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Au "bunker" du NBP, dans les années 90, Danil Doubschine à droite de Limonov. |
ANTINÉCROLOGIE
"Quelle époque ce fut, enfer ou paradis, quand Elena m'a
quitté en février 1976. Ô Seigneur comme je suis heureux d'avoir vécu un pareil
moment et ce terrible malheur…
Époque d'un cœur dépouillé! L'air était
étrange, brûlait comme l'alcool avec des monstres qui rugissaient alentour et
un complot général de la nature contre moi, le ciel qui vomissait du feu
et la terre qui m'attendait béante et palpitante.
Combien d'observations invraisemblables,
combien d'expériences cauchemardesques ! NewYork, dans la bise de l'hiver,
était parcourue de tigres aux canines comme des sabres et d'autres fauves de
l'époque glaciaire, les cieux déchirés craquaient, et moi, chaud; humide et
menu, je bondissais pour échapper aux dents, aux ventres et aux griffes. Une
petite boule saignante. Et de toutes parts retentissaient, tels des coups de
tonnerre, les mots terribles du philosophe bossu: "Le plus malheureux,
c'est le plus heureux!… Le plus heureux !" Mais je ne
comprenais pas alors.
Et maintenant que je voudrais connaître le
même état, impossible, impossible hélas. Une telle vision n'est permise que
dans un épouvantable malheur, une seule fois, et un tel état
n'avoisine que la mort".
Journal d'un raté, Albin Michel, 1982.
La
peste soit des « comémmorateurs », louche franc-maçonnerie de
sous-développés du bulbe, chez qui l’oraison funèbre est le fruit naturel de la
médiocrité. Le charognard déforme quelques grandes lignes dans le sens qui
l’arrange avec sa tronche de circonstance et son brassard de crétin au
cimetière. Trois formules ronflantes et puis s’en vont.
On a pu assister récemment à cette sarabande
des hyènes autour du cadavre de mon ami Limonov. Un certain nombre des ténors
de l’histrionisme solennel entonnant le cantique des tartuffes le dénigraient
quand il était vivant, car c’est ainsi qu’on écrit l’Histoire dans les égouts
de la politique.
Ce
n’est après tout que le pendant de la médiocrité de gauche, qui le cloua au
pilori après l’avoir adulé, ne lui accordant la rédemption qu’à la suite d’une
biographie mauvaise copie des écrits d’Édouard lui-même. Celle-ci était de
surcroît farcie d’erreurs, parce que le
grand bourgeois misérable tas de complexes au vide sidérant — ne sait même pas
copier correctement. Quelle importance, sa crasseuse impuissance
d’exhibitionniste lui vaut d’entrée les suffrages plébiscitaires de la presse
serpillière dont il vient. Lors d’un échange récent sur l’abyssal manque de
contenu et d’intérêt d’une interview publiée par une revue de la
« mouvance », après son passage à Paris «Gilets Jaunes »,
Édouard, rebondissant sur son biographe, me confiait, avec la simplicité
déconcertante qui était sa marque de fabrique : « Thierry, je
sais qu’il a eu du succès parce que c’est un bourgeois ».
Ce
déprimant tour d’horizon expédié, passons à un tableau vivant, le seul qui
importe puisqu’il est la transmission.
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Avec Faouzi Lellouche leader Gilets Jaunes, Paris mai 2019 |
De
même que pour Dominique de Roux les flonflons d’Empire et les échos de western
dans la jungle ont par exemple éclipsé le vif intérêt qu’il portait à la Beat-Generation — Ginsberg, Burroughs,
Rechy et même le Français Pélieu — petit
détail lourd de sens puisqu’il marquait non seulement l’originalité d’un
esprit curieux de tout mais le trait d’union visionnaire entre Céline et Ezra
Pound… de même le rôle d’Édouard Limonov dans la construction d’une culture
moderne en Fédération Russe, son rôle majeur, est à peu près passé sous silence
au profit des ordres du jour des uns et des autres et des détails rabâchés de
sa biographie hors-normes. À la suite de son œuvre foisonnante où l’on
rencontrait tant Joey Ramone ( chanteur du groupe punk The Ramones ) que Iossip Brodski (prix Nobel de poésie 1987), Lili
Brik ou Andy Warhol, son journal Limonka
fut le pipe-line majeur de la culture underground
sur les ruines d’une URSS, claquemurée pendant 70 ans, à l’écart de tout. Il le
fut de deux façons : par la diversité des thèmes abordés, des seigneurs de
la guerre somaliens (Black Hawk Down)
au rock des Dead Kennedys ou de Marylin Manson, en passant par les
errances dans la steppe du poète Khlebnikov, que les communistes avait glissé
sous le tapis ; il le fut aussi parce que les jeunes talents
s’engouffrèrent dans l’appel d’air, et que la porte de Limonka était ouverte à une génération en rupture dans la boucherie
marchande de la Russie des années 1990. Skin-heads ou punks, pro-soviet ou
Musulmans opposés à la corruption Eltsine, chacun pouvait s’y exprimer. Le
spectacle du « bunker » de la rue Frouzenskaïa, un sous-sol
entièrement reconstruit par les natsbols, était éloquent : on y croisait
Egor Lietov, légende du punk-rock sibérien (chanteur du groupe Défense civile), les anarchistes
Tvetskov et Kostenko, le culturiste Danil Doubschine dont l’idole était
Schwarzzeneger, l’officier russe Viktor Pestov, l’artiste débutant Cyrille
Okhakine… et pas mal de jolies filles, comme la sensationnelle blonde Elena
Bourova, dite « le sex-symbol du NBP ». À l’époque, le garde du corps
d’Édouard, un malabar massif et rigolard, était un certain Kost, ancien
champion de jiu-jitsu d’Ukraine. Il devait disparaître dans des circonstances
tragiques, jamais élucidées. Je compte la chance qui m’a été donnée de passer au
« bunker » à plusieurs reprises en 1999, comme une des expériences
les plus curieuses de mon existence vagabonde. Plus que tout, le NBP et son
journal étaient une formidable école. En témoignent nombre d’écrivains
aujourd’hui reconnus comme Chargounov, député communiste à la Douma et une
pléthore de musiciens, artistes, cinéastes ou producteurs… le show-biz à Moscou
n’aurait pas la même gueule sans les natsbols !…
Mon
ami l’artiste contemporain Andreï Molodkine, ancien chauffeur de convois de
fusées nucléaires pendant son service militaire en 1987, spécialiste de la
provocation politique comme esthétique, m’a téléphoné, il y a quelques jours.
Après m’avoir raconté comment il avait organisé et mené comme une opération
militaire à Paris la récupération de femme et enfants, deux heures avant le
confinement et le bouclage des routes pour les emmener en bagnole dans son
soviet d’art moderne dans les Pyrénées, il m’a confié : « Tu sais,
j’avais fait la une de Limonka en
2000 avec des photos d’un projet intitulé Collapse
Government !… ». Je
l’ignorais. Avec son canard et son parti, Édouard Limonov avait organisé plus
que tout, en ratissant large, un véritable pôle
contre-culturel en Russie. C’est sa réussite majeure et son héritage essentiel.
J’y
reconnais sa générosité de toujours, celle qui l’obligeait à nourrir nos
estomacs de jeunes loups quand avec ma bande on passait les voir lui et Natacha
Medvedeva rue des Écouffes. Il nous exhortait à la patience en concoctant un
roboratif ragoût russe et Natacha, qui travaillait au cabaret Raspoutine aux Champs-Élysées, entonnait
les classiques russes de sa profonde voix de basse. Puis Édouard nous régalait
d’histoires de la zone à Moscou et New York. J’y reconnais aussi son inlassable
curiosité pour le monde, jusqu’à nos destins de jeunes Parigots vivant
d’expédients.
De
même, déjà écrivain professionnel reconnu, il nous donna des textes et
nouvelles pour notre magazine gratuit de gamins, Acte Gratuit sans rien réclamer, par amitié.
Chez
Limonov, on croisait des dissidents polonais anarcho-situs, rêvant d’escroquer
la Sécurité d’État pour boire le pognon, grâce à de faux renseignements sur la
diaspora. Au passage, ces dissidents polonais nous firent picoler de l’alcool
de pharmacie allongé d’eau avec un zeste de citron.
Chez
Limonov, comment pourrais-je oublier un mec aussi marrant, on croisait le
photographe de mode Sacha Borodouline, une sorte de Polanski, petit Juif
espiègle et malin comme un singe, qui bossait entre Paris et New York, en
compagnie de la sculpturale Beth Todd, une américaine mannequin vedette des
années 1980. Elle devait sa célébrité à une certaine ressemblance avec Lauren
Bacall et elle vivait avec Borodouline, qui n’en était pas peu fier.
Chez
Limonov, je rencontrai la splendide Elena Schapova, sa seconde femme dont il
était déjà séparé, peu avant qu’elle ne se marie avec un comte italien. Elle
tournait dans le salon comme une lionne en cage — de retour de la Closerie des Lilas, après avoir pris de
la coke avec Jean-Edern qui lui avait fait du rentre-dedans.
Nous
l’avions rencontré avec mon camarade l’écrivain Pierre-François Moreau en mars
1981 par une matinée printanière. Juste après la mort d’Édouard, en m’envoyant
un cliché où lui et moi sommes assis côte-à-côte ce jour-là, Pierre-François me
glissa : « Je savais en la prenant que cette photo était
historique ». Nous venions l’interviewer, n’ayant qu’une idée très vague
de nos débouchés. Je pense qu’Édouard n’était pas dupe. Mais il s’en foutait.
Nous étions les premiers véritables Parisiens dont il faisait connaissance en
dehors de son éditeur, et de l’attachée de presse. Il s’ensuivit une amitié
presque immédiate, non seulement avec nous deux, mais avec toute notre bande de
potes. Nous finîmes par fourguer l’interview au magazine Actuel. Nous étions allé le
voir à la suite de la publication de son premier roman scandaleux : Le Poète russe préfère les grands nègres.
L’unique scène homosexuelle du livre défraya évidemment la chronique, mais ce
qui choquait surtout, en réalité, parce que nouveau à une époque
Bernard-Henri-Leviesque de dissidence bien-pensante, c’était le rejet
instinctif, primitif et violent du Moloch-Baal capitaliste américain par un
exilé d’URSS.
En
1982, avant mon premier voyage à New York en compagnie d’Édouard, parut ce qui
est pour moi son chef-d’œuvre : Journal
d’un raté, en réalité un montage de poésies, dont la progression constitue
au fur et à mesure une narration par vignettes. Si j’en avais l’intuition à
l’époque, je ne m’en rendis pleinement compte que des années plus tard en le
lisant en russe : il s’agissait d’un recueil de poèmes !… Sa
filouterie passa inaperçue en France où il était devenu (provisoirement) une idole de la bien lamentable gauche
caviar. La pure beauté de ces instantanés et l’intelligence de la structure du
bouquin m’inspirèrent la meilleure critique de l’ouvrage, je le dirai sans
aucune modestie, dans les pages de l’infâme Libération,
peu avant qu’on me vire pour insolence envers le PS, facile de virer un pigiste.
Il s’agissait de la lente dérive d’un exclu prolétarisé vers la violence,
jusqu’à l’assassinat du président des États-Unis. Taxi Driver par Édouard, ou le nihiliste de l’exil.
Nous
eûmes une certaine influence l’un sur l’autre et si, une fois qu’il était
devenu politicien mes postures de cynique le faisaient parfois tiquer, mon
rejet du messianisme des masses, nous nous connaissions depuis si longtemps
qu’il finissait toujours par en rire. « Nous sommes trop vieux toi et moi
pour changer » dit-il à notre avant-dernière entrevue en mai 2019, en
défilant avec les Gilets Jaunes. Il exerça certainement sur moi une influence
majeure. Ma vie n’aurait pas pris le même tour sans cette rencontre insigne. Et
c’est peut-être réciproque : en 2015, chez lui, à Moscou, dîner arrosé de
cognac et vodka, il reconnut que mon premier roman Fasciste, inattendu même pour lui, avait beaucoup influé sur son
parcours. Je lui en suis jusqu’à ce jour reconnaissant : il était très
concurrentiel et n’admettait pas ce
genre de choses très facilement. Mais, comme me le dit un jour lors d’une
interview à Manhattan un autre ami, le journaliste Oleg Soulkine, Russe de New
York : Tu es un des rares dont il
n’ait jamais dit de mal.
Comment faire le deuil d’un ami de ce
calibre ?…
Thierry Marignac, avril 2020.