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6.10.25

L'impérialisme européen

 Nos lecteurs commencent à connaître Peter Korotaev, commentateur ukraino-australien et son blog "Events in Ukraine"(Substack) qui se distingue par sa froideur et son objectivité. Contrairement aux fanatiques de tous les bords, l'homme est sans illusion. Dans cet article datant d'il y a quelques semaines, il évoque un certain passé de l'Europe, et le ressentiment de certaines franges ukrainiennes…



Sur l’impérialisme européen

La responsabilité et l’hypocrisie européennes. Mise à jour sur la guerre éternelle.

( traduit de l'anglais par Thierry Marignac)

16-09-2025.

Au début de l’année, j’avais quelque espoir que la guerre pourrait vraiment toucher à sa fin. Peut-être naïf, mais quelle importance alors qu’aucun d’entre nous n’a aucune influence sur la situation, de toute façon.

Mais même alors, il était également clair que trop de camps étaient impliqués dans le conflit, portant des exigences qui s’excluaient mutuellement. Maintenant, le fait que la guerre va continuer beaucoup plus longtemps semble certain. Le commandant militaire, le blogueur Officier a écrit le 15 septembre :

« Ces derniers temps, j’ai l’impression d’être un salopard de traître parce que j’ai écrit très peu de bonnes nouvelles sur cette chaîne, vraiment très peu, tellement que certains chefs d’unités ont commencé à murmurer qu’Officier était une opération psychologique russe. Bien que des commandants de brigade vexés ne soient pas exactement le meilleur indicateur, c’est tout de même déprimant avec tout ce qui se passe. Dans l’atmosphère flotte une sensation de guerre qui va se prolonger et la possibilité de batailles brutales dans un futur proche. »

 

Hypocrisie européenne

Pourquoi la guerre est-elle si inévitable ?

Un des récits les plus populaires sur la guerre en Ukraine, particulièrement les soi-disant « médias alternatifs », c’est que les intérêts européens ont été mis à mal par « la guerre de Washington ». Il est indiscutable que la guerre a profité aux exportations d’énergie américaines et a été désastreuse pour les prix en Europe et son industrie.

Cependant, il ne s’agit pas que de l’énergie américaine. L’année 2025 a montré que les États européens étaient plus intéressés que les États-Unis dans la continuation de la guerre. Ce sont les dirigeants européens qui ont tenté désespérément  de maintenir les relations Zelenski-Trump, ce sont les Européens qui ont accepté toutes les humiliations par la Maison Blanche à condition qu’elle continue à livrer des armes à Kiev.





Il est clair que l’Europe n’est pas seulement une marionnette américaine. On pourrait avancer que les classes dominantes au pouvoir actuellement en Europe sont fidèles à ce qu’on pourrait appeler les élites mondialistes libérales — les Européens étaient les pantins de l’administration Démocrate, mais pas de ses remplaçants Républicains.

En ce qui me concerne, c’est un concept qui ne me plaît pas particulièrement. Pour moi, c’est beaucoup plus simple : c’est l’impérialisme européen qui est coupable. L’idée d’imputer la belligérance européenne aux États-Unis innocente un continent obsédé pendant des siècles par l’expansion coloniale — bien avant que les États-Unis aient vu le jour.

Aujourd’hui, l’Europe est en phase de stagnation. Une grande partie du monde s’est libérée des anciennes chaînes coloniales européennes. Ce qui était pendant des siècles une « jungle » de prospérité est aujourd’hui obligée d’être en concurrence sur le marché libre avec des pays qui produisent des produits équivalents ou meilleurs pour des prix plus bas.


Terrifiés par de telles changements mondiaux, il n’est pas surprenant que les Européens se raccrochent à leurs plus vieilles traditions — conquérir l’Est. Au Moyen-Âge, les Chevaliers Teutoniques ravageaient l’orient slave. Il n’y a rien de plus européen que Drang Nach Osten, rappelait Hitler aux Alliés européens en 1941. Des dizaines de milliers d’Européens furent volontaires dans diverses unités fascistes pour participer à l’opération Barbarossa — la France, la Belgique, la Hollande et beaucoup d’autres pays qui avaient leurs propres divisions SS.

Hitler était convaincu que l’Allemagne, écartée de l’Asie et de l’Afrique par des puissances coloniales plus fortes, n’avait d’autre option que de se focaliser sur l’Union Soviétique. Aujourd’hui, l’Europe dans sa totalité fait face au même dilemme. D’importantes parties du monde n’acceptent plus d’être des appendices de « l’Occident civilisé ».



Évidemment, la croissance chinoise offre nombre d’opportunités à l’Europe. Mais il semble que l’état d’esprit est beaucoup trop lié à l’idée de sa supériorité « civilisationnelle ».

Les origines économiques de la guerre russo-ukrainienne ne devraient pas être oubliées. Tout a commencé en 2013 avec la soi-disant question de « l’intégration à l’Europe ». Bien sûr, on n’offrait pas à l’Ukraine d’entrer en Europe, mais juste un accord de libre-échange — l’UE avaient des accords semblables avec 72 pays. La plupart d’entre eux avec des pays pauvres comme l’Ukraine.

L’accord finalement signé par l’Ukraine en 2016, comme les autres signés par l’UE est très exploiteur. J’ai parlé de ses effets délétères dans une suite d’articles. Les exportateurs ont la main libre pour dominer le marché ukrainien, tandis que les exportateurs ukrainiens ne peuvent entrer sur les marchés européens en raison de « standards de qualité » extrêmement restrictifs. L’UE a toujours été très active pour empêcher l’Ukraine d’adopter des mesures protectionnistes minimales.

C’était l’expansion de l’UE à travers des années 1990 et 2000 qui donna aux producteurs européens l’avantage dont elle avait besoin pour concurrencer l’Asie. C’est seulement grâce à une force de travail bon marché polonaise, roumaine, hongroise que les firmes automobiles autrichiennes ou allemandes sont restées compétitives, avec une énergie russe bon marché.



Mon propos ici est que la guerre en Ukraine n’est pas le sombre dessein des méchants anglo-saxons contre la pauvre Europe, je ne disputerai pas les intentions néfastes de ces derniers. Mais les Européens ont leurs propres raisons.

Il semble que les Européens ont décidé de ne pas accepter l’égalité avec le monde non-européen « non-civilisé ». Il semble qu’au lieu de ça, ils soient déterminés à « élaguer la jungle » ou « tondre la pelouse » pour utiliser une expression israélienne. D’où leur soutien pour l’Ukraine et Israël.

Au lieu de faire du commerce, l’Europe a choisi de mettre en jeu son avenir économique sur la guerre. 26 des 27 membres de l’UE ont voté la remilitarisation en mars de cette année.  Tandis que ça se résume très simplement à de nouveaux achats à Washington les militaristes optimistes européens prétendent que cela impliquera la réindustrialisation et la création d’emplois. Je ne me risquerai pas à en supputer les chances réelles, mais le propos reste le même — l’Europe en est à résoudre ses dilemmes avec la guerre.

Ça vaut le coup de prendre du recul pour évaluer la culpabilité européenne.

En 2013, le principal problème pour les Russes avec l’accord de libre-échange n’était pas géopolitique. Il était mercantile. Les Russes protestaient que l’accord européen mènerait à un afflux de marchandises européennes bon marché en Ukraine, atterrissant ensuite en Russie, causant du tort aux producteurs russes. À cause des sanctions occidentales, un processus similaire a eu lieu depuis 2014 par la Biélorussie qui a avait même vendu des « crevettes domestiques » aux consommateurs russes.

Fin 2013, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch a proposé des négociations trilatérales impliquant l’Ukraine, la Russie, l’UE. Mais les Européens ont rejeté cette idée. Les Européens voulaient que l’Ukraine accepte son traité de libre-échange sur des termes européens et seulement les termes européens.

Des années plus tard, toutes les tentatives du gouvernement ukrainien pour faire de cet accord quelque chose de plus profitable pour les intérêts ont échoué. Seule l’invasion russe de 2022 a mené l’UE a ouvrir ses frontières aux produits agricoles ukrainiens, une générosité qui a pris fin cette année. Et maintenant, le gouvernement ukrainien se plaint que leur pays va perdre des dizaines de millions de dollars à cause du protectionnisme européen. Comme autrefois, les tarifs européens bloquent quoi que ce soit d’autre que le maïs et le blé ukrainiens.

Voilà à quel point l’Ukraine est le plus cher allié de l’Europe. En fait, l’Ukraine a toujours été vue comme une ressource économique et militaire à exploiter sans vergogne.



Amants guindés

Les nationalistes ukrainiens ont toujours vu leur guerre avec la Russie comme une guerre pour l’Europe. Les « libéraux » et droitards idéalisent l’Europe en tant que « civilisation »  supérieure racialement aux « Mongols » Russes. Bien que les libéraux et les droitards aient des accents légèrement différents, l’état d’esprit général est le même.

Cependant, l’hypocrisie égoïste européenne étant toujours plus évidente (cela a, certes, pris un certain temps) les deux camps politiques ukrainiens nationalistes critiquent de plus en plus « l’Occident civilisé » et prophétisent que l’Eurasie prendra inévitablement « la paresseuse, impériale, arrogante » Europe « Le monstre totalitaire nord-oriental se dresse lentement, redresse les épaules, et commence à envahir l’Occident » .

Perdant l’espoir de vaincre, ils ne peuvent qu’espérer que la guerre consume toute l’Europe. Regardons de plus près leur mépris des « lâches Européens » et leur vision d’apocalypse.

Plus loin dans cet article, je jetterai un œil sur les sinistres compte-rendu du front — les soldats et les analystes soulignent la réalité qui dément les déclarations officielles en ce qui concerne les lignes de front de Lyman, de Dobropillia et de Dniepropetrovsk. Comme on s’en aperçoit, les déclarations ukrainiennes d’avoir traversé le saillant russe de Dobropilia ne semblent pas refléter la réalité. La situation, qui se développe rapidement autour du village de Yampil, où les forces russes ont traversé les poreuses lignes ukrainiennes et continuent à rester, malgré les dénégations ukrainiennes officielles.



Pour commencer une manifestante du Maïdan, Maria Berlinska. Depuis 2014, ses activités d’ONG se sont concentrées sur le féminisme au front et la technologie des drones. Un bon exemple de de nationalisme pro-européen.

Mais le 16 septembre, elle a publié un long article condamnant les Européens :

« Notre réalité est bien décrite par quelques nouvelles quotidiennes :

« Les Russes sont entrés dans Yampil dans la région de Donetsk, des combats se déroulent dans le village. »

« Les Russes mené 41 attaques dans la direction de Pokrovsk — État-Major »

« Le dirigeant des chemins de fer ukrainiens sur les attaques russes : ils essaient de détruire des nœuds ferroviaires clés. »

Et en même temps :

« Sikorski pense que l’Otan et l’Europe pourraient établir une zone d’interdiction aérienne au-dessus de l’Ukraine »

Mots-clés :

Entrée des Russes, combats en cours, la Russie a attaqué, ils tentent de détruire des gares…

Pourraient établir…

Pendant que la Russie attaque, infiltre, détruit, l’UE réfléchit lentement et philosophiquement — peut-être qu’on pourrait faire quelque chose ?

Et il s’agit de Sikorski, l’un des politiciens européens les plus raisonnables et les plus pro-ukrainien.

Que pourrait-on dire des autres.

Cette époque sera plus tard considérée comme totalement honteuse pour l’Europe. Ou peut-être qu’elle ne sera pas décrite du tout, parce que l’Histoire est écrite par les vainqueurs.

Et la civilisation européenne est déjà en train de perdre. De perdre en trahissant l’Ukraine.

En n’ayant pas donné des armes lorsque les gens faisaient la queue devant les bureaux de recrutement (Berlinska parle ici de 2022).

En train de perdre pour n’avoir pas mis les sanctions à temps, en continuant à acheter du pétrole et du gaz russe, sponsorisant notre mort.

En train de perdre en fronçant son nez bureaucratique, en recouvrant sa lâcheté sans rémission de paperasses.

En train de perdre en trahissant les Ukrainiens. Tandis que l’Axe des pouvoirs totalitaires, alimentés par des économies capitalistes, bourrés de technologie, avec des centaines de millions de biorobots, se renforce…

(…)

Réveillez-vous ou vous allez mourir.

L’Ukraine vous fait un rempart de son corps, mais l’Ukraine est en train de finir.

(…) 

Dans les livres d’Histoire on se souviendra de vous comme des lâches et des vaincus.

(…) »

 

         (…)

 

         Nouvelles de la guerre

         Finissons par quelques nouvelles du front :

         Tout d’abord dans la partie la plus septentrionale du Donbass, la forêt de Serebrianski. Dans ce secteur, les forces ukrainiennes battent en retraite depuis des mois, l’interminable bataille semble toucher à sa fin.

         Ces derniers jours, les troupes russes ont Bondi en avant vers la ville de Yampil. Une avancée d’environ cinq kilomètres. Les déficiences de l’infanterie ukrainienne rendent les lignes de défense de plus en plus poreuses. Deep State a décrit la situation à cet endroit le 16 septembre :



         « (…) Nous surveillons la situation, l’ennemi a été repéré dans le secteur de Yampil à de nombreuses reprises. Ils ont trouvé un chemin pour infiltrer la bourgade, nous devrions nous attendre à une augmentation de l’activité dans ce secteur. L’ennemi est déterminé à s’emparer de la bourgade, connaissant son importance et sa valeur critique pour toutes les positions situées plus à l’Est » (…) « Si Yampil tombe, l’ennemi se dirigera directement sur Lyman, tout en faisant simultanément pression sur Seversk. »

         Les évènements ne prennent pas exactement un tour favorable. Pour ne pas dire qu'ils prennent un tour franchement désastreux.

         Ensuite, à la frontière Donetsk/Dniepropetrovsk, la partie la plus méridionale de la région de Donetsk. Le saillant russe s’est étendu rapidement pendant toute l’année 2025, et c’est ce qui est reconnu depuis longtemps comme une des menaces les plus graves.

         Si les Russes pénétraient plus avant, elles entreraient dans une steppe peu peuplée, un environnement très différent du Donbass très urbanisé. Cela signifierait aussi un enveloppement des forces ukrainiennes du Donbass et une menace sur Dnipro, le plus gros centre industriel restant à l’Ukraine. La semaine passée a vu plus d’avancées dans le secteur, mettant en doute les déclarations du haut commandement selon lesquelles les forces ne sont pas encore entrées dans la région de Diepropetrovsk.

         Le 15 septembre, la membre du parlement et une loyaliste de Zelenski, Mariana Bezhula a un grand exposé sur la situation là-bas et plus au nord, sur le saillant de Dobropilia. Il y a un peu plus d’un mois que les Russes ont mené leur opération de guerre-éclair dans le secteur, avançant de 15km en quelques jours. Depuis lors les forces ukrainiennes ont annoncé avoir coupé le saillant en deux, mais Bezuhla ne paraît pas en être si sure :

         « Notons que près de Dobropilia la situation continue d’empirer et qu’aucune percée russe n’a été repoussée, tandis que dans la région de Dniepropetrovsk l’ennemi continue à consolider ses positions dans plusieurs villages. Alors qui disait la vérité ? Deep State et Mariana où l’état-major ? »

P. K.