Notre
ami Yasha Levine nous présente ici sa vision présente du rêve américain.
Immigré d’URSS, il a quelque autorité pour le faire.
NOUVEL AN À LOS ANGELES
De Yasha Levine.
(Traduit de l’américain par TM)
Evguénia et moi sommes retournés à LA de New York, plus tôt
ce mois-ci.
Lorsque nous avions quitté notre appartement à loyer modéré
de Santa Monica, c’était la fin de l’ère Obama. L’hyperembourgeoisement se
manifestait en force, les entreprises technologiques s’installaient, la bulle
immobilière était regonflée, et tout le monde faisait comme si le plus gros
krach financier depuis la Grande Dépression n’avait jamais eu lieu. De retour
maintenant, rien n’a vraiment changé — sauf que LA ressemble à Elysium, mais sans la station
spatiale : plus riche, plus boursouflée, et beaucoup plus dévastée.
Vous avez probablement lu les gros titres sur le
problème catastrophique des sans domiciles fixes. Eh bien, c’est grave, très
grave.
Avant de quitter LA il y a quatre ans, j’ai écrit un article
et réalisé un court documentaire avec Rowan Wernham sur la violence avec
laquelle on traitait les SDF à Los Angeles — en me focalisant sur la stratégie
de nouvelle économie innovante de Google consistant à embaucher des vigiles
agressifs pour attaquer physiquement et foutre dehors les SDF qui vivent dans
des tentes près de son campus flambant neuf à Venice Beach, tout près de là où
je vivais.
Echo Park Lake, à quelques rues de notre domicile
provisoire, ressemble à un camp de réfugiés. La pelouse est pratiquement
couverte de tentes. Un cours de yoga en plein air s'est déroulé ce weekend devant une rangée
de tentes — détrempées et moisies après quelques nuits d’orage. De l’autre côté
de l’autoroute 101, le tristement célèbre MacArthur Park ressemble à un camp de
réfugiés détruit par une tempête. Il est jonché de débris, d’ordures et de
déchets humains. En marchant sur Sunset Boulevard hier soir, il semblait que
Cinq personnes sur quatre étaient SDF — errant partout en plein coaltar,
mendiant, dormant sur le trottoir.
C’est triste et brutal. Il y a des camps dans tous les
coins. Sous les toboggans routiers, les bretelles, les sous-bretelles, les
trottoirs, et des coins suburbains désertés. Il y a un petit camp en contrebas
de la rue là où nous vivons devant une colline de terre qui jouxte un pont,
visible sur la photo ci-dessus. Il était délavé par la pluie infesté de rats et
entouré de mobilier pourrissant, d’ordures, et de vieilles fringues en
décomposition. Partout où l’on va dans cette ville, on voit des gens réduits à
une sous-caste d'Intouchables — pendant que les autres se hâtent et prétendent ne rien voir.
Tout le monde ici s’accorde à dire que ça va mal et tout le
monde est gêné. LA a dépensé des centaines de millions de dollars afin de résoudre
le problème, pour voir la population sans domicile augmenter de 15 à 20 pour
cent par an. Les sbires de Donald Trump ont clamé leurs projets de déplacer les
campements de SDF loin de Los Angeles. Il veut traiter la question en
criminalisant la pauvreté crasse et en la dissimulant. Selon moi, ce plan sera
accueilli chaleureusement ici dans la Californie de gauche anti-Trump —même si
les gens seront trop gênés pour l’admettre. Même des villes
« progressistes » comme Berkeley se sont retrouvé au premier plan de la bataille juridique pour dégager les SDF.
C’est une sombre plaisanterie et accablante pour le
néo-libéralisme joyeux et progressiste californien : l’idée qu’on peut
confier toute la politique à un pouvoir privé entrepreneurial et laisser ces
forces diriger la société de la façon qui leur convient avant d’espérer adoucir
la destruction qu’elles laissent dans leur sillage avec quelques plans sociaux
superficiels. Ça n’a jamais fonctionné. C’est maintenant aveuglant. Les
sans-domicile à LA montrent à quoi ce mode de vie de gauche et décontracté ressemble
vraiment : le monstre de Lynch de Mulholland
Drive derrière la benne à ordures, maculé de merde, qui occasionne des
crises cardiaques aux passants.
Entraînant dans LA et en contemplant l’état pourri des lieux
en cette période de Noël, je me suis mis à réfléchir… et je me suis rendu compte que
cette année — 2020 — serait le trentième anniversaire de l’émigration de ma
famille de l’Union Soviétique en Amérique.
Nous avions accueilli 1990 en compagnie de quelques autres familles
avec quelque nourriture dans une caravane dans le camp de réfugiés à Ostie en
Italie. Au mois de mars nous débarquions à New York et quelques mois plus tard
à San Francisco, où mon père obtint un boulot de traducteur du japonais. San
Francisco était une vraie ville. Le boom technologique n’avait pas encore surgi, et la
Californie Côtière n’avait encore été ravagée par la fortune, les promoteurs
immobiliers et la spéculation.
En jetant un œil autour de moi, je dois dire que ces
décennies n’ont pas été tendres avec le mode de vie américain. Depuis que nous
sommes là — tout a empiré — plus de milliardaires, plus de pollution et
d’effondrements environnementaux, plus d’inégalité, plus d’exploitation et
moins de salaire, plus de consommation énergétique, plus de production
d’ordures, plus de fusillades scolaires, plus de pauvreté, plus de guerres et
bien sûr beaucoup plus de sans-domiciles. Le déclin est devenu chaque année
plus abyssal et il semble que nous soyons à présent en chute libre. Il existe
un échec systémique et une stagnation à tous les degrés, camouflée par le
mensonge et l’automystification. Nom d’un chien, même le recyclage s’est avéré
un échec et une escroquerie de l’industrie pétrochimique.
Il est étrange, pour un immigrant soviet comme moi de
réaliser à quel point tout est devenu pourri par ici. Ma biographie d’immigrant
de la Guerre Froide devrait être celle d’un brillant jeune homme sauvé d’un
destin funeste sous l’autoritarisme soviet, vivant sa vie dans une société
dynamique et prospère. Un final classique Hollywood. Mais le scénario a changé
en cette étape tardive du néo-libéralisme américain. Il s’avère que ma famille
a quitté une société vouée à l’échec pour se retrouver dans une société qui entamait une phase accélérée de stagnation et d’effondrement. Nous avions échappé
à un désastre pour être mêlés aux prémices d’une catastrophe encore plus
grandiose. Et cette fois, nulle part où se réfugier. Le mode de vie américain a
conquis le monde.
Bonne Année !