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11.1.22

"La Neuvième Cible" de Pavel Kreniev à la Manufacture des livres

 

PLUS PROCHE QUE SON OMBRE : LE TIREUR D’ÉLITE ET SON DOUBLE.

 

         Baudrillard dans De la Séduction avait eu cette formule : Lui être plus proche que son ombre. En littérature, il existe peu de thèmes aussi éculés que celui du double, dont Nabokov se tirait brillamment dans La Méprise en concluant à une erreur schizophrénique. Les innombrables exemples d’inversion de l’axiome rimbaldien, où l’autre est je, ne mènent la plupart du temps qu’à des impasses, même chez les auteurs les plus étonnants. Je pense à mon ami Carl Watson et son chapitre Fandango au bal du double dans son roman Hôtel des Actes Irrévocables (Gallimard, 1997) où malgré une série de pirouettes éblouissantes, l’auteur finissait par se mordre la q… Au titre des rares réussites, on peut compter ce bon vieux Dr Jeckill, voire ce cher Dorian Gray que la convocation de la ferraille folklorique du Diable, sauvent des eaux glacées de la ratiocination nombrilique. En d’autres termes, la terreur concrète, quoique surnaturelle.

         À sa façon modeste, mon ami Pavel Kreniev, accessoirement vice-président de l’Union des Écrivains de Russie — vite, vite, dénoncez-moi au contre-espionnage — s’est attaqué à ce thème rebattu du double, par le biais d’une autre terreur concrète : le métier de tireur d’élite.

         Son héros sans illusion, Nikolaï Gaïdamakov est envoyé en 1992, par un pouvoir russe alors en déliquescence en Transnistrie sous pression moldave, où la population ethniquement russe est placée sous la menace du rêve renouvelé de la Grande Roumanie. Les rêves impériaux ne disparaissent jamais, ils se contentent de s’estomper — pour resurgir quand l’occasion fait le larron. Les « snipers » d’en face — qu’en d’autres temps on appelait des « salopards » dans l’armée — font régner la terreur en Transnistrie, mercenaires venus de toutes les provinces de l’ex-empire pour flinguer du Russe et gagner du pognon. La tâche de Gaïdamakov consiste à éliminer, lui-même tireur d’élite, ces « salopards » qui s’en prennent aux civils avec un succès inquiétant, terrorisant la population qui se retourne à son tour contre les autorités incapables de la protéger. Pour réussir, il lui faut se glisser dans la peau de l’adversaire — tour de magie du mimétisme, plus proche de l’ennemi que son ombre, trouver ses caches et ses secrets. Fandango au bal du double, indeed !… C’est par une enquête minutieuse digne des meilleurs détectives — étude du terrain, photographies, recoupements, angles de tir, déductions — que procède Gaïdamakov, professionnel méthodique. Jusqu’à ce qu’un « salopard » plus rusé que les autres échappe à toutes ses investigations, causant des ravages dans la population civile de Tiraspol… C’est « La Neuvième cible ».

Alexandre Lebed


         Outre un scénario haletant digne des meilleurs polars, servi par un style sec, dépouillé, d’une redoutable efficacité, «  La Neuvième cible » a le mérite d’attirer l’attention et de rappeler la situation géopolitique d’un confetti ignoré de l’ex-empire soviet sous pression OTAN jusqu’à maintenant. On retrouve dans ce roman impeccable la figure tonitruante du général de parachutistes Lebed qui avait combattu en Afghanistan et devait disparaître au début des années 2000, alors gouverneur d’une région de Sibérie, dans un accident d’hélicoptère que d’aucuns considèrent comme très suspect. Lebed était alors pressenti comme un concurrent très sérieux à la présidence de la Fédération Russe, et feu mon ami Édouard Limonov répétait à l’envi qu’un de ses atouts principaux était sa trogne de ruffian. Gueule de soldat.

         Lorsque mon ami Pavel Kreniev, au bord de la Mer Noire, me parla pour la première fois de son bouquin pour que je le traduise, il faisait très chaud dans cette station balnéaire en face de la Turquie — un mois d’août sans merci. Devant un Occidental, il présupposait l’ignorance :

         —Je ne sais pas si tu connais la guerre de Transnistrie ?…

         —J’en ai entendu parler par Édouard Limonov qui avait combattu là-bas aux côtés des volontaires de Transnistrie. En détail.

         Sans vouloir me vanter — quoique…— sur sa chaise longue, je lui avais coupé la chique.

         Je plaide pour ma paroisse, évidemment, mais quel bonheur de traduire un roman aussi captivant dans sa perfection technique de rigueur et d’émotion, savant cocktail. Dans une vie de traducteur — c’est pas tous les jours.

         Thierry Marignac, janvier 2022.