En
1992, mes ami(e)s proches s’en souviennent, je fis la rencontre de Carl Watson,
au cours d’errances new-yorkaises. Par la suite, j’en ai souvent parlé comme du
seul génie littéraire que j’ai jamais rencontré — moi qui connais des auteurs
en veux-tu en voilà, dans plusieurs pays du monde. Le destin m’offrit la
possibilité de le traduire et de le faire publier trois fois :
« Hôtel des actes irrévocables », chez Gallimard, « Sous
l’Empire des oiseaux » et « Une Vie psychosomatique », chez
Vagabonde. Un prochain roman est prévu « Les Noyés rêvent en arrière »,
toujours chez Vagabonde.
Son
style, tour à tour brutal, ou d’une extrême sophistication, rendait le
best-seller peu probable, à une époque simpliste, nombriliste, débilitante et
puritaine. Il est toujours, à mes yeux, le meilleur auteur que j’ai jamais
croisé. L’une de ses caractéristiques était l’humour du condamné, la fierté de
ne pas avoir perdu son amertume. Le texte ci-dessous aborde la préhistoire
(déjà) du téléphone dans sa version de Toute-Puissance régissant nos vies d’insectes.
GOÛTE TA DOULEUR
De Carl Watson
(Traduit
de l’américain par TM)
L’autre jour, j’ai vu un mec foncer vers moi dans
l’embouteillage des passants du trottoir. Nous allions sans aucun doute entrer
en collision et il n’y prêtait aucune attention parce qu’il bavassait sur son
portable, probablement en train de conclure un gros contrat d’affaires, ou bien
de discuter avec ce banquier secourable qui s’intéresse tant à sa vie. À peu de
distance, un autre type se rapprochait du côté ouest, lui aussi un téléphone
cellulaire en main. Il avait l’air d’arranger un rendez-vous pour se procurer
des stupéfiants, contrairement à un troisième larron, qui déclamait joyeusement
d’une voix sonore, essayant simplement d’impressionner n’importe quel quidam
environnant, désireux qu’on l’impressionne. Je crois que son téléphone n’était
même pas allumé.
Ghetto américain |
Je me suis donc ainsi retrouvé contre mon gré dans une
situation nodale, jouant le rôle de victime pivot des ambitions des gens que je
ne connaissais ni d’Eve, ni d’Adam. Je me suis senti rabaissé, utilisé,
hargneux et paumé. Diverses solutions me sont venues à l’esprit — batte de
base-ball, canne à pêche, armes à feu, seringues vides. Il faut faire quelque
chose. Les utilisateurs de portables commencent à rivaliser avec les fans de
skate-board, pour le titre de nuisance numéro un du piéton. La sonnerie de ce
symbole du statut social est devenue si omniprésente qu’elle est en compétition
pour capter mon attention avec les pagers,
et les klaxons d’automobilistes agressifs mais très importants, pressés d’être
tout ce qu’ils peuvent être le plus vite possible.
Ghetto américain |
Bien
sûr, j’ignore si l’un d‘entre eux a atteint ses objectifs, ce jour-là. Mais je
ne m’étais certes pas rapproché des miens, ce qui m'a donné envie de me
défoncer, alors je suis rentré chez moi,
et j’ai fait passer une poignée de pilules avec une bière forte de
dernière catégorie. Je savais que je me promettais à une migraine maousse, mais
je voulais me punir de ne pas être l’homme que j’aurais pu. Mais, on n’est
personne, si on n’existe pas dans les médias, comme on dit, et qui se proposait
de m’aider à satisfaire mon besoin de soumission profitable, et récupération
d’identité : la Compagnie de téléphone, cette vieille Ma Bell en personne.
Comme si ma mère m’avait envoyé des biscuits, une lettre de Ma traînait sur ma
table de nuit, me demandant comment elle pouvait se mettre à mon service. Je me
suis couché.
Ghetto américain |
Et j’ai bien rêvé de Ma Bell cette-nuit-là : une
dominatrice volontaire, casse-pieds, du type Matriarche PDG, survolant une
plèbe de sycophantes superficiels, se servant des lignes noires (et à
présent virtuelles) du téléphone qui lient nos vies, comme de cravaches, dont
les incessantes morsures servent de douloureux rappels de l’esclavage, déléguée au
joug de la manipulation psychologique des médias de l’humanité.
Je m’excuse. La matrice des idées qui précèdent est
douloureuse à un certain degré, en ce que j’ai toujours cru fermement au
sadomasochisme sous-jacent de la Société de Services. Et maintenant que Ma Bell
s’est sublimée dans l’acronyme NYNEX, ils lancent des campagnes de
Sadisme-Service périodiques, non seulement avec une fureur calculée, mais aussi
un certain anonymat. Mais je suis aigri, je pense. Il y a peu, le Double Appel
me semblait sinistre. Aujourd’hui je ris en me grattant la tête. Je me souviens
que le samedi matin, j’étais régulièrement réveillé, comme je le suis si
souvent le matin, par une petite voix pleine de peps, une déesse pugnace qui
voulait savoir pourquoi je ne m’étais pas encore raccordé au signal de Double Appel.
Je disais que je passais déjà assez de temps à attendre. Elle disait que je
pouvais sauver une vie en profitant de leur offre gratuite.
Ghetto américain |
Tout en sachant que personne ne pouvait être aussi grossier
que la compagnie de téléphone, je lui ai répondu que je n’aimais pas le Double
Appel parce qu’il m’obligeait à être grossier. Puis j’ai raccroché. Il y a un
certain nombre de choses que je veux
manquer, avec le Double Appel on ne peut pas repérer les raseurs potentiels vu
qu’on est déjà au téléphone, alors on se retrouve forcé d’aller au boulot, à
une lecture de poésie navrante, ou d’autres évènements publics insupportables,
alors qu’on aurait pu facilement faire semblant d’être absent. Je loupais
peut-être certaines choses, mais je préservais des heures et des heures de ma
qualité de vie.
Néanmoins Ma ne souhaite pas vraiment nous faire gagner du
temps, elle veut qu’on souscrive. Il s’agit toujours d’une offre spéciale,
comme le raccordement totalement gratuit déjà cité (comme si ça leur coûtait
quoi que ce soit de tourner un bouton là-bas, chez eux, au Central
Casse-Pieds). Ces offres spéciales sont toujours sur le point de se terminer,
aussi. Ainsi, on obtient une urgence de perte potentielle et fallacieuse qui s’infiltre
dans nos vies quotidiennes, jusqu’à ce que des tas de gens se mettent à se
comporter comme une volaille maniaque dans le sanctuaire de leur domicile,
parlant tout seul, se cognant aux murs, arpentant les rues obsessionnellement
en imaginant les appels qu’ils ont manqué, et certains, sans le moindre doute, que leurs carrières devraient avoir pris beaucoup plus d’essor.
Je dis « fallacieuse » parce qu’on peut toujours
attendre le lendemain et il y aura inévitablement une nouvelle offre spéciale
presque similaire dont Ma et son armée policière de colporteurs vous
appelleront pour vous faire part. Ou encore, si vous attendez assez longtemps,
ils vous raccorderont gratuitement au Double Appel de toute façon — une
technique marketing inspirée par la guerre des trafiquants de drogue — se
disant que vous voudrez (non, que vous devrez) l’acheter après ça. Alors, ils
me l’ont donné. Étrangement, neuf fois sur dix, c’était la Compagnie du
Téléphone elle-même qui interrompait mes appels, soit pour s’assurer que
j’avais le Double Appel, ou pour me vendre le Double Appel que j’avais déjà.
Au début, je ne comprenais pas bien la stratégie, mais j’ai
fini par percuter. Si le cyberespace est
un grand inconscient collectif, l’action du Double Appel consiste à vous mettre
en rapport avec tous ces petits messages inconscients qui agitent l’autoroute
de l’information. Ces messages pourraient venir des amis ou des associés, mais,
je l’ai déjà dit, ils viennent finalement de NYNEX en personne — parce que
c’est de cette façon que la Compagnie du Téléphone remplace le subconscient
(C’est à dire la Voix de la Mère) regagnant ainsi sont titre de « Ma »
Bell, tout en le niant.
Ou encore, pour parler en termes académiques : Des classiques du divertissement culturel tels
que Route 66 ou Sur la Route se sont recontextualisés dans le cadre de la médecine
chinoise antique, et les lignes de communication qui entrent chez nous (dans
nos têtes) fonctionnent moins comme des tubes ombilicaux électriques que comme
des fils psychotiques se terminant en tête d’épingle ou fines aiguilles
susceptibles de piquer le cerveau lui-même — ainsi le Super Autoroute de
l’Information tant vanté à l’avance devient une sorte de cyber acupuncture,
stimulant les carrefours au flux d’énergie qui relient l’individu au cosmos. Et
c’est un cosmos amer, mesquin.
Poursuivons les ramifications de cette mesquinerie pour une
seconde : disons que mon esprit conscient (ou Ego) est une sorte de
Central, et que toutes ces petites gens déchirés sont mis en attente, parce que
je ne peux vivre sans eux, et semble-t-il, ils ne peuvent vivre sans moi. Cela
provoquera sans doute une larme dans mes yeux arrogants de penser à eux assis à
attendre au téléphone — pendant que je bavasse avec quelqu’un d’autre —
peut-être jaloux d’être relégués à un
échelon inférieur de ma vie pleine de sens, et meilleure que la leur.
C’est en effet un scénario glaçant, mais c’est à travers
cette imagerie que le Double Appel nourrit l’âpre lutte interne qui maintient
en place la hiérarchie sociale, le fonctionnement du capitalisme (et de la
Kulture). Si les gens n’étaient pas montés les uns contre les autres, peut-être
qu’ils se sentiraient moins insignifiants et qu’ils ne seraient pas poussés à
surcompenser par des réalisations grandioses dans l’art, l’architecture, ou la
violence conjugale. L’allusion est ici que la société pourrait s’effondrer à
n’importe quel moment et que les coupables seraient ceux qui ne possèdent pas
le signal de Double Appel. On peut dire sans risque que personne ne veut être
responsable de la ruine de la société, la culpabilité prend donc sa place
désignée aux commandes du Véhicule de la Civilisation Occidentale.
(…)
Et puisqu’on en parle, votre vie n’a probablement pas été
très gaie ces temps-ci, et c’est pourquoi la Compagnie du Téléphone peut vous
appeler à 10 heures le samedi matin pour vous dire que vous ne pouvez plus
vivre sans le Double Appel. Ils savent que vous faites semblant, que vous ne
vous en sortez pas vraiment. Ce qui a commencé sous les airs du service devient
une sorte de protection. De la même manière que les marques de bagnole ont
dorénavant des pubs faisant subtilement allusion au fait que vous mourrez
peut-être si vous n’achetez leurs caisses, les pubs du Téléphone vous
démontrent que votre vie va dans le mur si vous n’avez pas de Double Appel. On
y voit un ami irrité se plaignant de quelqu’un qui a inconsidérément négligé le
Double Appel. Un patron marchant de long en large parce qu’une grosse affaire ne
se fera pas. Un boulot manqué. Une relation amoureuse au bord de la rupture. Un
ami au cœur brisé quelque part sur la planète. Tous sont sauvés de la
négligence, de l’échec et de la destitution grâce au Double Appel.
(…)
Nous sommes censés nous méfier des sollicitations
téléphoniques, il est donc ironique que le pire criminel en la matière soit la
Compagnie du Téléphone elle-même. Un jour, il m’ont appelé et cassé les pieds
jusqu’à ce que je cède sur un programme d’appels longue distance, intitulé Appels
Économiques, ou Vraie Économie ou quelque chose de ce genre. Ils disaient que
je n’avais pas besoin de le payer, c’était gratuit et de toute façon, ils me le
donnaient. J’ai reçu un tas de courrier pour m’expliquer à quel point c’était
super. Le mois dernier, j’ai économisé 22 cents sur les appels longue distance.
À une époque, je voulais que la Compagnie du Téléphone m’accorde du crédit pour
tout le courrier débile que je les suppliais de ne pas m’envoyer. Maintenant je
voudrais juste qu’ils me foutent la paix.
Je crois que c’est Telly Savalas qui disait :
« Goûte ta douleur, chérie ». Ou bien était-ce : « Goûte le
velours », je ne sais plus. Bien sûr ce n’était pas pour la Compagnie du
Téléphone. Je crois que c’était une pub pour de la gnôle bon marché. Peut-être
même la bouteille de Old Bottom River
que se refilaient Bill Clinton et Newt Gingrich sur le siège avant de leur
Toyota virtuelle, en partance vers le futur. Le visage rougi par la vitesse
effrénée.
Carl Watson (années
1990).