Dorothée Chemiakine© archives familiales |
J'ai croisé Dorothée Chemiakine, dans le grand appartement parisien de la rue de Rivoli, ou régnait un désordre bohème, avec sa mère. Le père était absent (Le grand peintre et sculpteur Mikhaïl Chemiakine, un temps familier de Dali), il séjournait à New York. C'était avec Limonov bien sûr, et, je crois, lors d'une des rares visites de son ex-femme Elena Chapova, il y a quelque 35 ans. Une petite adolescente habillée en noir punk-gothique, aux allures d'animal sauvage, j'ai du la revoir une ou deux fois dans le même genre de circonstances, elle restait en mémoire et tout le monde parlait élogieusement de son talent précoce. Kira Sapguir rend hommage à l'artiste écorchée qu'elle était sans doute (article paru en russe dans L'Observateur de Russie http://rusoch.fr/ru/events/pamyati-dorotei-shemyakinoj.html):
L’ARTISTE DOROTHÉE
CHEMIAKINE EST DÉCÉDÉE DANS UNE PROVINCE FRANÇAISE.
Dorothée Chemiakine est née le 9 mai 1964 à
Pétrograd-Léningrad-Pétersbourg. Elle était née sous le signe du Taureau. Le
même que celui de son père, l’artiste Mikhaïl Chemiakine.
Ses « forts des Halles »[1],
qui tirent la charge surnaturellement lourde de carcasses taurines lentement
dans la ville nocturne avec des cordes de basse tendues[2],
avaient soufflé ceci à Mikhaïl Chemiakine par ses entrailles de taureau. Leur
bourdonnement en sourdine — fut l’accompagnement inaudible de l’enfance de
Dorothée.
Et cette enfance se déroula dans un manoir ensorcelé. Un
manoir où la fête ne s’arrêtait jamais — la fête éternelle de la création.
Heureusement le manoir avait été ensorcelé par des enchanteurs bienveillants,
son perron était couvert d’inscriptions
conjuratoires et Tchernomor[3]
le noir, et sa Pravda rouge n’y
pénétrèrent jamais.
Ce manoir enchanté consistait en une simple pièce dans un
appartement collectif — mais il y avait
des jouets idéaux et d’anciens contes racontés à Dorothée par sa mère
l’enchanteresse et sa grand-mère la fée, animant les poupées.
Ce monde de contes de fées exigeait le papier. Le père, en
voyant les premiers dessins de sa fille comprit tout de suite : elle était
artiste jusqu’au bout des ongles — et il entreprit de l’éclairer sur toutes les
subtilités des couleurs et du papier.
Dorothée Chemiakine eut droit à sa première exposition à
l’âge de quatre ans — à l’époque, on exposa ses œuvres au Musée Russe. Et c’est
à cette exposition de dessins enfantins que Tchernomor la menaça d’un
doigt inquisiteur : la petite Dorothée Chemiakine fut accusée de…
formalisme. Ainsi s’exprima son hérédité, mais en fait la continuité de son
héritage.
NON CONFORMISTE EN
COUCHES
Les fenêtres du manoir de conte
de fées, s’ouvrirent largement sur le monde libre,
lorsque la petite fille eut sept ans — elle se retrouva à Paris avec ses
parents. Elle y participa à la fameuse exposition au Palais des Congrès de la capitale
— à égalité avec des maîtres de l’art non officiel tels que Oleg Tselkov, Oscar
Rabin, Mikhaïl Chemiakine son père, Ernst Neizbestny. Dorothée eut droit à un
stand complet, et la majorité de ses œuvres furent vendues le jour de
l’ouverture de l’exposition.
L’élégant sarcasme et le graphisme virtuose qui échappent en
général à l’enfance transportaient les amateurs et connaisseurs ; la capacité
de figurer le mouvement d’un seul trait puissant et précis héritée de son père.
La subtilité des nuances de la couleur étaient sans nul doute la marque de
l’influence de sa mère, la grande artiste Rebecca Chemiakine.
Ensuite les expositions se succédèrent l’une après
l’autre : Paris, New-York, Londres, Hong-Kong. En Grèce, en Suisse, en
Russie.
En 1994, dans une exposition à la galerie Carpentier fut
présentée sa série de trente œuvres sur le thème de la « Corrida »
(pastel à l’huile et collages).
Le ciel s’ouvrait, dans l’arène se produisait Apis, le Dieu
taureau. La bataille sacrée commençait, celle qui avait tant inspiré Goya et
Picasso.
S’accomplissait alors l’immolation prédestinée par l’épée ou
la corne : le torero s’abat, lâchant l’épée ; le cheval empalé par la
corne, pousse un cri d’agonie, les dents serrées par la douleur. La mort se
retourne en passion.
Le taureau est l’élu parmi les monstres terrestres. La
bataille vaut mieux qu’un massacre. Et les mules traînent le cheval dans le
sable, tirent ses tripes au soleil, puis la carcasse ensanglantée et ceinte
d’une chaîne du taureau. La vie quitte l’arène.
Dorothée Chemiakine n’était pas attirée vers ce moitié combat
moitié ballet de demi-dieux par le clinquant, la furie de l’instant ou les
pirouettes acrobatiques des postures agiles du torero — mais par son
appréhension de l’essence de la corrida, le caractère épique du « moment
de vérité » comme l’appellent les afficionados, solennel et sévère.
C’est ainsi que tout est ici mêlé, entrelacé, déversé — la
carcasse du taureau, le tournoiement d’ailes de corbeau de la cape, l’éclat
crasseux d’un soleil blanc, le sang vermillon sur fond gris-brun.
Dorothée Chemiakine dessina ses taureaux et toreros, comme
pour célébrer l’action consacrée, le rituel funèbre, constant, comme la prière,
éternel, comme l’amour.
Et qu’est-ce qui mêlait, liait tout ça ? La mélancolie.
Kira Sapguir
(Traduit
par TM)
[1]
Silatchi, ou « homme fort », légendaires personnages de cirque et de
foire, dont un des plus célèbres fut Ivan Chemiakine (1877-1952) fameux
haltérophile et lutteur de son temps. Titre d’une série de tableaux de Mikhail
Chemiakine, chapitre de la série plus générale « Le Ventre de
Paris ».
[2] Les
cordes de contrebasse étaient fabriquées avec des boyaux de bœuf.
[3] Dieu
marin de la Mer Noire, mi diabolique, mi satirique, dont la bienveillance était sujette à caution, ici, il
symbolise les soviets.