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31.8.24

Les va-t-en-guerre qui ne risquent rien: La réponse d'Essenine…

 

Version originale du roman "La Neuvième cible" de Pavel Kreniev, paru en français à la Manufacture de livres.
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    Dans Le Meilleur des Mondes où le pouvoir nous aime tant qu’on a les larmes aux yeux de sa sollicitude — femme, homme, hybride, poisson, fourmis tant qu’elles n’ont pas d’empreinte-carbone — où l’on nous protège de la désinformation par la censure, où la biogénétique invente chaque jour de nouvelles formes de reproduction — bientôt, comme la paramécie, par division longitudinale pour défendre les droits des asexuels, opprimés dont on parle si peu — où manger un steak saignant est un crime « spéciste », tenir la porte à une dame un délit machiste sévèrement dénoncé par le groupe « Moi aussi », où nous sommes si défendus !… On voit proliférer une curieuse espèce, encore non répertoriée, mais sans doute légale puisqu’elle s’affiche : le va-t-en-guerre, prêt à réduire en cendres tout ce qui résiste à son furieux élan libérateur — pourvu qu’il n’y aille pas, ne risque pas de perdre un œil, une jambe, deux bras, un sein, deux testicules, une fesse, la vie… Il y a cent ans, lors de la Première Boucherie Mondiale, Essenine répondait comme ceci aux guerriers par procuration : 
Hugo Ball, 1915.



(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)



    De telles nouvelles attristées 
A chanté le cocher tout le chemin 
Dans les secteurs de Radov suburbains 
J’allais alors me reposer. 

 La guerre toute mon âme a dévoré.
Pour des intérêts étrangers
 Sur un corps qui m’était proche, j’ai tiré 
La poitrine du frère j’ai percé. 
 Et j’ai compris que je n’étais qu’un jouet, 
Et reconnaître à l’arrière les marchands, 
Et disant adieu aux canons fermement, 
Guerroyer en vers seulement, je décidais. 
Mon fusil, j’ai balancé, 
Je me suis payé un faux laissez-passer, et voilà
 Avec un entraînement de ce genre-là 
Que l’année 1917 j’ai croisé. 

 La liberté s’est élancée frénétiquement. 
Dans un feu rose puant 
Alors, en calife, régnait sur le pays, 
Sur son cheval blanc, Kerenski. 
La guerre, « jusqu’à la victoire », « jusqu’à la fin »
 Et cette foule rude sans coup férir 
Les canailles et aigrefins 
Envoyaient au front périr. 
Qu’importe, je n’ai pas pris le sabre vengeur… 
Sous le grondement, le rugissement des mortiers 
Une autre bravoure, j’ai montré, 
Être du pays le premier déserteur. 
Sergueï Essenine, 1925. 
Saule pleureur





Такие печальные вести 
Возница мне пел весь путь. 
Я в радовские предместья 
Ехал тогда отдохнуть. 

Война мне всю душу изьела. 
За чей-то чужой интерес 
Стрелил я в мне близкое тело
 И грудью на брата лез. 
Я понял, что я — игрушка, 
В тылу же купцы да знать, 
И, твердо простившись с пушками, 
Решил лишь в стихах воевать. 
Я бросил мою винтовку, 
Купил себе липу, и вот 
С такою-то подготовкой 
Я встретил 17-год. 

Свобода взметнулась неистово. 
И в розово-смрадном огне  
Тогда над страною калифствовал
 Керенский на белом коне. 
Война до конца, до победы, 
И ту же сермяжную рать 
Прохвосты и дармоеды 
Сгоняли на фронт умирать. 
Но все же не взял я шпагу… 
Под грохот и рев мортир 
Другую явил я отвагу — 
Был первый в стране дезертир. 
Сергей Есенин, 1925.

17.8.24

Bébés Parking 2, Jethro Bare, le peuple de l'abîme

 

Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences, des classiques de la littérature française et internationale à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, il écrit avant tout sur ce qu’il connaît : la ville, les rues, les profils atypiques, les obsessions, les combines, la violence et la tension des sentiments.



Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au Festival International Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur l'écriture de son premier roman.


    BÉBÉS PARKING II:

— J’avais demandé qu’on me prévienne expressément et dans l’heure ! La voix du professeur Ezra fit trembler la pièce. Ce n’était pas souvent.

Trois nouveaux bébés parking étaient arrivés à La Plage en douze heures, dont un retrouvé près d’un accès aux égouts de Dado-sur-Seine, tout près de l’hôpital. Les deux autres, à l’instar des précédents affichaient des handicaps physiques lourds ainsi que des pathologies internes engageant leur pronostic vital. Ceux envoyés par les structures médicales alentours pour les faire converger vers Ezra à Treves, conformément à la procédure tacite commandée par le professeur, furent sauvés de justesse du trafic routier du périphérique, abandonnés sous une rampe d’accès au pied d’un pont qui soutient l’autoroute surélevée.

Professeur, sauf votre respect, on vous a prévenu seulement quelques heures après leur arrivée. On vous sait très fatigué, depuis que les deux premiers bébés sont chez nous, vous êtes pratiquement là jour et nuit, on voulait vous laisser un petit delta, déclarèrent les cadres de santé dans leurs petits souliers.

Ezra répondit sèchement — Je n’ai pas besoin de... delta ! J’ai besoin de savoir ce qui se passe dans le service que je dirige ! Particulièrement concernant ces enfants. Il faut en prendre soin. Un soin particulier. Ce sont les derniers.

L’homme de science devint évasif.
Installez les nouveaux dans une chambre en bout de couloir, au calme, je prends le relais.

Les soignants s’exécutèrent sans piper mot, pris dans l’effet tunnel de cette ambiance explosive.






Le lendemain du bourre-pif en sous-sol, après un traitement maison fait d’eau oxygénée et de muscadet, Willy prit rendez-vous avec une vieille connaissance : Hugues Pauchard, personnage haut en couleurs et ancien propriétaire du journal Le Cradingue, délire informationnel composé de rapports sur les coulisses inavouables du gotha, de reportages axés sur le paranormal et de faits divers impossibles à publier ailleurs.

Pauchard avait, selon lui, soulevé quelques dossiers minés qui causèrent l’incendie de ses locaux en 1984, et sa perte, à lui, in fine. Services secrets de l’État, nervis du crime organisé donnant le change ou créanciers à bout de nerfs, personne ne le saura jamais, mais si sa gazette était partie en fumée, lui, non, et dans son antre où seuls quelques fous lui rendaient encore visite, au milieu de ses collages constitués de dizaine de milliers de coupures de presse du monde entier, il restait une source de renseignements précis bien qu’à la marge.

Dans le taxi qui roulait vers Pauchard, le Termite redécouvrit une portion de Paris qu’il n’avait pas visité depuis un bout : le vingtième, entre Ménilmuche et Place des Fêtes, qui changeait à vitesse grand V, comme beaucoup de quartiers. Comme le sien, sa ville, Dado-sur-Seine.
— Hep, chauffeur, y’avait pas un marché de tout et de rien là, avant ? lança Willy presque inquiet.

Pour sûr ! Mais y’a que tchi maintenant, r’garde moi ça... Ils vont tout mettre sur une dalle comme partout. Des dalles, des dalles, des dalles, y’a plus que des dalles et puis que dalle après ! Pffff !

C’est vrai que tout avait sacrément changé, et pas que dans l’aspect, même si c’était encore plus criant en cette période de l’année, censée être festive. Le phénomène de cavitation sociale de ces lieux de vie, entre paupérisation constante et gentrification brutale, au gré des politiques locales, représentait de véritables tremblements de terre pour les gens qui vivaient là depuis longtemps. Le choc pétrolier de 73, l’accélération des inégalités depuis le début de la décennie 80 secouaient dramatiquement les parigots-populos pur jus. Où étaient passés tous les ni riches ni pauvres, les « juste en dessous », les moins que rien ? D’un marché aux biffins, ici, qui brassaient clodos semi-volontaires, « originaux » et artistes post-bohèmes maudits ou cinglés, là, ce Paris était devenu un truc lugubre, sale, dangereux, camé, froid et impersonnel. Les nouveaux bourges étaient planqués derrière leurs digicodes et les sans le sou étaient... où, d’ailleurs ?

Dans la pénombre de la tanière de Pauchard, un café instantané infect sous le palais, Willy en apprit de bonnes. Pour commencer, trois nouveaux chiards avaient été récupérés. Ensuite, ces mêmes chiards étaient « des putains de monstres » du grand Hugues dans le texte – déformés et malades. Pour finir, tout ce cinéma ne datait pas d’hier.





Jab, crochet, uppercut.
Comment ce mec hirsute à la voix de crincrin savait tout ça ? Mystère et boule de gomme.
— Il ne t’a pas échappé, mon très cher Termite, que ces enfants sont, certes posés là comme des valises oubliées, mais qu’à chaque fois, celui ou celle qui les y dépose, s’arrange pour qu’ils soient trouvés. Et sauvés !
Tu vois juste.
Selon moi, ça recommence, les mauvaises herbes poussent une dernière fois au champ d’honneur avant de faner à tout jamais.

Lorsque Pauchard devenait lyrique et hermétique, mieux valait se barrer, la pleurniche puis la violence pointeraient respectivement leur museau à la fin de l’épisode. Et inutile de penser pouvoir le travailler au corps pour qu’il justifie ses dires ou donne ses sources, il crèverait plutôt que de balancer quoi que ce soit. Vu le bonhomme, Willy n’avait jamais eu aucune envie de savoir comment il trouvait ses infos ni au cours de quelles pérégrinations il avait pu les recouper. C’était bonnard comme ça.

À tête reposée, sèche au bec, le Termite récapitula.

Près de trois semaines depuis le premier bébé. En considérant les éléments rapportés par Pauchard, chaque site sur lequel un orphelin fut trouvé communiquait avec une infrastructure plus importante. Trois parkings construits proches de la Seine, du métro, ou avec des accès directs aux égouts. Dans Paris, tout communique, c’est une ville gruyère construite sur une carrière de craie avec un réseau de catacombes et des vides sanitaires à donner le vertige ; assez de place pour vivoter en bande là-dessous, ça collait donc avec les insinuations du gardien nerveux. À proximité de la gare de l’Est, un bébé fut récupéré devant un local technique appartenant à la SNCF. Willy connaissait bien le coin pour avoir enquêter sur un réseau de partouzeurs sadomasos nommé La Membrane, il y a quelques années, se réunissant dans les souterrains de la zone, notamment un bunker datant de l’Occupation. Lors de la dernière livraison de gamins, un d’entre eux gisait près d’un vestige de fortification, aux portes de la capitale, contigu à des volumes de galeries techniques gigantesques creusées pour alimenter la ville en ressources énergétiques diverses.

Les enfants avaient pour point commun des anomalies visibles et un mauvais état de santé général. Une même cause ? Une provenance commune ?



Définitivement, le nez de Bhermitte jouait à la baguette de sourcier et piquait vers le bas. Quelque chose de convergent semblait caché sous les pieds de tous.
Pour l’homme de presse, pas d’autres choix que d’aller fouiner à nouveau sur le terrain, et même en dessous.

4 h du matin, dimanche. Verglas sur le sol et gel dans les naseaux. Armé de son rossignol et vêtu de sombre, Willy ouvrit une issue pénétrant dans le bloc de béton brut d’un des pylônes du boulevard périphérique. L’idée même de passer dans un endroit pareil avec un mioche qui n’a même pas encore ses dents de lait était moche, alors en profiter pour s’en débarrasser, c’était criminel. Derrière l’imposante porte rouillée : le noir. Fumet de pisse, feuilles mortes, moisissures et araignées. Cette lourde était cependant ouverte de temps à autre, ça se voyait à l’usure des gonds. Il pénétra l’obscurité non sans peur, mais avec la curiosité de celui dont la plume veut savoir, et ça prenait chaque fois le dessus.

Il descendit des escaliers, sans savoir à quoi s’attendre hormis que la place n’était pas gardée. Un premier palier éclairé par de très faibles blocs de secours servait d’embouchure à de très longs couloirs courbés, ornés d’autres entrées. Des kilomètres carrés d’installations mécaniques, hydrauliques et électriques maîtrisées uniquement par les initiés qui en assuraient la maintenance. Des marches menaient vers les ténèbres d’un deuxième palier. L’atmosphère étouffante, l’écho de chacun de ses pas et la perception irrationnelle d’une présence raidirent la nuque de l’explorateur curieux, jusqu’à sentir le besoin de stopper nette sa progression. Un souffle rauque, tout près, une pestilence soudaine puis un cri firent trembler chaque os de Willy, qui remonta l’escalier fissa ! Pas assez vite, hélas.

À la lueur bistre des néons, il aperçut un corps aux angles trop nombreux pour être humain et trop humain pour être totalement animal. Sa jambe fut agrippée fermement et tirée vers la pénombre. Au milieu de grognements sauvages, Willy se débattit avec la force que procure l’instinct de survie. Brandissant son briquet afin de remonter vers la surface, il vit clairement les visages innommables de la horde qui l’entourait. Des êtres pâles, enguenillés, aux gestes brutaux fendant l’air à sa recherche. Dans son dos, une traction soudaine l’éleva de plusieurs mètres, et il fut projeté sans ménagement au travers de l’ouverture par laquelle il était entré quelques minutes plus tôt ! Effaré, il se retourna assez rapidement pour voir la silhouette d’une femme décharnée disparaitre derrière la porte, accompagnée d’une tourmente de hurlements.

À l’extérieur, sous les lampadaires, le palpitant à cent à l’heure, il constata avec effroi une profonde lacération sur sa cheville. Le sang se répandait partout autour de lui, et le Termite tourna de l’œil avant de s’effondrer.

Trop de rouge, trop de visions de cauchemar. Trop d’un coup.

— Pau... Pauline ?
Au moins tu me reconnais. Double sourire.
— Qu’est-ce que ...

— Reste calme, Willy. On t’a retrouvé sur le trottoir il y a cinq jours en train de te vider de ton sang. Ton artère tibiale a été percée, tu as eu chaud. Dans quoi tu t’es encore fourré ?

Le Termite sauvé de justesse raconta tout ce qu’il savait à sa belle. Besoin de se confier. — Il faut que je parle à ton prof là, arrange-moi le coup s’il te plait.
Vous venez de le faire !

Image démoniaque, Aleister Crowley.




La voix parfaitement placée du professeur Ezra retentit dans la chambre, semblable à celle d’un maître de conférences en amphithéâtre.
Willy, le cou rigide, le regard fixé sur
Pauline, n’avait pas remarqué le vieil homme assis en retrait de son lit.

Pauline, je pense que le service a besoin de vos talents. Veuillez nous laisser, je vous prie. L’infirmière quitta la pièce en glissant un clin d’œil faussement discret à son patient un peu

spécial.
Elle tient à vous, vous savez ? Temporairement affectée en pédiatrie, je l’ai vu s’effondrer lorsqu’elle a appris, par une collègue, qu’un homme venait d’arriver aux urgences presque exsangue. Cet homme, c’était vous.

Willy écoutait attentivement. Une vague angoisse fouillait le fond de ses tripes.
Puisque vous avez payé un tribut physique dans cette histoire, je vais vous raconter, mais vous n’écrirez rien à ce sujet. Vous m’entendez ? RIEN. Par le passé, un de vos confrères n’a malencontreusement pas hésité, lui, et les conséquences ont été dramatiques. Sur les cinq enfants dont nous avions la charge, deux sont morts. C’est une catastrophe. Les exposer, c’est les tuer, paradoxalement. Il faut les sauver comme vous avez été sauvé.
Ils ? J’pige pas, doc.
— Monsieur Bhermitte, vous êtes né ici, à Treves, n’est
-ce pas ?
Affirmatif...
— J’ai retrouvé votre dossier
suite à vos résultats d’analyses, à votre arrivée. Bhermitte, pourquoi faites-vous ce métier ?

Cette question galvanisa Willy, qui avait un discours bien rôdé à ce sujet.
— J’ai un don pour ça. Et puis, ça paye les factures. Mon activité est ingrate, c’est vrai, mal vue la plupart du temps. Mais passer pour le coprophage de l’information en traînant partout où les autres ne vont pas, pour parler de ce dont les autres ne parlent pas, c’est aussi proposer au peuple un outil pour assainir son opinion. Salubrité publique, rien de moins que ça. Comme vous. Une limite haute, celle des autres, une limite basse, la mienne, entre les deux : des faits. Toujours divers.

Ezra acquiesça.
— J’ai prêté serment, il y a longtemps, et je n’ai jamais manqué à ce dernier. Les bébés, là- haut, près de mon bureau, je les connais. Ils sont les derniers spécimens d’une foule devenue invisible. Des gens d’ici, là depuis toujours, fantômes des rues pour un système qui va trop vite pour eux. Des gens de peu qui sont restés malgré tout sur leur terres, sous leurs terres. Toute une population jugée à la traîne, qui n’a pas voulu, qui n’a pas pu, ou qui n’a pas su partir. Réfugiée dans les entrailles de la ville, au contact constant de la saleté, de la toxicité des substances qu’on met sous le tapis, dans des conditions de vie d’une rudesse extrême, cette communauté s’est adaptée en sortant petit à petit de la civilisation, tout en profitant paradoxalement de ses excès pour survivre. Le consanguinité et les maladies non traitées finissent aujourd’hui de les achever. Je me dois de les aider, de les soigner. Il y a quarante-cinq ans, j’ai été confronté aux mêmes bébés apparus brutalement, bizarrement, certes un peu moins en souffrance à l’époque, mais ils présentaient la même particularité biologique que les actuels, un facteur sanguin très rare, résultant d’une exposition prolongée aux différents maux qui coulent sous nos trottoirs, et dont nous sommes la cause, collectivement. Même un hôpital rejette régulièrement des flots de matières impropres, radioactives, dangereuses.

Le cerveau du Termite traitait les informations aussi vite qu’il le pouvait.
Ezra poursuivit
Monsieur Bhermitte, ce sont les femmes de ce groupe qui déposent leurs enfants à la surface afin que nous les aidions. Ce sont les femmes qui poussent à la vie. Par instinct comme par raison. Nous, les mâles, préférons aborder l’existence sous une dimension guerrière qui nous pousse à dévorer le monde, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

Le souvenir de la femme le poussant hors de l’ombre lors de son agression, revint à Willy. Elles veulent une chance pour l’avenir. Une chance pour leurs enfants. Mon serment m’oblige, mais j’ai failli, marmonna le professeur, le visage dans ses mains.

Ne sachant pas comment réagir, Willy chercha une banalité à dire. Au fait, c’est bientôt Noël, professeur ?

Avant de se lever pour quitter la chambre, Ezra déposa des résultats d’analyse sur le ventre de Willy puis ajouta Et vous faites un drôle de petit Jésus.

Écrit par Jethro Bare, 2021.

15.8.24

Jethro Bare: Le peuple de l'abîme, bébés parking…

Frank Costello devant la Commission d'Enquête parlementaire, 1960


        "Le Peuple de l'abîme" ou People of the abyss, était le récit "gonzo" avant la lettre de Jack London dans les bas-fonds de Londres en 1900, où il s'était immergé, vivant avec les clochards. Il inspira The Road to Wigan Pier de George Orwell, une immersion non moins cruelle dans l'Angleterre de la Grande Dépression des années 1930, jusqu'au Pays de Galles et ses mines qui fermaient… Il m'inspira "Vint, le roman noir des drogues en Ukraine" en 2004, mes errances de journaliste dans les bas-fonds de Kiev et d'Odessa.

    En suivant l'ami Bare dans son pays natal, intermonde de Saint-Ouen, en bordure du périphérique où l'extrême misère du Tiers-Monde, dans ses déchéances de mort qui rôde, côtoie le nouvel urbanisme colonialiste et son arrogance de bienfaiteur, j'avais exactement la même sensation qu'en lisant London 45 ans plus tôt: les enfers péri-urbains sont éternels…

    Jethro a choisi la fiction pour décrire l'intermonde, dans ce saisissant BÉBÉS PARKING dont Antifixion est fier de présenter ci-dessous le premier épisode — le suivant dans deux jours.


Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences, des classiques de la littérature française et internationale à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, il écrit avant tout sur ce qu’il connaît : la ville, les rues, les profils atypiques, les obsessions, les combines, la violence et la tension des sentiments.
Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au Festival International Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur l'écriture de son premier roman.

BÉBÉS PARKING

Les remontées gastriques, c’est pas le pied. Willy avait l’habitude de ce genre de réveil acide et urgent, mais impossible de s’y faire pour autant. Une fois les yeux ouverts, le souffle court, la quinte de toux abrasive pour chasser des alvéoles les sucs qui n’avaient rien à y faire, la routine quotidienne s’installait sur son trône de morne chaos, reléguant le sommeil à de vains espoirs lointains.

Clope, fond de bouteille de la veille, radio calée sur la FM pour saturer son cerveau avec un max d’infos tous azimuts, le journaleux pointait tous les jours de cette façon à l’usine des news invisibles. C’était dur pour Willy d’émerger, de plus en plus difficile. Il avait même inventé une nouvelle formule pour parler de ses matins, il n’émergeait plus, il « émerdait ».

Inutile de faire un dessin.
Encore quelques minutes avant la verticalisation du grand Willy Bhermitte, dit le Termite,

surnommé ainsi par la corporation car il creuse le sujet, toujours, pourvu qu’il en tienne un. Vingt-quatre années de lutte quotidienne pour trouver le scoop, sortir l’affaire qui fera sensation avant les autres, chasser l’information la plus vendeuse, rendre ses gribouillis plus juteux et attrayants que ceux de ses collègues entendez concurrents pour survivre au rythme des presses d’imprimerie qui gerbaient sans discontinuer de la feuille de chou à la fraîcheur inégale. Hebdos, bi-mensuels et mensuels, tous spécialisés dans le fait divers, le judiciaire plus ou moins sourcé et le sensationnel à grand spectacle sans peur du ridicule, ces canards représentaient autant de piges à faire pour rentrer de quoi payer les petits berlingots de plâtre qui apaisaient le bidon lors des éruptions de lave nocturne œsophagienne, de quoi régler le loyer, bouffer et se rincer le gosier jusqu’à voir un nouveau jour se lever sur les bizarreries du monde.

Les folles passantes cruelles du cadran de l’horloge accrochée en face de son lit défilaient dextrorsum, il était temps de bouger pour le Termite. La physiologie primaire reprit le dessus et madame vessie obligea l’homme à se dresser sur ses cannes aux articulations engourdies.

À travers la petite fenêtre rectangulaire de ses gogues, Willy regardait les cimes de la ville et les néons publicitaires encore allumés dans la brume hivernale de Dado-sur-Seine.
À nous deux maintenant ! pensa-t-il, s’imaginant être un Rastignac moderne même si rabougri, prêt à conquérir la cité... l’espoir fait vivre. Mais son urine sentait trop fort, son bide était irrémédiablement trop enflé pour apercevoir son sexe, et le rêve s’estompa dans la crasse poisseuse de la réalité.

L’infirmier parlait fort pour que tous ceux présents dans la salle de repos l’entendent. C’était un dragueur, le genre à augmenter le volume devant le personnel féminin pour se faire remarquer.

Quand le môme est arrivé, j’ai tout de suite pigé la prise en charge que le vieux allait décider. Je suis là depuis trop d’années, je le connais par cœur, et pour nous faire chier avec ce genre de cas, l’ancêtre n’est jamais le dernier ! clama-t-il sûr de lui, en s’assurant que les attentions convergeaient vers sa faconde provocatrice.

La gêne de ses collègues était palpable, sauf de la part des deux jeunes aides-soignantes fraîchement débarquées dans le service, auprès de qui ce genre de balourd pouvait encore passer pour un cador et faire illusion quand la fatigue possédait les corps comme les esprits. Derrière la vitre, l’ombre du chef approcha de l’entrée de la pièce, promenant son mètre quatre-vingt-quinze légèrement vouté d’un pas sûr et régulier, comme un vieillard dont la vie n’avait cessé d’être un pèlerinage. Lorsqu’il passa la porte, son regard azur scruta les troupes vêtues de blanc sans méchanceté mais avec assurance. Le silence régnait. L’infirmier lourdingue et prévisible n’osait plus faire vibrer l’air ambiant de ses mots creux. Le professeur Ezra, qui dirigeait le service pédiatrique du Centre Hospitalier Universitaire Frederick Treves, posa ses volumineux dossiers sur un coin de la table en soufflant Au travail. Des petits d’Homme attendent nos soins. Je m’occuperai personnellement du nouveau-né arrivé en urgence cette nuit.

Réjouissez-vous!




C’était le deuxième enfant en bas âge trouvé seul, livré à lui-même, abandonné dans un parking en ce mois de décembre 1989. Le C.H.U Treves, calé derrière les glacis qui soutiennent le périphérique au nord de la capitale possédait des urgences pédiatriques, c’était donc là l’étape logique pour ce genre d’histoires malheureuses. Ezra guettait minutieusement l’activité de tout le microcosme hospitalier parisien pour que rien ne lui échappe, et surtout pas les cas de gosses laissés à crever dehors à l’âge où ils sont censés encore boire le lait de leur mère. Tous le savaient et acceptaient ce fait sans s’interroger plus que de raison. Après tout, le vieux professeur était légitime dans sa fonction, son parcours parlait pour lui, et son autorité comme sa réputation lui conféraient le droit de rapatrier à La Plage n’importe quel gamin de n’importe quelle structure médicale, pourvu qu’elle soit du secteur. Ezra mettait un point d’honneur à s’en occuper personnellement. La Plage, c’était le surnom des imposantes tours de Treves jointes en accordéons, qui dominaient Dado par- dessus le périph’. Un accordéon noir qui jouait sa rengaine muette mais implacable en scellant les sorts, et qui constituait un refuge espéré pour tous ces drames, toutes ces vies brisées, tous ces morts, emportant les destins croisés, pris dans autant de vagues jetées sur un rivage où toutes les sirènes de la ville finissaient par échouer.

Café noir, croissant ordinaire, œuf dur. À défaut d’être le petit déj’ des champions, c’était celui de Willy. Accoudé au zinc de son rade de prédilection, pas loin de sa piaule, le Termite commençait à renifler le monde à sa façon. Revue de presse papier humide achetée au kiosque d’en face, qui n’était toujours pas foutu de protéger sa marchandise de la bruine, une oreille trainant sur les ondes qui servaient de tapis sonore aux discussions vides et quotidiennes des habitués du bar, l’orpailleur du fait divers mettait son talent d’analyste-trieur au service de son tamis mental. Bhermitte avait su se tailler une réputation dans cette profession particulière et obscure aux yeux des bonnes gens. À coups de bluff, à coups de triques, et parfois même, à coups de génie.

Dans le tas de feuilles épluchées ce matin-là, rien à fureter. Que du lisse, du plat, de l’insignifiant pour un gars comme Willy. Il était temps d’aller réveiller ce qu’il appelait « son calmar », son réseau, son carnet d’adresses, un machin tentaculaire aux ramifications inattendues, un radar géant qui ramenait vers lui un tas de signaux silencieux pour le commun des mortels mais qui, une fois centralisés dans son cerveau de journaliste, allumaient une loupiote rouge stipulant « à fouiller ». Un calmar d’eaux profondes constitué de contacts, connaissances et autres relations troubles basées sur plus ou moins de franchise et de vérité par ce pro à travers les années, un bien précieux.

Quelques pièces laissées sur le comptoir en contrepartie des matières ingurgitées et Willy se rendit à son bureau. Il suffisait de traverser la rue. Pas de locaux lumineux et modernes, rien qui faisait rêver, rien de très personnel même, mais tout ce qui lui permettait de rester collé à la rue, de la sentir physiquement. Il travaillait à l’ancienne : cabine téléphonique discrète à l’odeur douteuse, carnet corné à la reliure cuir amovible et stylo noir, comme le café, comme son décor, noir comme sa vie et la plupart des histoires où son encre trempait.

On reconnaîtra au moins Lucky Luciano au centre de cette belle brochette…


Il décida d’agir avec sa méthode habituelle : sonner quelques indics précis vivotant dans les articulations rouillées de la société. Dring ! Paparazzi spécialiste des coups fourrés : rien. Dring ! Enquêteur privé de la place de Paris qui lui doit toujours quelque chose : que dalle. Dring! Voyou de la génération montante issu des banlieues pour qui il avait joué l’entremetteur avec un baveux filou qui ne perd jamais : des clous! Le même avocat en question : circulez ! Le calmar perdait ses ventouses les unes après les autres, la semaine allait être dure.

Restait une sonnette sur laquelle appuyer. Celle-là, Willy hésita longtemps avant de l’actionner car sa mélodie lui filerait des extrasystoles et finirait par lui briser le cœur. Tant pis, il fallait bouffer, trouver de quoi écrire, alors il appela Pauline à son boulot. Le tout pour le tout.

— C’est moi. Raccroche pas.
— Je ne compte pas raccrocher. Qu’est-ce que tu veux, Willy ?
Rien de personnel, rassure-toi. Je me demandais juste si tu n’avais rien vu ou entendu qui pourrait m’intéresser dans ta cour des miracles.
Court silence.
— C’est ça, ouais. Puisque tu m’appelles de manière professionnelle, de journaliste à infirmière, je te réponds que non, ces derniers temps, je n’ai assisté à rien qui serait susceptible de nourrir ta plume acerbe.
— J’fais pas les poubelles, tu sais, j’demande juste. J’ai besoin de travailler. Et puis, j’pense à toi.
— Si tu pensais à moi juste pour moi, tu m’aurais rappelé y’a trois mois, Willy.
Silence plus long.
— J’sais pas quoi te répondre que tu ne saches déjà, Pauline. J’suis qu’un con, ça changera pas.
— Si tu le dis. Je vais te laisser, j’ai du boulot. Les urgences adultes ne grouillent pas en ce moment mais je donne un coup de main en pédiatrie, les épidémies habituelles de la saison et puis, les orphelins là...


Les orphelins ?
Ouais, deux nourrissons trouvés seuls dans des parkings nous ont été amenés dans un sale état, le boss du service veut des renforts au cas où y’en aurait d’autres.
Répète un peu ça ? Des bébés dans les parkings ? Où ça ? Quand ?
— Willy, je suis ni ton indic, ni ta pute. Sinon tu m’aurais certainement donné de tes nouvelles avant.
Touché.
Silence de mort.
— C’est le professeur Ezra qui s’excite sur cette histoire. T’as qu’à lui demander.
Et comment je ... Bip... Bip... Bip...

Comme prévu : pincement au cœur et mauvais goût dans la bouche. Mais truffe au vent. L’adrénaline avant la tristesse, il fallait qu’il en sache plus sur ces mômes.

Le vieil Ezra hantait les couloirs de son service jusque tard. Les équipes se tenaient à carreau, sentant intuitivement une tension qui ne se verbalisait pas.

Dans la chambre la plus proche de son bureau, les deux « bébés parking » étaient là, appareillés, en observation. Le professeur resta longtemps assis dans la pénombre, sans dire un mot, au chevet de ces petits êtres de souffrance en manque de tout et à l’aspect si singulier. Une fille et un garçon. Quelques mois chacun seulement. Souffrant de malnutrition, d’affections de la peau, d’importants problèmes respiratoires, dun déficit oculaire et dun retard de croissance. Les enfants présentaient des problèmes identiques, notamment de sévères malformations congénitales. Là où les candides du personnel voyaient juste de l’empathie pour les petits de la part d’Ezra, ceux qui le pratiquaient depuis longtemps décelaient autre chose, de plus complexe. Tout ce qui concernait cette chambre devait lui être remonté immédiatement et en temps réel, avec consigne de l’appeler à domicile si besoin. Rien ne devait filtrer à l’extérieur, et les services sociaux seraient dirigés vers lui comme interlocuteur unique. Il avait cloisonné la situation.

Bataillon disciplinaire (Film russe).








Au rythme des signaux sonores des différentes machines qui surveillaient les constantes des gosses, le docteur plongea dans ses souvenirs, l’âme inquiète et le regard dur.

Le journaliste souhaitait battre le fer tant qu’il était chaud, il connaissait la musique. Impossible d’entrer frontalement en contact avec cet Ezra, qu’il identifia à juste titre comme un grand mandarin de l’Assistance publique, sans compromettre sa source, sans mouiller Pauline. Mais si les mouflets avaient été retrouvés abandonnés à leur triste sort, l’histoire était forcément judiciarisée et il fallait fouiller de ce côté-là.

Willy travaillait depuis toujours avec les flics, et ça n’avait jamais été une mer calme. En tant qu’indépendant, il osait beaucoup, parfois trop. Être dans et hors des clous de la légalité juste pour sortir un papier irritait certains fonctionnaires, quand ça en arrangeait d’autres. Ce qui restait sûr, cest que pour récolter de l’info de première bourre, il fallait taper haut dans leur hiérarchie. Il décida alors de renouer avec Franck Triquet, inspecteur du 36, au courant de beaucoup de choses, avec qui le Termite avait eu affaire dans une sombre histoire de déchets toxiques et d’empoisonnement de masse, un scandale potentiel monstre contre lequel le flic se battait encore en sous-marin, et que les politiques aussi véreux que puissants étouffèrent avec l’efficacité qu’on leur connaît lorsqu’ils sont mis en cause.

Willy ne la ramenait pas avec Triquet car il endossait désormais le rôle du lâcheur dans leur relation, n’ayant pas eu les burnes de sortir l’article qui aurait pu tout changer à l’époque de l’enquête non officielle du policier. Le Termite marcha donc sur des œufs pour ne pas vexer l’officier et ainsi faire un retour dans ses bonnes grâces de manière à obtenir du biscuit sur ses drôles d’orphelins. D’ailleurs « orphelins », qui pouvait en être sûr ? Tout le monde a des géniteurs, quelque part, même Willy Bhermitte, né de parents inconnus, gosse balloté de foyer en foyer jusqu’à ce qu’il accroche un premier job. Coursier pour une imprimerie. Le papelard, il y était depuis longtemps. Fond comme forme.

En raccrochant avec Triquet, Bhermitte se sentit bien merdique, parce que le flicard fut fidèle à lui-même, intègre, sans amnésie mais sans rancune. Willy se vit donc gentiment indiqué vers qui se tourner pour plus d’infos sur les mouflets retrouvés à une semaine d’intervalle dans différents parkings de la capitale, dont un était surveillé. Interroger le gardien de ce dernier, situé sous le centre commercial Beaugrenelle, dans le quinzième arrondissement, s’imposait.

Obscur, humide et peu rassurant. Voilà les adjectifs les plus appropriés pour décrire le décor de ce sous-sol qui s’étendait sur trois sous-niveaux. Le gardien était un type assez spécial, Bhermitte s’en doutait, connaissant ce genre de profil. Ancien de la police aux états de service ternis, employé-là pour cuver et casser quelques gueules à l’occasion. Les meilleurs se retrouvaient à courser les voleurs dans les supermarchés Mammouth, les moins bons sous la terre, comme présentement. Cet endroit était bruyant, un tintamarre subtil.

Proximité de la Seine. Ça coule de partout ici, y’a qu’à voir. Tout est moisi, pourri. Ya tout qui grouille ici d’façon, éructa le gardien.
Cafards ? Rats ? Pas étonnant près du fleuve.
— Si y’avait qu’ça, encore... Si le rejeton s’est retrouvé là, c’est pas par hasard...

Dites- m’en plus !
— J’ai rien à vous dire, foutez le camp, j’ai des consignes moi, j’étais de la Grande Maison en plus, attention !
Du calme, chef ! Si vous me filez un tuyau, j’vous ramène une boutanche de jaune, hein, juste entre nous...
Allez vous faire foutre ! J’suis pas un alcoolo !

Le gardien asséna un pain dans la tronche de Willy, qui ne vit rien venir. Lèvre inférieure ouverte. Par expérience, inutile de rentrer dans un pugilat avec ce genre de mec teigneux et sûr de lui, qui plus est quand il vous dépasse d’une tête et demie et qu’il a deux grammes d’anisette dans le sang. Le journaliste tourna les talons sans demander son reste. 

(À SUIVRE)




 

11.8.24

Essenine ou les arabesques du cafard…

     Il est très frappant de constater que lorsqu'Essenine écrit les vers qui suivent, il n'a que seize ou dix-sept ans, il  est en proie à une écrasante mélancolie. Adolescence ?… Le thème sera récurrent tout au long de sa courte vie. En 1925, peu avant sa mort suspecte, à peine âgé de trente ans, il se lamente déjà sur son vieillissement précoce, certainement accéléré par débauche, cocaïne et vodka: "Cette tristesse impossible à dissiper, Dans le rire sonore de la jeunesse, Mon blanc tilleul s'est finalement fané, De l'aube du rossignol, les échos disparaissent". Prédestination du maudit ? Self-fullfilling prophecy ? Ou prescience d'un corps qui se sait condamné? Dans les vers qui suivent, alors qu'il vient d'arriver à Moscou, il est encore trop tôt pour craindre la Tchéka…










*** 
Derrière les brumeux lointains on ne voit pas, 
 Ce qu’il y adviendra de moi, 
 Qu’y a-t-il là-bas… le bonheur, ou le souffle de la tristesse, 
 Ou le repos sur une poitrine modeste. 

 Ou bien ces brouillards grisonnants 
 M’assombriront à nouveau , 
 De douloureuses blessures à mon cœur portant 
 Encore se consumer sans feu, de nouveau. 

 Mais à travers le couchant dans les brouillards lointains 
 S’enflamme une aurore, je le vois — 
 C’est la mort, pour la triste terre, la fin 
 C’est la mort, mais le repos pour moi. 
Funérailles d'Édouard Limonov, mars 2020


 Не видать за туманною далью, 
Что там будет со мной впереди, 
Что там… счастье, иль веет печалью, 
Или отдых для бедной груди. 

 Или эти седые туманы 
Снова будут печалить меня, 
Наносить сердцу скорбные раны 
И опять снова жечь без огня. 
 
Но сквозь сумрак в туманной дали́ 
Загорается, вижу, заря; 
Это смерть для печальной земли, 
Это смерть, но покой для меня. 
 ‹1911—1912› 


 La tempête de neige du 26 avril 1912 

 Que te faut-il, tempête, 
 Tu hurles à la fenêtre. 
 Un cœur malade, tu inquiètes, 
 Tristesse et mélancolie tu soulèves dans mon être. 

 Le plus vite possible, va-t-en, 
 Permets-moi de m’oublier un peu, 
 Ou bien mes pleurs — tu n’entends, 
 Je me repens de mes péchés devant Dieu. 

 Permets par une prière surchauffée
 À mon âme et ma force de confluer. 
 Tout mon esprit j’ai gaspillé, 
 Bientôt dans la tombe, j’irai me cacher. 

 Alors sur moi, il te faudra chanter, 
 Mais pour l’instant, va t’éloigner, 
 Ou pour une âme chargée de péchés 
 Avec moi tu devras prier. 
 SERGUEÏ ESSENINE 


.

Вьюга на 26 апреля 1912 

Что тебе надобно, вьюга? 
Ты у окна завываешь, 
Сердце больное тревожишь, 
Грусть и печаль вызываешь. 

 Прочь уходи поскорее, 
Дай мне забыться немного, 
Или не слышишь — я плачу, 
Каюсь в грехах перед Богом? 

 Дай мне с горячей молитвой 
Слиться душою и силой. 
Весь я истратился духом, 
Скоро сокроюсь могилой. 

 Пой ты тогда надо мною, 
Только сейчас удалися 
Или за грешную душу 
Вместе со мной помолися. 
1912 г.



8.8.24

L'été des villes qui grondent 2, Jethro Bare

 

Jethro Bare, photo ©Iron Seb, tous droits réservés
Originaire de Saint-Ouen-sur-Seine, où il réside encore aujourd’hui, Jethro Bare est né en janvier 1977.
Nourri par diverses influences, des classiques de la littérature française et internationale à travers le temps jusqu’aux souterrains de la pop-culture, il écrit avant tout sur ce qu’il connaît : la ville, les rues, les profils atypiques, les obsessions, les combines, la violence et la tension des sentiments.
Sa nouvelle noire intitulée « Elle gronde » a été finaliste du concours de nouvelles au Festival International Quais du Polar à Lyon en 2022.
Jethro Bare travaille actuellement sur l'écriture de son premier roman.

    Toujours aussi heureux de publier l'ami Bare, nous présentons ci-dessous la seconde partie et la fin de la nouvelle inaugurale du jeune auteur, deux épisodes au lieu de trois, mais le suspense était intolérable!…

    Ce bel essai, qui attira l'attention du monde du polar dans une de ses cérémonies les plus riches et les plus prisées, devrait attirer celle des éditeurs — si ça existe encore — par sa maestria. 

    TM, président et trésorier à vie d'Antifixion, se ferait un plaisir de jouer les intermédiaires…

    La semaine prochaine, nous publierons sa deuxième nouvelle, tout aussi saisissante: Bébés Parking, également en deux parties. Elle est complémentaire. L'été, si pénible soit-il en ville, n'a pas que des inconvénients…

        


    ELLE GRONDE 2E PARTIE:

    Pour Franck Triquet, c’était une enquête sans coup de feu ni sang. 

Mais il existait bien pire que les flingues et les cadavres. Il y avait cette ville. Son odeur et le son rauque de ses entrailles noires qui grondaient.


    

3. Terrarium

    Retour à Dado City. Cette ville m’obsédait mais ses effluves ne m’avaient pas manqué. Encore ce malaise, encore la même léthargie suspecte dans laquelle chaque figurant semblait plongé. Je finis mon clope avant de monter dans ma voiture pour noter quelques éléments délivrés par Marco qui m’avait fait sa petite visite guidée le matin à l’aube. Pas si sportif ni salissant que ça finalement. Juste descendu une grille discrète qui donnait sous la rue afin qu’il m’explique un peu ce qui n’allait pas dans son boulot. Il voulait bien faire, je le sentais honnête. Inquiet et honnête. Nous étions restés tant que nous pouvions, avant que la nausée et le mal de crâne ne s’installent trop même s’il m’avait expliqué ne plus rien sentir depuis longtemps. Les habitants de Dado ne sentaient plus Dado. On finissait par s’habituer à tout, même au pire.

Luttez pour la propreté!…


    Marco m’avait montré les tuyaux dont il assurait la maintenance et qui couraient dans toute la ville pour distribuer la chaleur. Sur d’énormes sections, ce matos était en très bon état.
«  Changé à l’arrivée de Bouvier ! » m’avait-il précisé avec ironie. Son job consistait en théorie à faire des relevés divers et de la vérification générale, mais la réalité était différente. En pratique, il resserrait des boulons et des écrous toutes les journées de toute l’année, à cause des « vrombissements ». Quatre fois par mois, un dégazage spécial faisait vrombir tout le réseau et il fallait ensuite palier aux effets des vibrations avec défense formelle d’en parler, clauses de confidentialité techniques à l’appui sous couvert de protection de brevets, avec obligation de signer bien sûr. Autre fait troublant : les technicos ne devaient surtout pas poser trop de questions.

Les ingénieurs agissaient, et ces dégazages étaient prétendument essentiels pour la bonne marche des innovations du système. C’était la réponse officielle relayée par les chefs et les syndicats. Circulez, y’a rien à voir !

Ici, tous avaient l’air dans le coltard, mais s’ils ne sentaient plus rien olfactivement parlant, certains devaient tout de même l’entendre, ce vrombissement, plusieurs fois par mois !

C’était ça qu’évoquait la pauvre Annie ? « Quand elle gronde, j’ai peur... la ville me tue » avait-elle expliqué à ma tante Gisèle peu avant de mourir, au bord du désespoir.

J’avais rarement vu un tel degré de résignation dans la population d’une ville tout entière, une dépression presque physiquement palpable qui abattait toute notion d’espérance. Marco jurait qu’il restait vif à cause des pilules du travail, sans me donner d’échantillon par crainte qu’on remonte à lui si je les soumettais à analyse,(il n’avait aucune confiance dans le monde des labos, quels qu’ils soient). Pour les autres c’était Fatalitas.

Les gens ne disaient rien. Ils vivotaient. Ils bossaient. Ils crevaient. Je lui avais parlé du nom d’un canard associatif mentionné dans les coupures présentes sur les microfilms de la P.Q.R de ces dernières années. « Le Mégaphone ».

Avant de le rejoindre pour notre incursion en sous-sol, j’avais fait un tour rapide à l’adresse du local qui s’occupait du journal. Sur place : le désert. Ce rez-de-chaussée de grande barre glauque, où l’on voyait poindre quelques silhouettes en jeans et flight-jackets en cuir chevauchant des mobylettes dans les coins sombres, semblait à l’abandon depuis longtemps. Rien à part l’ombre des vendeurs de came, présents en nombre partout dans la municipalité. Mais le papier édité par ce petit groupe était connu des Dadoseinois, et Marco m’avait lâché un nom : Gilbert Sébastelain. J’avais donc un os à ronger.

Vérification faite, ce Sébastelain était toujours vivant. Né en 1915 à Baie-Mahault, Guadeloupe, et dont la dernière adresse connue était : 16 rue de La Sablière, bâtiment 11, Hall A, Dado-sur-Seine. La CAF m’avait donné un numéro qui ne sonnait pas dans le vide, et Sébastelain et moi avions convenu d’un rendez-vous quelques jours plus tard en terre neutre : Paris 17ème.

Je le repérai de loin, il m’avait dit être en fauteuil roulant. J’avançai vers lui.

Monsieur Sébastelain ? Enchanté, Franck Triquet. Merci de vous être déplacé pour me rencontrer, je voulais vous voir ni trop près ni trop loin de chez vous.

— Bonjour. Dado n’est pas loin, c’est vrai, mais quitte à parler d’elle, je préfère que ce ne soit pas en son sein, vous avez raison.

Gilbert Sébastelain, pur produit du Bumidom, était un solide gaillard antillais qui m’avait expliqué au téléphone avoir perdu l’usage de ses jambes il y a longtemps. Je n’avais pas très bien compris, mais son système immunitaire n’était jadis pas parvenu à combattre une sale infection car affaiblit par une intoxication aux pesticides, au pays. Toujours est-il que l’homme en imposait : regard sûr derrière ses lunettes reliées par une chaînette couleur argent, fine moustache au tracé impeccable, poignée de main très ferme malgré l’arthrose qui déformait ses doigts, et un parfum mentholé qui me rappelait celui de mon père.

Tableau urbain dans l'Oural


Après lui avoir signifié de nouveau que je menais cette enquête pour mon compte, il m’en apprit des vertes et des pas mûres sur sa drôle de ville. Il en avait gros sur la patate et mes questions tombaient à point nommé pour le soulager.

L’élection du maire, datée d’un mandat et demi, avait coupé l’herbe sous le pied de son association et de ses publications « citoyennes et libres » sur la vie de la cité et la politique locale. Plus aucune subvention, plus aucun moyen mis à leur disposition, fermeture en quelques mois, adieu Le Mégaphone. Sébastelain n’avait pas la réputation d’un emmerdeur mais plutôt celle d’un procédurier à la dent dure, patient. Ses questions concernant la mort de sa femme, son aînée de deux ans, décédée mystérieusement d’une infection pulmonaire pour cause toxique alors qu’elle n’avait jamais mis une cigarette à ses lèvres de sa vie, et les risques liés au développement des activités des labos Bouvier dans la ville, l’avaient placé dans le collimateur de l’administration fraîchement remaniée.

— Ils m’ont dit que, de nos jours, un tel mal peut venir de n’importe quoi : pluies acides, pollution atmosphérique, la radioactivité... Foutaises !

Vous pensez à quoi, alors ?

À la même chose que vous si vous êtes l’enquêteur que vous m’avez vendu. Et vous avez l’air assez intelligent pour comprendre.

Le moins que l’on pouvait en dire, c’est que si l’homme ne tenait pas debout, ses arguments, eux, OUI. Son histoire me renvoyait fatalement à Annie, l’amie de ma tante. Et même si mon cerveau avait collé les éléments dans le sens de Sébastelain depuis longtemps, en tant que fonctionnaire par tradition familiale et légaliste convaincu, je ne pouvais pas me résoudre à croire que des institutions officielles agissaient contre la masse sans complexe. Nous étions en France, bordel, pas sous le joug d’une junte lointaine et cynique ! Le système n’était pas, n’a jamais été et ne sera jamais parfait, mais des entités de cette taille, qui plus est sous la responsabilité de l’État, même en partie, ne pouvaient pas sciemment empoisonner les gens ! Et si oui, pourquoi ? Le pognon ? Ce serait comme laisser un produit contaminé dans les hôpitaux sans rien dire ! Il y a toujours un responsable derrière un coupable, et dans le lot, quelqu’un veille sûrement au grain ! Dado-sur-Seine n’était pas un terrarium dans lequel on enfumait les gens avec je ne sais quel produit ?... Si ?

Feu Mme Sébastelain entendait pourtant bien la ville gronder une fois par semaine, aléatoirement, et la peur de « la survenance de ces trompettes de Jéricho » comme elle les décrivait, l’avait sévèrement diminuée vers la fin selon son mari.

Ce dernier avait d’ailleurs vu presque toutes ses connaissances du même âge passer l’arme à gauche et ne pensait devoir son salut qu’à ses séances d’oxygénothérapie régulières, comprises dans son traitement à vie contre les résidus de pesticide dans son corps.

Je devais passer au bureau avant de rentrer et l’air frais qui fouettait mes tempes sur quelques centaines de mètres était salutaire. Ma conversation avec ce vieil homme m’avait abasourdi, dérangé, je nageais entre colère et déni. Ce qui se dessinait derrière les lièvres soulevés ces dernières semaines concernant Dado était dingue, effarant. Je regrettais âprement ma routine de cadavres sur fond de banditisme classique. J’avais besoin de me rassurer, de tâter du concret, de retrouver la raison ! Il fallait que je me rapproche de mes homologues dans cette satanée agglomération, qu’on parle boutique, qu’ils rationalisent tout le foutoir qui était en train de s’installer dans ma tête... qui me dépassait... et dont je n’assumais pas le vertige.

Sur un prétexte bidon, je rendis visite le lendemain au commissaire de Dado, un certain Cabeau. J’avais connu un type avec ce blase à l’école de police, il avait d’ailleurs bien morflé à cause de ce cadeau de naissance. On s’entendait bien mais je l’avais perdu de vue. Il était devenu flic malgré un niveau de sérieux incompatible avec ses ambitions. Trop fêtard, trop centré sur lui-même.

Quand on pouvait fumer dans les bistrots…


Arrivé dans le bâtiment qui abritait la Nationale, j’étais sur les rivages du Styx. Des locaux insalubres et vétustes où traînaient des fonctionnaires au teint jaune et aux traits lourds, baignant dans des relents d’anisette qui figeaient une ambiance à couper au couteau.

J’essayai de ne pas dégager trop de mépris en m’affaissant dans mon costard à 5000 francs garni de boutons de manchettes Amicale PJ plaqués or, quand un grand chauve bedonnant me surprit par une petite tape amicale derrière l’épaule.

Franck Triquet ! J’étais sûr que c’était toi ! Un Triquet de la PJ qui vient voir un pignouf comme moi, certain que c’est pas pour le boulot !

Sans cet humour et ce ton de beauf pas méchant, je ne l’aurai jamais reconnu. C’était bien lui. Mon Cabeau de l’école. Jérôme Cabeau dont il ne restait rien de la superbe. Le crâneur sympa et excentrique s’était transformé en triste sire dont les mains aux ongles rongés tremblaient maladivement.

J’avais face à moi un homme détruit.
Je dus me démasquer assez vite et exposer mes intentions réelles car je ne voulais pas humilier cet ancien camarade, qui avait de toute façon
très bien saisi la duperie. D’abord méfiant, il se laissa aller peu à peu, et, le biberon ambré sorti d’un des tiroirs de son bureau aidant, il reconnut en moi un interlocuteur qui pouvait le comprendre vraiment.

Le soir tombait, le commissariat glissait dans son bourdon de nuit et je ne pris plus aucun détour dans mes questions. Je m’adressai à Cabeau en ami pour apaiser sa peine faite de honte et de résignation, qui était sûrement la cause du psoriasis galopant qui affleurait au col de sa chemise bon marché. Les mots coulèrent.

— Dado, c’est pas le pied tu sais. Je dirige cette tôle, mais je suis plutôt un bouc-commissaire ici...

Sourires gênés.

— T’as croisé la municipale ? Ils ont plus de matos que nous, sans compter les largesses du maire à tous les points de vue ! Et puis les profils... du genre de ceux dont nous on ne veut pas, mais qui savent mener leurs barques dans les caniveaux, si tu vois ce que je veux dire. Non, Dado, c’est une planque pour ceux qui savent fermer leur clapet, comme moi maintenant. Là, t’es pas emmerdé.

Il jeta soudain sa bouteille presque vide dans la corbeille pleine à craquer. Comme lui.

Les gens souffrent ici, Franck, mais tout est verrouillé. L’air est pourri, tu l’as senti. Ça passe par en dessous, quand ça gronde, quand ça vrombit, par le chauffage... ils se sont arrangés pour balancer leur saloperie partout. C’que c’est exactement, j’en sais foutre rien, mais sûr que c’est pas de l’eau de Cologne ! Les dealers mettent la pression sur la population en permanence, le maire s’est glissé le préfet dans la poche grâce à ses amis de chez Bouvier et ils s’éclatent tous ensemble dans des sauteries dégueulasses dont je te passe les détails. Moi, je tourne la tête. Je suis un homme de paille, collègue. J’ai renoncé.



4. Sclérose de combat

La conversation continua toute la nuit entre les quatre murs de ce bureau terne et asphyxiant. J’en sorti sonné, livide, perdu dans un vide intérieur.

La rasante lividité d'un matin blême tombait sur cet horizon de constructions glacées où la vérité s’emboîtait dangereusement. J’avais des billes mais que pouvais-je en faire ? Nous étions deux flics et quelques citoyens à savoir la vérité — face à de monstrueuses et menaçantes machines grippées, pleines d’une rouille suintant la malédiction grondante de Dado.

En marchant vers ma voiture, cibiche au bec et ciboulot remué, tout devint paradoxalement très clair. Mon choix était fait. Rien ne serait plus jamais comme avant. Au fond, révolté, j’étais prêt à me battre.

Moi, je ne renonçais pas. Je ne détournais pas la tête.
Dado-sur-S
eine s’effaçait dans mon rétroviseur, mais pour moi, la guerre était devant.