Bruxelles, hiver 2020 |
En 2019, sous des cieux plus riants, sous un soleil de plomb, Lola Zvonareva, présidente du jury de poésie de la "Saison Intellectuelle" de Saki, décida de m'interviewer !… Nous venions ensemble, puisque je faisais partie du jury, de passer une semaine à juger les œuvres de gens souvent simples, mais loin d'être dépourvus de talent.
Pour les lecteurs russophones, l'interview est parue le mercredi 22 juillet 2020 dans la revue "Litteratournaïa Gazeta" au lien suivant:
Thierry Marignac, adversaire du post-modernisme, nous parle des idées philosophiques de Derjavine, de sa rencontre avec Édouard Limonov et des paradoxes de la réalité. (Interview faite par Lola Zvonareva pour Literatournaïa Gazeta en 2019, parue le 22 juillet 2020)
— Racontez-nous pourquoi vous vous êtes
essayé à la prose ?
— Je n’ai
jamais eu le moindre doute sur le fait que tôt ou tard je deviendrais
romancier. Comme un athlète qui sait qu’il court vite… Un jour j’ai fait la
connaissance d’un éditeur (Daniel Mallerin, qui présidait alors aux destinées
du Dernier Terrain Vague). J’avais une vingtaine d’années. Il m’a dit en riant
« Arrête de traîner dans la rue, mets-toi à écrire ! ». Nous en
rions jusqu’aujourd’hui lorsque nous évoquons ensemble cet épisode.
— Vos textes préférés d’auteurs russes ayant
eu de l’influence sur votre destinée de littérateur ?
— La
poésie m’a plus influencé que la prose. En prose « Un Héros de notre
temps » de Lermontov. « Le Conte de la lune non éteinte » où,
avec tant d’adresse, Pilniak se sert des moyens du jeune cinéma soviétique, les
transposant en littérature.
— À Nijnii-Novgorod vous avez parlé des « Les Bas-Fonds » de Gorki. Comment
est-ce que cette pièce vous a influencé, vous qui n’en écrivez
pas ?
— Ce qui
m’a influencé, c’est le film de Renoir, adapté de cette pièce, un trésor du
cinéma français. Qui plus est Gorki lui-même m’intéresse, une figure complexe
et talentueuse, très ambigüe.
— Édouard Limonov a écrit l’avant-propos de
l’édition russe de votre roman « Morphine Monojet ou les fils
perdus ». Comment avez-vous fait sa connaissance ? Quelle est votre
appréciation de ses textes en prose ou en poésie ? Qu’est-ce qui vous est
le plus proche, la poésie ou la prose d’Édouard Limonov et pourquoi ?
— Avec un
ami (L’écrivain Pierre-François Moreau) nous avons interviewé Édouard peu après
son arrivée en France, où il connaissait alors peu de monde en dehors de nous.
Je pense qu’avec ses premiers livres Limonov a forcé la porte de la littérature
mondiale, et il nous avait tous secoué. Et toutefois, j’apprécie ses poèmes
beaucoup plus. Pour moi, son « roman » « Journal d’un
raté » est une œuvre de poésie authentique.
TM et Bakhytjan Kanapianov au monastère de Diveevo. |
— Vous avez traduit en français le livre de
vers philosophiques de Bakhytjan Kanapianov. Qu’est-ce qui vous a touché dans
ses poèmes ?
— Bakhytjan
est un poète avec une force d’expression indéniable. Il possède un métier fou,
dans ses vers, il y a beaucoup d’humour, et parfois des références à des
conflits réels traversés par le poète par exemple (il a vécu d'autres épreuves, notamment à Tchernobyl) à l’époque de ses études à l’Institut de
Littérature…
— Parlez-nous de votre premier livre. En quoi
vous est-il cher jusqu’aujourd’hui ?
— Ce
roman « Fasciste »est une sorte de journal d’un activiste
d’extrême-droite écrit à la première personne, sans excuse, ni justification.
Dans le monde éditorial politcorrect de l’époque (1988), il choqua tout un
chacun. Pour une raison ou pour une autre, on me confondait avec le personnage
principal, quoique ma vie réelle n’ait rien à voir avec celle de mon personnage.
En revanche, c’est jusqu’aujourd’hui mon best-seller. Et Édouard lui-même fut
bouleversé à l’époque, il ne s’attendait pas à ça de ma petite personne. Peu
avant sa mort, il reconnut que ce livre avait exercé sur lui une certaine
influence : pour des raisons qui m’échappent en partie, j’avais écrit un
roman, pas un manifeste.
— Il y a peu, vous avez publié un nouveau roman…
— Il
s’agit des mémoires d’un homme vivant à Brighton Beach, dans les années 2010,
sur une histoire d’amour d’autrefois, retraçant à travers les péripéties d'un mouvement d'émigrés à Paris, les dix dernières années de l'URSS. Pendant
qu’il rêve du passé, la vie continue à Brooklyn, où, comme on dit à New York,
on a reconstitué une petite URSS. Ce n’est qu’à la fin que nous apprenons
comment il est arrivé là et a rencontré une autre femme. En d’autres termes, il
s’agit de reflet sur reflet, le jeu de miroirs de la littérature. En ce sens,
c’est sans doute le plus « littéraire » de mes livres.
— Vous avez participé au festival littéraire consacré à Gorki à
Nijnii-Novgorod, quelles sont vos impressions ?
— On m’a
reçu comme un roi. Bien que je sois loin d’être un expert de Gorki. Mais ça
n’avait pas d’importance. On m’a accueilli en véritable "diplomate du peuple".
— Vous avez été deux fois de suite membre du
jury international « Saison intellectuelle » de Saki. Qu’en avez-vous
retenu ? Vous avez été surpris ?
— Une
station balnéaire du peuple. Des cris d’ivrogne en plein nuit. La journée, la
famille au complet sur la plage. Avec la radio, les conserves… et de la bière.
Une atmosphère intéressante ! Et, bien que je sois un étranger on m’a
accueilli comme un autochtone. Ce festival est touchant, les gens viennent de
loin pour présenter leur petite œuvre. Ils aiment la poésie, ils ne sont pas
tous talentueux, mais ça n’a aucune importance, ce qui compte c’est à quel
point le langage poétique est développé en Russie. Impossible à trouver en
Europe !
— Quels livres français conseillez-vous aux
lecteurs russes ?
— Malheureusement,
mes amis ne sont pas traduits en russe, Gérard (Christopher), Guégan (Gérard), Guittaut (Pierric), Leroy (Jérôme)… Ils méritent
d’être traduits en russe. Sinon le Dieu de notre littérature est encore
vivant : Modiano (Patrick).
Morphine Monojet, édition russe, traduit (brillamment) par Kira Sapguir |
— Kira Sapguir a traduit votre roman
« Morphine Monojet » avec virtuosité. Quel est votre credo de
traducteur ? Quel prix accordez-vous à la traduction de Sapguir ?
— Kira a
accompli un exploit. Les Français contemporains ne comprennent pas
toujours l’argot de cette époque, vieux
d’il y a quarante ans. Elle a , de plus, transposé très brillamment les jeux de
mots et les arabesques de mon style. Mais Kira et moi appartenons à la même
école de traduction, une expérience amère nous a appris que traduire littéralement une œuvre artistique
est une impasse.
— Comment et pourquoi vous êtes-vous
intéressé à Derjavine et avez-même traduit
une de ses odes les plus fameuses ?
— En
novembre 2018, j’ai lu l’essai de l’enseignante
Alfya Galumoullina « Les poètes sont invariablement en faveur du
peuple » et c’est alors que j’ai traduit l’ode de Derjavine « Aux
Princes et aux puissants ». Et coïncidence : c’est à ce moment-là que
s’est propagé la révolte des Gilets Jaunes. Et sur mon blog où la poésie russe
est à l’honneur, j’ai eu des centaines de visites sur ce poème. Admettez-le
c’est rare pour de la poésie, en particulier de la poésie du XVIIIe siècle. La
conclusion était claire : à travers tant d’années, la différence des
cultures, l’appel du poète aux forces de son monde gardait sa puissance et son
actualité. Ardent partisan d’Essenine et de son poème « Pougatchev »,
je dus feuilleter à nouveau « La Fille du capitaine » (Pouchkine
s’étant servi des compte-rendu de Derjavine sur la révolte de Pougatchev) pour me souvenir que les accès de colère
populaires peuvent être aussi sanglants que les réactions répressives du
pouvoir. C’est ce qui m’a poussé à traduire la première partie du poème
« Pougatchev », les métaphores paysannes du poète houligan
transmettant la rage du peuple, de même que les poèmes épiques du courtisan,
guerrier, devenu un sage. Un autre paradoxe : le vieux guerrier, mûri par
la proximité et l’amertume de la mort des intimes, parvenait à la raison et à
la compassion pour les déshérités devant
les puissants du monde de son époque avec la même force qu’aujourd’hui. Il
était, 250 ans plus tard, susceptible de provoquer des sentiments chez les
parias de notre société post-moderne. Malgré la barrière du temps, je
découvrais soudainement la profondeur des idées philosophiques de Derjavine, la
sagesse du guerrier, conquise au prix du sang. Et cela cessa d’être une
révélation, lorsque j’appris que Derjavine était quelqu’un d’extrêmement sensuel,
dont la création était très « charnelle ». Le traducteur a un lien secret avec son auteur, une
vibration particulière —il connaît le rythme de son pouls, son émotion
intérieure. Mais établir un lien entre deux époques à travers une traduction est un
miracle. Je suis heureux et fier d’y être parvenu.