Guest stars

29.11.14

Le poète et la bohémienne



(Vers de Boris Ryjii, traduits par TM)

…Dis-moi la bonne aventure, Gitane, pour quelques piécettes,
         Dévoile-moi donc de quoi je vais mourir
         La Gitane répond, sic, ah, tu mourras sans coup férir,
         Tes pareils ne survivent pas dans un monde sans sornettes.

         Ton fils et ta femme te deviendront étrangers,
         En ennemis tes amis auront bientôt changé.
         Qui aura ta peau jeune homme ? La culpabilité.
         Mais c’est la tienne, et tu dois la protéger.

         Devant qui es-tu coupable ?… Devant tout le vivant.
         Et qui éclate de rire, dans les yeux te fixant.
         Et le refrain voyou de la jactance gronde
         Et les cieux s’illuminent à la ronde.
Boris Ryjii
 
        
Погадай мне, цыганка, на медный грош,
растолкуй, отчего умру.
Отвечает цыганка, мол, ты умрешь,
не живут такие в миру.

Станет сын чужим и чужой жена,
отвернутся друзья-враги.
Что убьет тебя, молодой? Вина.
Но вину свою береги.

Перед кем вина? Перед тем, что жив.
И смеется, глядит в глаза.
И звучит с базара блатной мотив,
проясняются небеса.
Борис Рыжый


     


28.11.14

Le modèle américain (les errements du Grand Frère et ses diktats) bis

Il semblerait que le Grand Frère, Phare de l'Humanité, Puissance Mondiale Bienveillante, Parangon de Démocratie, Allié Principal de l'UE, qu'il espionne et arnaque à tours de bras, n'ai pas fini de se confronter aux émeutes de Ferguson et à leurs conséquences aussi durables qu'équitables…
Nat King Cole, le président, ne serait-il pas l'ange, face au diable russe ?… Face aux Islamistes altérés de sang ?… Protecteur des Siens, de sa Nation, et de l'humanité qui doit vivre dans un centre commercial comme tout bon Américain?…
Chez Antifixe, ce n'est pas à nous de juger ces grandes questions politico-sociales… On laisse ça aux Grandes Consciences qui pensent pour nous… Nous on s'occupe, d'art, de poésie… Eh bien, justement un artiste de rap, semble-t-il inspiré par les émeutes de Ferguson, aurait quelque chose à dire sur ce sujet sur la vidéo suivante :


Je me souviens, tout à fait accidentellement, que mon ami "Big" Steve Felton, personnage du roman de Série Noire, Renegade Boxing Club (Gallimard, 2009) dans le quartier noir de Jersey City, m'avait dit un jour, furieux, au sujet d'un de ses enfants qui avait appelé la police lors d'une dispute conjugale :"He could get shot, if he calls the cops…"
 

14.11.14

Verser de l'encre sur les tombes


        

      Que la terre lui soit légère 

    Dans une enquête sur Boris Ryjii, menée de si loin, et si longtemps après…  menée dans le but inavouable d’entrer dans sa peau de surdoué foudroyé… justifiant les bassesses de l’exégèse par les nécessités de la traduction… le meilleur indice, au-delà des biographies, est sans doute le dialogue fragmenté, tétanique, qu’il entretenait avec le tombeau à mots heurtés, simplissimes, de grand artiste parfois monosyllabique, la voix qui s’étrangle dans un hoquet d’abîme… Car le tombeau toujours comprendra le poète, disait Baudelaire.
         Il faut ensuite retourner en Russie, vers le bleu minéral des prunelles, lourd d’une charge statique aussi massive que l’Oural, sur laquelle on peut se méprendre et voir un ciel surchauffé, voilé d’une brume inexorable… Le tombeau confident de mon rêve infini… répétait Baudelaire.
         Le relief du visage de Ryjii affleure violemment, emprisonnant le mouvement sur quelques crêtes, des traits austères, fermés sur l’étendue des rocs, soulignés d’une balafre qui coupe la joue en deux… La pierre, un ciel bas et le sabre…
         On entend mieux alors les crissements télescopés des dissonances où Ryjii l’antipoète de l’antibooker, au fil d’un archet de fortune, semblait chercher sans trêve une harmonie d’outre-tombe, puisque les tombes sont faites des pierres qui s’ébouleraient pour l’ensevelir…Envolés tous les mots… Mais la musique, pas vrai ?— c’était beau … (Пошло всё что я, писал и говорил… Но Музыка была, не правда ли ?–  Прекрасна …) disent les vers d’un autre homme traqué, le poète Sergueï Tchoudakov, lui aussi filé par l'investigateur, à la trace à demi effacée.
         … L’enquête se poursuivant, le limier cherche en lui-même… comme on fait pour les affaires classées, dossiers perdus d’archives monolithiques dont on secoue la poussière et… D’où jaillit toute vive une âme qui revient… Baudelaire encore.
         …Il lui faut retourner en Russie par le souvenir retrouver le sens de l’immensité, le sens de l’écrasement, la perdition du ciel sans limites… Non, le limier ne connaît pas la majesté des promontoires… ne s’est jamais écorché l’âme aux reliefs déchiquetés d’une chaîne plus haute que l’Europe… cœur de crevasses, béant à la dernière frontière avant l’Asie… cœur de Boris Ryjii, géologue, poursuivant l’énigme entre toutes, notre Terre et ses fractures, dont ses études et découvertes n’épuisaient pas le mystère… néant du savoir qui réclamait le poème, inlassablement… comme un crime génésique, et non élucidé…
         …Mais le limier se souvient de la plaine moscovite qui le plaquait au sol… Comme une mouche sur un pare-brise de voiture… Des cieux à perte de vue… qui engendraient l’angoisse… des trois dimensions du froid, du sable et des forêts… du vertige de l’espace qu’on calmait par l’alcool… des cinq sens affolés par l’absence de repères… sans doute la gravité terrestre… le poids mort de la roche… pesaient sur Boris Ryjii… forçant un destin d’étoile filante…
         Le limier se souvient aussi qu’au-delà de cette ivresse du déséquilibre… lui venu d’un pays de nains bordé par des barrières… le limier se souvient d’une extase sans rime et sans raison… qui poussait à l’amour… et foin des oraisons… comme les rares éclaircies crevant le ciel uniformément mat du poète Boris Ryjii…
         …Gauche, droite, crochet, poings et cuir, goût salé de la sueur, mal aux dents mal au foie… le limier aussi a goûté à ça… il sait pourquoi on va au-devant des coups… pour la chance de riposter, d’exister coûte que coûte… en découdre avec soi-même, ultime adversaire… Celui qui avait eu raison de Boris Ryjii…
         …Et puis au bout de l’enquête, on n’avait rien trouvé… Boris Ryjii le poète, restait inexpliqué…
         …Mais on pouvait le traduire, au plus près des nerfs…
TM, novembre 2014.

Documentaire sur Boris Ryji  par Eleonora Kornilova (Элеонора Корнилова) 2000
 
    (Vers de Boris Ryjii, traduits par TM)   
À l’entresol, le flingue je ramasserai
         Armerai, dans le canon la balle —
         Je vivrai encore un peu et tout ce que ça trimballe,
         Pour l’instant, je ne voudrais,
         Pas quitter ce monde, 
         Ce monde,
         Cette demeure et cette ville.
         Tant que j’ai un flingue, c’est parfait,
         Le reste viendra après.
         Par la lucarne, un coup d’œil au gazon,
         Aux tiges d’un buisson.
         L’interphone bourdonne, le téléphone
         Sonne — de l’agitation.
         Il faut commencer par acheter une maison
         Pour que rivière et forêts d’automne,
         Dés septembre se désolent à flots,
         Pour moi l’idiot.
         Pour que les nuages tourbillonnent.
         De quoi je parle ? Eh bien de ça :
         Nuages pour l’idiot, pour moi.
         Et après, et encore
         Pour les forêt bleutées aux feuilles d’or
         L’éclat de la rivière, l’éclat des cieux.
         Et sans froideur se dire adieu
         Mais pas sans larmes plein les yeux.
       Boris Ryjii (1974-2001)

С антресолей достану «ТТ»,
покручу-поверчу —
я ещё поживу и т.д.,
а пока не хочу
этот свет покидать, этот свет,
этот город и дом.
Хорошо, если есть пистолет,
остальное — потом.
Из окошка взгляну на газон
и обрубок куста.
Домофон загудит, телефон
зазвонит — суета.
Надо дачу сначала купить,
чтобы лес и река
в сентябре начинали грустить
для меня дурака.
чтоб летели кругом облака.
Я о чём? Да о том:
облака для меня дурака.
А ещё, а потом,
чтобы лес золотой, голубой
блеск реки и небес.
Не прохладно проститься с собой
чтоб — в слезах, а не без.
Борис Рыжий 
 

12.11.14

L'homme qui introduisit le terme "Désinformation" dans la langue française


            Au Salon du Livre Russe, qui se tenait ce week-end à l’Espace des Blancs Manteaux, nous eûmes la bonne surprise de voir le livre de Kira Sapguir « Paris, un monde à part et merveilleux » (Париж мир чудесный и особый ) éditions Rosstok. En parcourant l’ouvrage, on tombe sur la nécro de Vladimir Volkoff, auteur respectable à notre avis — et ce, depuis les jours d’enfance où l’on dévorait la série des Langelot en Bibliothèque Verte, que Volkoff écrivait sous le pseudonyme « Lieutenant X », auteur jeunesse avant la lettre.
            Quelle surprise et quel bonheur de constater qu’il avait avec le roman d’espionnage dans lequel on le classait, à peu près les mêmes relations qu’un certain TM avec le polar, cette église de «  l’enquêtisme » focalisée sur la vie de la police et des détectives, à la recherche d’une justification aussi judiciaire que « justicière» à sa bonne conscience de bénitier. Et c’est grâce au regard singulier de Kira Sapguir qu’on l’apprenait !…


VLADIMIR VOLKOFF, ARISTOCRATE RUSSE — CLASSIQUE FRANÇAIS.
         Par Kira Sapguir
         (Traduit par TM)

         « Il faut être privé de sa terre natale, pour l’aimer d’un amour extra-terrestre. Et, dans un amour extra-terrestre infini, il y a une source de force infinie… »
Dimitri Merejkovski

         « J’ai un pays natal, mais ma patrie d’origine est ailleurs ».
         Vladimir Volkoff

         Le 14 septembre 2005 Vladimir Volkoff est décédé dans le Périgord, écrivain de langue française, et Russe par l’esprit. Vladimir Volkoff, émigrant de Russie Blanche deuxième génération était d’une famille aristocratique. Il comptait V.I. Tchaïkovski au nombre de ses grands-oncles. Parmi ses ancêtres figure également le célèbre marchand moscovite Porokhovchtchikov. Le grand-père de Volkoff avait combattu dans les rangs des armées blanches sous les ordres de l’amiral Koltchak, avant de mourir  au cours des années effrayantes du malheur et de la misère russe. Vladimir Volkoff, combattit lui aussi, comme son grand-père, servant dans les rangs du contre-espionnage français pendant la Guerre d’Algérie (1957-1962). Après l’armée, Volkoff obtint un doctorat de philosophie à l’université de Liège (mémoire sur l’esthétique), et fut licencié de philologie. Dans les années 1960, il enseigna pendant onze ans les littératures russe et française aux États-Unis.
         Vladimir Volkoff est l’auteur de 50 livres. Ses deux romans les plus connus en France sont Le Montage et Le Retournement (« Un Thriller métaphysique sur la conversion religieuse d’un officier du KGB », selon l’auteur), nous relèverons également des ouvrages plus tardifs, tels que L’Enlèvement (sur la guerre de Bosnie), Le Complot (Sur l’Amérique, la Russie et les évènements de Tchétchénie).  Il était lauréat du Grand Prix de l’Académie Française.
         « Personne ne distingue l’électron, même à travers le microscope le plus puissant. Mais on peut suivre sa trace, et c’est ainsi qu’on doit concevoir l’activité des services de renseignement, l’action d’agents d’influence secrets sur un territoire étranger », disait Vladimir Nicolaïevitch Volkoff, en me parlant du roman intitulé Le Montage, un terme spécifique en français.

         Volkoff écrivait en français.
         En moi dialoguent deux civilisations, et je dialogue avec moi-même depuis ma naissance, disait l’écrivain,  J’ai un pays natal, et une patrie d’origine, ailleurs.
         Cet homme au regard vif, qui avait toujours conservé la prestance et le maintien de l’escrimeur, la gestuelle élégante — était un véritable aristocrate, tant par le sang que par l’esprit. Cette aristocratie instinctive, pour laquelle Le Figaro le trouvait presque « vieux jeu », traverse sa création grâce à un style cristallin.
         C’est précisément dans cette langue française d’une pureté cristalline que sont écrits les deux principaux romans de Volkoff, Le Montage,  cité plus haut (Juliard/ L’Âge d’Homme, 1982), pour lequel il fut couronné du grand prix de l’Académie Française, et Le Retournement, sur lequel l’éditeur Bernard de Fallois devait dire : « Ce roman entretient les mêmes rapports avec le genre de l’espionnage que Crime et Châtiment avec le genre policier ».
—Je n’écris pas des romans d’espionnage, poursuivait Volkoff , mais des romans métaphysiques sur l’espionnage. Celui-ci est pour moi un moyen très intéressant de découvrir le monde. Lorsqu’on regarde les choses de ce point de vue, on s’aperçoit souvent que les gens ne correspondent pas du tout à l’image qu’ils souhaiteraient donner d’eux-mêmes. Tout le monde vit sur un plan différent. Et il me semble que le fondement de la littérature est de dévoiler cette essence secrète, invisible, de la nature, et de l’homme, de la psychologie, de la société, de la religion.
Depuis son service dans les rangs du contre-espionnage, V. Volkoff avait gardé la conviction que les services secrets mènent le monde. Et ses romans d’espionnage historiques font en partie référence à un certain manuel — celui d’une école invisible, dont les figurants apprennent l’art subtil et complexe de mentir et de subvertir…

Du reste, c’est Vladimir Volkoff  en personne qui introduisit le terme soviétique désinformation, dans la langue française…
La désinformation est une matière beaucoup plus complexe qu’une simple information mensongère — mystification simpliste, une grossière manœuvre d’espion. C’est une manipulation de l’opinion, une subversion de la société par le biais d’un choix tendancieux de certaines données, coupées de leur contexte, et diffusées par des agents d’influence.
—La désinformation est une attaque ciblée. On peut désinformer avec la vérité même. Si l’on attire l’attention de la société sur un seul côté des évènements et des êtres… disait Volkoff.
Il s’agit d’une généralisation conceptuelle, mise au point pendant deux mille cinq cents ans d’histoire secrète de la désinformation. Que les anglo-saxons appellent éloquemment « Le Grand Jeu ». Vladimir Volkoff en fit l’objet d’une anthologie : La désinformation comme arme de guerre, éditions l’Âge d’Homme, 1986. Dans l’introduction, Volkoff disait avoir entrepris ce travail dans un but de défense de l’Occident, pour ouvrir les yeux du public sur le totalitarisme soviétique.
Volkoff était un anticommuniste farouche, mais sans la moindre trace de russophobie. Et lors de la chute du communisme en Russie, au contraire des « orphelins de la Guerre Froide », il s’abstint d’ânonner que rien n’avait fondamentalement changé. À l’époque Volkoff exprima ouvertement sa sympathie pour Yeltsine « le maître du Kremlin ». L’auteur pensait réellement que Yeltsine avait démantelé l’URSS au nom d’un retour vers la Russie authentique. Bigre, il arrive que même les observateurs les plus affûtés soient incapables de distinguer les artifices théâtraux sur la scène historique.
Heureusement, la mentalité aristocratique enracinée chez lui ainsi que sa foi orthodoxe protégea l’auteur de l’approche simpliste des dissidents en ce qui concerne la Russie contemporaine.
Dans ses livres, articles et essais, Vladimir Volkoff se dressa invariablement contre la pensée unique politiquement correcte. Son grandiose roman « La Crevasse » montre la manipulation des consciences occidentales à l’aide des évènements du Kossovo. Les mass média occidentaux dans leur ensemble étaient emplis, à l’époque des évènements yougoslaves, de représentations présentant les Serbes comme des diables et les Albanais comme d’innocentes victimes. Ainsi se forma l’opinion publique avec laquelle les Français jugèrent cette guerre de façon très approximative. Volkoff  décrivit ce que taisaient les médias occidentaux, plus précisément — la barbarie des Albanais à l’égard des Serbes. Il considérait que la France devait soutenir les Serbes inconditionnellement, rappelant l’alliance de la Première Guerre Mondiale, et la lutte commune contre l’Allemagne à l’époque de la Seconde.
Il est manifeste qu’un Volkoff, monarchiste jusqu’à l’os resta pour les médias français de gauche un douteux excentrique. Même sa nécrologie dans la journal néo-libéral Le Monde lui reprochait ouvertement à titre posthume d’avoir gravité dans l’extrême-droite, et employait sans vergogne le terme communiste éculé de « réactionnaire ». Mais en fait, Vladimir Volkoff, adversaire des idées toutes faites, se moquait caustiquement de l’intelligentsia « engagée » et de sa pensée unique.
La nécrologie du Monde ne l’aurait pas surpris.
Kira Sapguir, La Pensée Russe, 2005.


10.10.14

Lames ébréchées crèvent le temps

Illustration, Irina Trotskaïa
ÂME TE SOUVIENT-IL…
         Quelques échos d’une bohème enfuie, d’époques lointaines, ont franchi les années pour percer nos tympans. Comme il y était question de notre idole, le poète Sergueï Tchoudakov, pop-star dans nos colonnes, et qu’ils viennent, semble-t-il, d’une belle mousmée généreuse, que le moule de ce calibre de créatures cardinales rouille à la casse depuis des lustres, que Moscou est désormais semblable aux autres capitales,  désormais toutes plus ou moins identiques, et que des éclats de vie traversent ce récit de la banalité d’un autre temps, d’un autre lieu…

LIEU-DIT, LES PINS D’ARGENT
DE LIOUDMILLA PETROUCHEVSKAÏA (PUBLIÉ AU MOIS D’AOÜT DANS LE MAGAZINE MOSCOVITE AFFICHA).
(TRADUIT PAR TM)
(…) Depuis lors, je ne suis retournée sur ces chemins aux Pins d’Argent, que deux fois : à neuf ans avec maman, et vers vingt-deux ans avec Véra, ma copine et Sergueï Tchoudakov. Sergueï était un play-boy de la fin des années 1950, un poète, il initiait les rencontres de tous avec tout le monde, les filles l’adoraient, il se trimballait toujours, comme plus tard Larry Flint, avec un cortège de beautés fatales. Et voilà qu’il se collait à nous. Il tournoyait à l’entour sur les chemins forestiers, esquissait des pas d’échassier-transi d’amour, battait des ailes, caquetait, on éclatait de rire. Le vie était devant lui, devant nous. Tout Moscou courait après Véra, et voilà qu’elle revenait de la plage dans son maillot de bain blanc et noir (cousu la veille, sans bretelles, un truc à armatures, qui peut comprendre ?), des ballerines rock’n’roll à talons plats, l’allure de Jackie Kennedy dans sa jeunesse, sauf qu’on n'en avait jamais entendu parler.
J’ai revu Sergueï Tchoudakov (de la rue Gorki) au début des années 1970, dans un foyer universitaire, à la cinquième représentation  donnée par Volodia Saliouk de pièce « La Chasse aux canards » de Vampilov, déjà mort à l’époque. Et pour le coup la lumière s’est éteinte à la première scène, et on a invité les spectateurs à sortir avec leurs papiers ! On a rallumé la lumière, et nous nous sommes dirigés vers les portes, lugubres. Naïf, Sergueï Tchoudakov, qui avait eu du mal à trouver une place, avait laissé son fourre-tout sur son fauteuil, pour le réserver. On a vérifié nos identités, sans nous laisser retourner dans la salle. Je n’arrêtais pas de me dire : pauvre Sergueï sans son sac ! C’était la seconde fois que j’allais assister à ce spectacle, qui se jouait underground dans un foyer universitaire, et ça bourdonnait dans ma tête : pourquoi n’ai-je pas écrit cette pièce, moi qui connaît si bien ces gens-là ! Igor Khabatian, mon frère d’armes, un playboy semblable à Tchoudakov, venu de Tcheremouchka, sorti de l’institut de microbiologie, était d’une autre cuvée (le vin cuit  « Trois Hachettes » et les petites thèsardes de son alma mater). Il débarquait souvent avec ses copains voir la famille d’adoption, mon fils Cyrille, et emmenait tout le monde se balader, avant de me distraire de ses comptines, du genre : « Je pionçais sans écueils, tout à coup j’ouvre l’œil, au-dessus de moi brille une étoile. Elle se met à descendre, luisante et sans voile ! Bon Dieu, je me dis, en frémissant du poil. C’est un sous-off' qui se penche sur ma poire, Et moi je dors sur un banc dans le square ».
Tout ce que racontait notre Igor, en allitérations télescopées, Sergueï Tchoudakov de la rue Gorki le prononçait sans faute — un numéro bien rôdé.

Igor passa une nuit sous un train, pas loin de chez lui. On enferma Sergueï dans un asile de dingues, avant de l’envoyer dans un trou perdu à vie. On dit qu’il inondait Moscou de lettres désespérées. Les poètes tâchaient de le sortir de là à forces de démarches administratives…

5.10.14

Les lourdes roches de l'Oural (Boris Ryjii)


Il a déjà été question dans ces colonnes, de Boris Ryjii, poète de l'Oural mort à vingt-six ans ("Un ciel grand comme l'Oural"), qui fait l'objet d'un culte sur ses terres natales. "Je ne suis pas politique, disait Émile Ajar, je suis biologique". Et, en effet, la gravité terrestre semble avoir écrasé ce type tout jeune, ultrasensible, aux dons stupéfiants. "Que l'homme, disait encore Rilke dans une lettre à Lou-Andréas Salomé, se taise, lui qui sans chemin dans les monts de ses sens a erré, qu'il se taise".
Fils d'un père géologue, le jeune homme qu'il restera éternellement, fut champion de boxe amateur de sa région dans son adolescence (quelque chose à prouver, mec ? T'inquiète, on en est tous là). Outre 1300 (!) poèmes, dont ne furent publiés que 350 (!…), il fit lui aussi des études de géologie, et fut l'auteur de travaux savants sur les secousses sismiques en Oural et en Ukraine. Il fut encore lauréat du prix "Antibooker" pour son (anti)poésie, catégorie "Inconnu".
Le réalisateur hollandais qui tourna un documentaire sur ce curieux personnage cherchait, paraît-il, à déterminer pourquoi un mec aussi brillant s'était pendu avant trente ans. La réponse me paraît simple : une telle intelligence ne rend pas heureux. Et la sagesse des pierres que le poète évoque ci-dessous ne fut au final pour le géologue qu'un poids supplémentaire.
Que la terre lui soit légère, comme disent les Africains.

(Vers de Boris Ryjii, traduits par TM)
Sur quoi les pierres grises font-elles silence ?
À quoi bon, sourde à leur mutisme reste la terre ?
Avec leur pesante masse, j’ai si peu de distance.
En ce qui concerne les vers,
Dans un vers, compte avant tout ce que l’on tait.
La rime est-elle fidèle, non on ne peut pas lui faire confiance.
Qu’est-ce que la parole ? Rien qu’une attente sans arrêt
Pour l’éloquence du silence.
De la prose les vers doivent se distinguer
Non seulement par leur solitude ou leur rareté.
De bon matin, d’une main chaude j’ai essuyé
Les pierres des larmes déversées.
BORIS RYJII

О чем молчат седые камни?
Зачем к молчанию глуха
земля? Их тяжесть так близка мне.
А что касается стиха —
в стихе всего важней молчанье, —
верны ли рифмы, не верны.
Что слово? Только ожиданье
красноречивой тишины.
Стих отличается от прозы
не только тем, что сир и мал.
Я утром ранним с камня слезы
ладонью теплой вытирал.
Борис Рыжий