TOTAL MARÉCAGE
Je suis armé
jusqu’aux dents. Puissance de feu porte-avion et j’ai même décroché un de ces
fameux PM miniaturisés équipant les loup-garou du Service Sanitaire, droit du
magasin « Reconnaissance », grâce aux bons soins du pousseur de
paperasses.
Par un beau
matin, en phase de débriefing, le
pousseur de paperasses me charge de raccompagner le schizo chez lui.
—On a plus
aucune question à lui poser. Il faut bien les renvoyer chez eux et ce garçon
n’a aucun sens de l’orientation. Vous êtes l’homme de la situation.
Puis le pousseur
de paperasses se gratte la barbe avant de déplier une carte d’état-major sur
son bureau en m’indiquant un itinéraire d’infiltration au Secteur Urbain Numéro
Sept, comme si c’était en territoire étranger. Je ne lui demande rien et ça lui
plait beaucoup , c’est visible, tant qu’il finit par m’entraîner au magasin
pour toucher cette arme-bijou — engin de mort en acier mat, ultra-léger,
puissant comme un fusil d’assaut en rafales,
précis comme un parabellum au coup par coup. Par superstition, j’ai pris
aussi le 9 mm, des grenades, un poignard commando, un coupe-chou piqué chez le
coiffeur de l’intendance, pendant qu’il s’occupe des nouvelles recrues. Je l’essaie avant de partir, le coupe-chou
fend une feuille de papier au vol. Puis on plonge dans le marais et ça ne me
dit rien qui vaille, toute cette pourriture. Même hérissé de lames et de
bouches à feu.
Je rouille de
l’intérieur.
Nous avançons, le schizo et moi, à grand peine
dans la végétation sans frein des marécages du Secteur Urbain Numéro Sept.
Notre progression s’opère dans une chaleur de serre qui sape mes forces
intimes.
MOUSSON EN SUSPENS
Nous sommes en
chemin vers l’ancien domicile du schizo. Au départ, il fait la gueule parce que
je refuse de lui confier une arme. Au bout de quelques kilomètres de marche, il oublie.
À intervalles,
la mousson en suspens — le jour déboule
plein phare sur les poches d’air stagnant. Dès qu’on y pénètre, la masse se
décompose en particules d’humidité glissant sur la peau, visqueuses comme des
limaces.
Le schizo tient
le coup mieux que moi. La bouillabaisse compacte qui nous sert d’atmosphère
endort mes réflexes autant qu’elle le délie.
Coups de sang
aux tempes et dégoût. Rayons trop lourds sur des reflets fétides. On invoque le
ciel — pour s’en mordre les doigts dès qu’on lève les yeux.
Plaque d’un
bleuté maudit, dans une moire de basalte, soleil de vif-argent , clé d’une
voûte cobalt.
Au
cours « Reconnaissance », on nous met en garde contre ce qu’on
appelle la Fréquence Grise du
cerveau, une onde particulière que ces nappes de brume viciée déclenchent —
engourdissement zébré d’éclairs de fièvre..
Le schizo
transpire à peine, et parle avec plus d’éloquence que je ne lui en ai jamais vu
à l’hôpital numéro cinq. Moi, j’ai perdu la boussole.
La terre est spongiforme,
les joncs envahissants. L’atmosphère ? Pâte pourrie et poisseuse — patine de porc pantelant.
Le schizo a
envie de fumer des Pall-Mall. À destination, il lui en reste paraît-il une ou
deux cartouches.
Plus d’une fois,
on vacille dans la vapeur malsaine. Plus d’une fois, on dérape, insanité
fangeuse. Foutue glissade fouettée par une myriade de tiges. Multiples, les
faux-pas rappellent les serpents.
Les marais en
regorgent — ils se nourrissent de sang.
Le schizo a les
jetons, il me parle de crotales. Au cours « Reconnaissance » on nous
a dégrisé : les seuls serpents qu’on croise sont tous répertoriés, de la
vipère d’eau surtout, à écailles rayées. Je le calme :
—Il me reste du
sérum.
Puis, une
arrière-pensée :
—… Eh, le gogol,
tu sais faire les shoots ?
Le schizo est
vexé, il refuse de répondre.
CLIMAT INEXORABLE
Le ciel continue
à peser sur notre avance, et je perds la notion du temps.
Le schizo me
ramène sur terre. Il veut des Pall-Mall dès qu’on touche au but — par chez lui,
son repaire, sa cahute. Il est persuadé d’en trouver en ville — comme ça qu’il
appelle l’amas de briques indécises encore loin — mais dans l’air poreux en
pierre de lune, les briques sudoripares grisonnent comme un vieillard, les
baraquements se fondent dans une distance trompeuse de canicule gorgée d’eau,
sous la brume de chaleur noyant les formes et les couleurs.
—Ta gueule,
c’est pas le moment.
Le schizo étire
son sourire de chat sur ses lèvres inexistantes:
—Le déluge
impalpable est une épreuve pour chacun. Pour la franchir, il faut s’éloigner de
soi, survoler les vapeurs. C’est la première leçon du Mantra du Savoir…
Et il retrousse
sa manche sur l’avant-bras marqué au feu, des entailles de chair noircies sur
lesquelles il pointe un index osseux, les yeux écarquillés :`
—… Le climat est
inexorable…
Et là, je le
pousse devant moi, en le priant de fermer sa gueule, sinon je le jette dans un
des étangs d’eau bleu pétrole qui nous forcent constamment à de grands détours
sur terrain à peine praticable. Et je suis à deux doigts de le faire, un tout
petit peu plus tard, quand il me reparle de ses sacrées Pall-Mall.
EXPÉRIENCE DU BOURBIER
Aux abords du
bled, je cesse de maudire les brassées de jonc cinglantes qui entravent la
marche. Une trentaine de bâtiments intermédiaires entre une forme primitive de
l’usine et le grand hangar de ferme, jetés sur ce cloaque comme des osselets
épars sur une éponge. Les joncs masquent notre avance.
Au-delà des
bâtiments, je distingue une nouvelle barrière de joncs et un bois clairsemé de
grands arbres aquatiques, plus loin encore, le pont massif reliant la zone à un
autre bout de la presqu’île, par-dessus un désert d’eau saumâtre où bambous et
nénuphars prolifèrent, et les serpents et les sangsues, sans compter toute une
faune de charognards volants, en rase-mottes sur la décomposition. Cette
étendue d’eau n’est que le prolongement souillé d’un bras de mer. Le tissu même
du Secteur Urbain Numéro Sept : îlot, poussière de bâtiments, marais,
pont, îlot suivant. Au cours « Reconnaissance », on est tenu
d’assimiler cette géographie et ses particularités par cœur à toutes fins
utiles, mais on ne fait jamais de travaux pratiques, on s’entraîne en montagne
et dans la glace. Peu d’expérience du bourbier, donc, les collisions imprévues
— sous mon nez, un charognard du ciel gobe une grenouille rouge au terme d’un
piqué silencieux, droit sur la face est du nénuphar — le pas à suivre, slalom
entre les hautes tiges coupantes, éviter les clapotis, et le bruit de succion
sous les semelles. Le schizo a ça dans le sang, frappé de mutisme dès que les
briques ont commencé à se détacher distinctement devant nos yeux, une par une
aux façades des bâtiments. Son grand corps progresse par séries d’entrechats
entre les rangées de jonc, presque aussi haut, presque aussi flexible, plus
fragile. Il ne suit pas les préceptes du cours « Reconnaissance »,
mais il est en terrain connu par cœur. Il a l’air d’avoir oublié les crotales.
Je le laisse passer en tête.
À la nuit tombée
lentement comme si l’air saturé d’eau trouble protégeait la lumière, on sort de
l’ombre. On entre peu à peu dans le cercle des vivants —surgis en nombre autour
des bâtiments, comme chaque soir, annonce le schizo.
Dans cette zone,
la nuit ne rafraîchit personne, mais on se rue dehors au crépuscule parce que
l’absence de lumière est un soulagement.
Au centre de la
localité, la laiterie, entourée d’un polygone très ouvert de bâtiments
d’habitation presque identiques à l’usine : brique réfractaire et toit de
métal.
THIERRY MARIGNAC, 2010 (EXTRAIT DE AVANT-POSTE, ROMAN INÉDIT)