LA
MÈRE DU POÈTE
(Traduit du russe par TM)
« C’est justement cette fois-là
que je vis la mère de Tchoudakov pour la première fois. De temps en temps,
l’hôpital psychiatrique la laissait rentrer chez elle. C’était une femme
totalement malade, petite, sèche, vêtue très modestement dans des vêtements
anthracite — elle restait debout des heures durant près de la table au milieu
de la pièce, sans même s’y appuyer, fumant cigarette sur cigarette, regardant
profondément en elle-même, sans bouger et sans changer de posture. Dieu sait à quoi
elle pouvait bien penser, quels étaient les souvenirs qui lui revenaient et ce
qui pouvait tourner dans cette petite tête maladive. Elle avait très peur de
son fils, et il la traitait comme une chose, la levait et la changeait de
place, comme un porte-manteau, tout en plaisantant d’une façon très drôle
quoique sans aucune méchanceté. De temps à autre, c’est vrai, elle déclenchait
chez lui un accès de fureur incontrôlable et il criait : « À la
cuisine, et que ça saute ! En avant marche ! À la cuisine, j’ai
dit ! ». Et elle se précipitait dans le couloir.
À ma grande horreur, au bout de
quelques jours, sa terreur de son fils se transforma en haine violente contre
moi — je surprenais parfois son regard où le feu couvait sous la cendre, tourné
dans ma direction, et une nuit je fis un cauchemar. Et en me réveillant, la
première chose que je vis fut son visage de folle à une quarantaine de
centimètres au-dessus du mien ! Elle ne me regardait pas dans les yeux,
mais un peu au-dessus, au milieu du front, comme si elle avait voulu y percer
un trou à la perceuse. Elle leva lentement sa cigarette à ses lèvres de vieille
dame et l’abaissa tout aussi lentement après en avoir tiré une bouffée.
Franchement, je ne savais pas quoi faire. Après mes premiers instants d’horreur,
je m’accrochai à l’espoir qu’elle allait se réveiller de sa stupeur
paranoïaque, mais c’était vain. L’envoyer en hurlant à la cuisine à la façon de
Tchoudakov m’était impossible, et finalement je me couvris la tête avec la
couverture et m’endormis sans m’en rendre compte. C’est seulement par la suite
que me vint l’idée qu’elle aurait pu très facilement pu voir en moi le symbole du
mal et du malheur qu’elle avait connu au cours de sa vie, s’emparer d’un objet
contondant dans la cuisine — un maillet ou une hachette et frapper à l’endroit
détesté, là où elle plantait son regard perçant. Elle souffrait d’une forme de
paranoïa aigue. »
Lev Prigounov, Sergueï Tchoudakov et mes autres amis, Moscou, 2011