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Poisson d'avril de la CIA, ou les alliés encombrants de l'idéologie dominante contemporaine :

         LA CIA LIT LA « THÉORIE FRANÇAISE » : SUR LE TRAVAIL INTELLECTUEL DE DÉMANTÈLEMENT DE LA GAUCHE CULTURELLE
         Pour les lecteurs anglophones, l’article dans son intégralité :/http://thephilosophicalsalon.com/the-cia-reads-french-theory-on-the-intellectual-labor-of-dismantling-the-cultural-left/

         De Gabriel Rockhill
         28 février 2017
         (Traduit par TM)
Des fenêtres du Kremlin les étoiles sont plus brillantes !… —À vos succès dans le labeur !…

         Extraits.
         On s’imagine souvent que les intellectuels ont peu ou pas du tout de pouvoir. Perchés dans leur tour d’ivoire privilégiée, déconnectés du monde réel, engagés dans des débats académiques dépourvus de sens sur des détails de spécialistes, ou encore flottants dans les nuages abscons d’une théorie de haut vol, les intellectuels sont souvent décrits comme non seulement coupés de la réalité politique mais aussi incapables d’avoir un impact sur celle-ci. La CIA ne partage pas cette opinion.
         En réalité, l’agence responsable des coups d’État, des assassinats ciblés et de la manipulation clandestine des gouvernements croit non seulement à la puissance de la théorie, mais a attribué des ressources importantes à un groupe d’agents secrets pour qu’ils examinent ce que certains considèrent comme une des théories les plus obscures et les plus complexes jamais élaborées. Dans un document de recherche intrigant écrit en 1985 et récemment publié avec quelques corrections mineures par le Freedom of Information Act, la CIA révèle que ses agents ont étudié la très sophistiquée et créatrice de tendances internationales « Théorie Française », à laquelle sont associés les noms de Michel Foucault, Jacques Lacan et Roland Barthes.
         L’image d’espions américains se réunissant dans les cafés parisiens pour étudier minutieusement des notes sur les grands prêtres de l’intelligentsia française pourrait choquer ceux qui voient ce groupe d’intellectuels comme des esprits supérieurs dont la sophistication ne pourrait être empêtrée dans des filets aussi vulgaires, ou ceux qui au contraire les prennent pour des charlatans, colporteurs d’une rhétorique incompréhensible peu susceptible d’avoir un quelconque impact sur le monde réel. Cependant, ceux qui connaissent l’investissement de longue date de la CIA dans une guerre culturelle planétaire ne seront pas surpris. Celle-ci inclut même les expressions les plus avant-garde, ce qui a été répertorié par des chercheurs tels que Frances Stonor Saunders, Giles Scott-Smith, Hugh Wilford et moi-même.
         Thomas W. Braden, qui supervisait les activités culturelles à la CIA, expliqua la puissance de l’assaut culturel lancé par l’Agence dans un récit sincère d’initié en 1967 : « Je me souviens d’une joie immense lorsque le Boston Symphony Orchestra (financé par la CIA) provoqua plus de ferveur pour les États-Unis à Paris, que n’auraient pu en susciter cent discours de John Foster Dulles ou Dwight Eisenhower ». Il ne s’agissait aucunement d’une opération de portée limitée. En fait, comme l’avança Wilford, le Congress of World Freedom (CCF) dont le siège se trouvait à Paris et qui fut plus tard identifié comme une organisation paravent de la CIA pendant la Guerre Froide, figurait parmi les mécènes les plus importants dans l’histoire du monde, soutenant un éventail incroyable d’activités artistiques et intellectuelles. Elle possédait des bureaux dans 35 pays, publiait des dizaines de revues prestigieuses, s’occupait d’édition, organisait des conférences internationales et des expositions très en vue, et distribuait des fonds considérables à des récompenses et des résidences culturelles, ainsi qu’à d’autres organisations paravent telles que la Farfield Foundation.
         L’agence de renseignements conçoit la culture et la théorie comme des armes cruciales dans l’arsenal qu’elle déploie pour défendre les intérêts américains dans le monde. Le document de recherche de 1985 récemment publié examine – à des fins indéniables de manipulation— l’intelligentsia française et son rôle fondamental dans la définition des tendances qui engendrent les politiques d’État. Suggérant qu’il existait un équilibre relatif entre droite et gauche dans l’histoire du monde intellectuel français, le rapport souligne le monopole de la gauche dans l’immédiat après-guerre — auquel l’Agence était férocement opposée — en raison du rôle-clé joué par les communistes ans la résistance au fascisme et dans la victoire. Bien que la droite ait été discréditée en raison de sa contribution directe aux camps de la mort nazis, et son ordre du jour xénophobe, anti-égalitaire, fasciste, les agents secrets anonymes qui rédigèrent cette étude soulignent avec une délectation palpable le retour de la droite depuis le début des années 1970.
         Plus spécifiquement, les guerriers de la Culture clandestins applaudissent ce qu’ils voient comme un double mouvement qui déplacé le regard critique de l’intelligentsia des USA à l’URSS. À gauche, une désaffection progressive pour stalinisme et marxisme, un retrait croissant des intellectuels du débat public, et un éloignement théorique du socialisme et du Parti Socialiste. Plus à droite, les opportunistes connus sous le nom de Nouveaux Philosophes et les intellectuels de la Nouvelle Droite lancèrent une campagne de calomnie dans les médias contre le marxisme.
         Tandis que d’autres tentacules de l’organisation mondiale d’espionnage étaient mêlées au renversement de dirigeants démocratiquement élus, fournissant des renseignements et des fonds à des dictateurs fascistes, soutenant des escadrons de la mort, l’équipe centrale s’occupant de l’intelligentsia à Paris rassemblait des données sur le déplacement théorique mondial vers la droite profitable à la politique extérieure des États-Unis. Les intellectuels de gauche d’après-guerre étaient ouvertement des adversaires de l’impérialisme américain. Le prestige de Jean-Paul Sartre en tant que critique marxiste et son rôle — en tant que fondateur de Libération — dans l’affaire où furent démasqués l’officier traitant de la CIA à Paris et des dizaines d’autres agents, furent examinés minutieusement par l’Agence et considéré comme un problème grave.
         Par contraste, l’atmosphère antimarxiste et anti-soviet régnant dans la nouvelle intelligentsia néo-libérale détournait l’attention et fournissait une excellente couverture aux sales guerres de la CIA en rendant « très difficile la mobilisation d’une opposition de poids dans les élites intellectuelles à la politique américaine en Amérique Centrale, par exemple ».
         (…)
Visage de l'Amérique

         C’est dans ce contexte que les mandarins cachés soutiennent la critique incessante d’une nouvelle génération de penseurs antimarxistes comme Bernard Henri-Lévi, André Glucksman et Jean-François Revel contre « la dernière clique de savants communistes » (composée, selon les agents anonymes de Sartre, Barthes, Lacan et Louis Althusser). Étant donné les tendances gauchistes de ces antimarxistes dans leur jeunesse, ils fournissent le modèle idéal pour la construction de récits trompeurs qui amalgament un développement politique personnel et la marche du temps, comme si la vie individuelle et l’Histoire n’étaient qu’une question de « maturation », la reconnaissance qu’une transformation sociale profonde égalitaire appartenait au passé. Ce défaitisme omniscient et paternaliste ne sert pas seulement à discréditer de nouveaux mouvements, en particulier de jeunesse, mais elle accorde fallacieusement aux succès relatifs de la répression contre-révolutionnaire le caractère d’une progression naturelle de l’Histoire.
         Même les théoriciens qui n’étaient pas opposés au marxisme comme ces intellectuels réactionnaires ont apporté une contribution significative à un environnement de désillusion par rapport à l’égalitarisme, un détachement de l’engagement social et une recherche critique dépourvue de radicalisme politique. C’est un élément très important pour comprendre la stratégie globale de la CIA pour démanteler la gauche culturelle en Europe et ailleurs. Reconnaissant la difficulté à s’en débarrasser entièrement, la plus puissante organisation d’espionnage du monde a cherché à éloigner la culture gauchiste d’un anticapitalisme résolu vers des positions centristes réformistes moins ouvertement critiques de la politique américaine intérieure et extérieure. En fait, comme Saunders l’a démontré en détail, l’Agence a soutenu et promu des projets gauchistes éloignant les producteurs et consommateurs culturels de la gauche égalitaire, dans le dos d’un Congrès d’après-guerre Mc-Carthyste. En isolant et discréditant cette dernière, elle cherchait aussi à fragmenter la gauche en général, ne laissant à ce qui restait du centre-gauche qu’un pouvoir et un soutien de l’opinion publique réduits au minimum (en discréditant potentiellement la gauche à cause de sa complicité avec les politiques de droite, une question qui continue d’empoisonner les partis de gauche institutionnels jusqu’à aujourd’hui).
Raymond Aron, sa femme Suzanne, l'agent secret de la CIA Michael Josselson et Denis de Rougemont — en vacances…
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         C’est sous ce jour que nous devons comprendre le goût de l’Agence pour les récits de conversion et sa profonde appréciation des « Marxistes repentis », un leitmotiv qui imprègne le document consacré à la « Théorie Française » dans son entier. « Plus efficaces encore pour saper le marxisme, écrit la taupe, sont les intellectuels qui ont entamé leur carrière en cherchant à appliquer la théorie marxiste avec la foi du charbonnier mais ont fini par rejeter entièrement la tradition et la repenser ». L’Agence cite en particulier  l’École des Annales historiographiques et structuraliste – tout spécialement Lévi-Strauss et Foucault — pour leur contribution à « la démolition critique de l’influence marxiste dans les sciences sociales ». Foucault désigné comme « le penseur le plus profond et possédant le plus d’influence en France » est applaudi spécifiquement pour son éloge des intellectuels de la Nouvelle Droite qui rappellent aux philosophes que les conséquences sanglantes (stalinisme) viennent de la théorie sociale rationaliste des Lumières du XVIIIe siècle et de l’époque révolutionnaire ». Ce serait certes une erreur de confondre les positions politiques et l’effet qu’elles produisent dans un résultat unique, mais le gauchisme antirévolutionnaire de Foucault et sa perpétuation du chantage au Goulag — à savoir l’affirmation selon laquelle les mouvements visant à une profonde transformation sociale et culturelle ressuscitent la plus dangereuse des traditions — s’accordent parfaitement à la stratégie de guerre psychologique de l’agence d’espionnage.
         La lecture de la « Théorie Française » par la CIA devrait nous permettre de nous arrêter sur le vernis gauche caviar qui a accompagné sa réception dans le monde anglophone. Selon une conception par étapes de l’histoire progressiste (d‘habitude aveugle à sa téléologie implicite), le travail de figures telles, que Foucault, Derrida et autres penseurs français de pointe est souvent intuitivement assimilé à une forme de critique profonde et sophistiquée qui surpasserait tout ce qu’on trouve dans les traditions socialistes, marxistes, anarchistes.
(…)
Revue où Castoriadis fit ses premières armes

         Cependant, les pratiques théoriques de figures qui tournèrent le dos à ce que Cornélius Castoriadis appelait la tradition de la critique radicale — la résistance anticapitaliste et anti-impérialiste — a certainement contribué à la dérive idéologique loin d’une politique de transformation des rapports sociaux. D’après l’agence d’espionnage, la « Théorie Française » postmarxiste a contribué directement au programme culturel de la CIA visant à attirer la gauche vers la droite en discréditant anticapitalisme et anti-impérialisme, créant un paysage intellectuel au sein duquel ses desseins impériaux pouvaient être menés sans subir l’examen critique de l’intelligentsia.
         Comme nous le démontre la recherche sur le programme de guerre psychologique de la CIA, cette organisation a non seulement cherché et forcé sa puissance de coercition sur des individus, mais elle a toujours désiré comprendre et transformer les institutions de la production et de la distribution culturelle. Son étude de la « Théorie Française » souligne le rôle structurel de l’université, des maisons d’édition et le jeu des médias dans la formation et la consolidation d’un ethos politique collectif. À travers des descriptions qui, comme le reste du document, devraient nous inviter à penser de façon critique à la situation académique dans le monde anglophone et au-delà, les auteurs du document creusent les voies par lesquelles la précarisation du travail académique contribue à la démolition du gauchisme radical. Si des gauchistes dignes de ce nom ne peuvent s’assurer les moyens matériels d’une œuvre, si  nous sommes plus ou moins subtilement forcés au conformisme pour trouver du travail, publier nos écrits ou avoir un public, les conditions culturelles pour une communauté radicale résolue sont amoindries. La spécialisation de l’éducation supérieure est aussi un outil pour transformer les gens en rouages technoscientifiques de l’appareil capitaliste, plutôt qu’en citoyens autonomes possédant les outils de la critique sociale. Les mandarins théoriques de la CIA louent ainsi les efforts du gouvernement français « pour pousser les étudiants à des études commerciales et techniques ». Ils louent également les contributions de grandes maisons d’éditions telles que Grasset, les mass médias et la vogue de la culture américaine pour avancer leur plate-forme postsocialiste et anti-égalitaire.

         Quelles leçons pouvons-nous tirer de ce rapport, en particulier dans l’environnement présent d’attaques continuelles contre l’intelligentsia critique ? Tout d’abord, ce devrait être un rappel que si certains pensent que les intellectuels sont impuissants, et que nos orientations politiques ne comptent pas, l’une des plus puissantes organisations contemporaines dans l’agencement du pouvoir planétaire pense le contraire. La Central Intelligence Agency, comme son nom le suggère ironiquement croit au pouvoir de l’intelligence et de la théorie, ce que nous devrions prendre très au sérieux. En supposant de manière erronée que le travail intellectuel a peu d’effet sur le monde matériel, nous risquons non seulement d’avoir une représentation fausse de ses implications pratiques, mais risquons de méconnaître des projets culturels dont nous deviendrions les ambassadeurs culturels malgré nous. Bien que l’État-nation français fournisse une plate-forme publique plus prononcée pour les intellectuels que d’autres pays, le souci de la CIA de dessiner et de manipuler la production théorique et culturelle doit nous tous nous alarmer.
         (…)

         Gabriel Rockhill est philosophe et théoricien politique. Il enseigne à l’université de Villanova, à la prison de Graterford, et il dirige l’Atelier Critique de la Sorbonne.