Dans une enquête sur Boris Ryjii, menée
de si loin, et si longtemps après… menée
dans le but inavouable d’entrer dans sa peau de surdoué foudroyé… justifiant
les bassesses de l’exégèse par les nécessités de la traduction… le meilleur
indice, au-delà des biographies, est sans doute le dialogue fragmenté,
tétanique, qu’il entretenait avec le tombeau à mots heurtés, simplissimes, de
grand artiste parfois monosyllabique, la voix qui s’étrangle dans un hoquet
d’abîme… Car le tombeau toujours
comprendra le poète, disait Baudelaire.
Il faut ensuite retourner en Russie,
vers le bleu minéral des prunelles, lourd d’une charge statique aussi massive
que l’Oural, sur laquelle on peut se méprendre et voir un ciel surchauffé,
voilé d’une brume inexorable… Le tombeau
confident de mon rêve infini… répétait Baudelaire.
Le relief du visage de Ryjii affleure
violemment, emprisonnant le mouvement sur quelques crêtes, des traits austères,
fermés sur l’étendue des rocs, soulignés d’une balafre qui coupe la joue en
deux… La pierre, un ciel bas et le sabre…
On entend mieux alors les crissements
télescopés des dissonances où Ryjii l’antipoète de l’antibooker, au fil d’un archet
de fortune, semblait chercher sans trêve une harmonie d’outre-tombe, puisque
les tombes sont faites des pierres qui s’ébouleraient pour l’ensevelir…Envolés tous les mots… Mais la musique, pas vrai ?— c’était
beau … (Пошло всё что я,
писал и говорил… Но Музыка была, не правда ли ?– Прекрасна …) disent les vers d’un autre homme traqué, le poète Sergueï
Tchoudakov, lui aussi filé par l'investigateur, à la trace à demi effacée.
… L’enquête se poursuivant, le limier
cherche en lui-même… comme on fait pour les affaires classées, dossiers perdus
d’archives monolithiques dont on secoue la poussière et… D’où jaillit toute vive une âme qui revient… Baudelaire encore.
…Il lui faut retourner en Russie par le
souvenir retrouver le sens de l’immensité, le sens de l’écrasement, la
perdition du ciel sans limites… Non, le limier ne connaît pas la majesté des
promontoires… ne s’est jamais écorché l’âme aux reliefs déchiquetés d’une
chaîne plus haute que l’Europe… cœur de crevasses, béant à la dernière
frontière avant l’Asie… cœur de Boris Ryjii, géologue, poursuivant l’énigme
entre toutes, notre Terre et ses fractures, dont ses études et découvertes
n’épuisaient pas le mystère… néant du savoir qui réclamait le poème,
inlassablement… comme un crime génésique, et non élucidé…
…Mais le limier se souvient de la
plaine moscovite qui le plaquait au sol… Comme une mouche sur un pare-brise de
voiture… Des cieux à perte de vue… qui engendraient l’angoisse… des trois
dimensions du froid, du sable et des forêts… du vertige de l’espace qu’on
calmait par l’alcool… des cinq sens affolés par l’absence de repères… sans
doute la gravité terrestre… le poids mort de la roche… pesaient sur Boris
Ryjii… forçant un destin d’étoile filante…
Le limier se souvient aussi qu’au-delà
de cette ivresse du déséquilibre… lui venu d’un pays de nains bordé par des
barrières… le limier se souvient d’une extase sans rime et sans raison… qui
poussait à l’amour… et foin des oraisons… comme les rares éclaircies crevant le
ciel uniformément mat du poète Boris Ryjii…
…Gauche, droite, crochet, poings et
cuir, goût salé de la sueur, mal aux dents mal au foie… le limier aussi a goûté
à ça… il sait pourquoi on va au-devant des coups… pour la chance de riposter,
d’exister coûte que coûte… en découdre avec soi-même, ultime adversaire… Celui
qui avait eu raison de Boris Ryjii…
…Et puis au bout de l’enquête, on
n’avait rien trouvé… Boris Ryjii
le poète, restait inexpliqué…
…Mais on pouvait le traduire, au plus
près des nerfs…
TM, novembre 2014.
Documentaire sur Boris Ryji par Eleonora Kornilova (Элеонора Корнилова) 2000
(Vers de Boris Ryjii, traduits par TM)
À l’entresol, le flingue je ramasserai
(Vers de Boris Ryjii, traduits par TM)
À l’entresol, le flingue je ramasserai
Armerai, dans le canon la balle —
Je vivrai encore un peu et tout ce que ça trimballe,
Pour l’instant, je ne voudrais,
Pas quitter ce monde,
Ce monde,
Ce monde,
Cette demeure et cette ville.
Tant que j’ai un flingue, c’est parfait,
Le reste viendra après.
Par la lucarne, un coup d’œil au gazon,
Aux tiges d’un buisson.
L’interphone bourdonne, le téléphone
Sonne — de l’agitation.
Il faut commencer par acheter une maison
Pour que rivière et forêts d’automne,
Dés septembre se désolent à flots,
Pour moi l’idiot.
Pour que les nuages tourbillonnent.
De quoi je parle ? Eh bien de ça :
Nuages pour l’idiot, pour moi.
Et après, et encore
Pour les forêt bleutées aux feuilles d’or
L’éclat de la rivière, l’éclat des cieux.
Et sans froideur se dire adieu
Mais pas sans larmes plein les yeux.
Boris Ryjii (1974-2001)
С антресолей достану «ТТ»,
покручу-поверчу —
я ещё поживу и т.д.,
а пока не хочу
этот свет покидать, этот свет,
этот город и дом.
Хорошо, если есть пистолет,
остальное — потом.
Из окошка взгляну на газон
и обрубок куста.
Домофон загудит, телефон
зазвонит — суета.
Надо дачу сначала купить,
чтобы лес и река
в сентябре начинали грустить
для меня дурака.
чтоб летели кругом облака.
Я о чём? Да о том:
облака для меня дурака.
А ещё, а потом,
чтобы лес золотой, голубой
блеск реки и небес.
Не прохладно проститься с собой
чтоб — в слезах, а не без.Борис Рыжий