’occasion de rencontrer l’auteur de Racailles ( éditions Moisson Rouge) et bien d’autres livres tout aussi excellents. Il faut préciser que le natif de Moguilev ( Biélorussie), et maintenant moscovite depuis une dizaine d’années, V. Kozlov est revenu dans son pays natal avec son nouveau roman au titre significatif  Liberté.

                    Volodia, ce sera ma première question, bien sûr liée à la sortie de ton livre Liberté et sa présentation dans la capitale biélorusse (Minsk). Quelle est l’idée qui sous-tend un tel titre, à quoi fais-tu allusion ?
                    « Liberté » c’est un livre qui parle des années 1990. Ce sont les années de liberté maximales en Biélorussie, en Russie et en général dans toute l’ex- URSS. Cependant au bout de quelques années, les gens se sont mis à refuser cette liberté en échange d’autre chose, par exemple, l’aisance matérielle. Ce livre tente d’observer les années 1990,  et de répondre à la question de savoir pourquoi les gens ont besoin de liberté et pourquoi ils sont prêts à y renoncer si facilement. D’un autre côté, il est important d’apprécier une autre question : en quoi consistait cette liberté, était-elle si bienfaisante que ça ? Le temps a passé, et nous pouvons jeter sur cette époque un regard distancié.
                    Dans ce cas, es-tu d’accord pour dire que les années 1990 étaient maléfiques, synonymes de déchéance, et que les années 2000, étaient grasses, repues, satisfaites ?
                    Il s’agit d’une représentation des choses extrêmement primitive. Les années 1990 sont pour moi, des années de liberté totale et même anarchique, que tout le monde n’a pas été capable de mettre à profit et que beaucoup ont rejeté par la suite, bien entendu au bénéfice de la satiété et du consumérisme qui ont suivi.
D’après moi, mon expérience personnelle à Moscou, la caractéristique des années 2000, c’est sans conteste le consumérisme, la tentative de se goinfrer de ce qui était inaccessible dans les années 1980, et réservé à un petit nombre dans les années 1990. Cette tentative va jusqu’à l’absurde assez souvent. Le consumérisme devient souvent une idéologie et une religion. D’un autre côté, sous des tas d’aspects, les années 1990 ont modelé les années 2000. Les gens qui ont fait leurs premiers pas vers la prise du pouvoir dans les années 1990, y sont parvenus dans les années 2000. Ils nous gouvernent à présent, d’après les idées nées dans les années 1990, les idées criminelles, les idées d’une société pas encore digne d’une nation développée. Ces gens sont encore zélateurs des stéréotypes des années 1980, par exemple, la division de la société en « ennemis » et « amis ». Tout ça est assez ridicule…
                    Revenons  à ton dernier roman.  Explique-nous combien de temps ça t’a pris de concevoir et d’écrire ce bouquin, et ce que le processus avait d’intéressant, en termes de boulot ? Si l’on peut s’exprimer ainsi, « Liberté » — c’est un retour sur des sentiers battus, ou bien une redécouverte de soi-même, l’auteur Vladimir Kozlov ?
                    Chacun de mes livres est écrit spontanément. J’avais au début une idée très abstraite : choisir un homme, soit un extra-lucide, assez habituel dans ces années-là, soit un politicien marginal. En gros, je voulais créer un personnage négatif. Mais ensuite, comme il m’est arrivé auparavant dans d’autres livres,  tout s’est métamorphosé, et j’ai ressenti de la sympathie pour ce personnage. Au final, j’ai conçu une masse de choses pas prévues au départ.
J’ai écrit ce roman assez vite : quelques mois pour le concevoir, et l’ai écrit en deux ou trois mois. Ensuite, quelques mois se ont encore écoulés, parce que le précédent n’avait toujours pas d’éditeur, et il n’y avait aucune raison de se presser pour celui-là. Je l’ai revu et corrigé.
        


[1] Éditeur de nombre de livres de marginaux, notamment E. Limonov.