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10.6.25

L'assassinat d'Andreï Portnov le 22-05-2025 à Madrid par Peter Korotaev

 

Le blogueur ukraino-australien Peter Korotaev — que nos lecteurs anglophones peuvent retrouver à « Events in Ukraine » sur la plate-forme Substack où publie Seymour Hersh — est une précieuse source d’informations. Contrairement à tant d’autres ­— chez lui, aucun prêchi-prêcha, mais une approche concrète des faits : le sanglant western de la politique ukrainienne. Nous publierons ici les principaux extraits d'un article-fleuve en deux parties dont voici la première:

         (Traduit de l’anglais par Thierry Marignac)

Peter Korotaev


 

         22 mai 2025, 9h 15. The Madrid American School.

        

         Un homme de 51 ans dépose ses deux filles. Il retourne vers sa Mercédès.

         Quatre balles dans la poitrine. Une dans la tête. Il est allongé la tête en avant sur l’asphalte. Une exécution « professionnelle ».

         Andreï Portnov était né en 1973. Son assassinat diffère notablement de ceux que j’ai couverts récemment. Il ne s’agissait pas d’un simple nationaliste dérangé, bon à être manipulé, utilisé, et éliminé par les véritables acteurs politiques. C’était un poids lourd de la politique.

         Portnov connaissait de nombreux secrets, une marchandise de grande valeur, mais aussi très dangereuse.

         Outre les secrets, sa vie elle-même présente toute une série de paradoxes éclairants.

         Paradoxes, parce qu’il semblait être en équilibre sur un large éventail de positions politiques contradictoires. Haï et dénoncé comme pro-russe par les libéraux et nationalistes ukrainiens, décrié comme traître par beaucoup d’Ukrainiens pro-russes vivant en Russie. Un homme dont le meurtre a été applaudi par la télévision d’État ukrainienne et les médias libéraux financés par l’Occident — et pourtant une figure apparemment toute-puissante dans l’État profond de Zélensky. Un homme que presque tous les clans politiques ukrainiens respectaient, qui avait pourtant réussi à survivre à tant de ses anciens patrons…

         La publication « anti-corruption » Bihus financée par l’USAID, fête la mort de Portnov avec un verre.

       



         Il existe aussi une autre façon de décrire Portnov, celle qu’il préférait — un défenseur de la souveraineté ukrainienne. C’était un des critiques les plus pertinents du « contrôle étranger » qui avait mis la main sur le pays depuis 2014, mais il avait aussi vivement critiqué l’intervention militaire russe de 2022.

         Par conséquent, l’article d’aujourd’hui sera consacré à la vie de Portnov non seulement parce qu’elle pourrait expliquer sa mort — mais en raison du rôle crucial qu’il jouait à l’intersection entre les vecteurs pro-occidentaux et les vecteurs souverainistes en Ukraine, de même qu’entre autorités officielles ukrainiennes et russes.

         Plus important peut-être, Portnov avait signalé la possibilité d’un « scénario géorgien » — que l’Ukraine sous Zélensky dériverait vers une position de neutralité envers la Russie. Le Donbass pourrait être réintégré sur le fondement d’une politique plus démocratique, plus tolérante. Un scénario très possible en 2019-2021, quand Portnov était rentré au pays.

         Mes amis ukrainiens ont réagi à cette idée en riant (selon un sondage). Après tout, ce que ça disait vraiment était que :

         —"Le meilleur cas" ici est celui où la guerre est sans fin, et l’Ukraine est sous le joug d’une dictature fasciste qui tue des centaines de milliers de gens de sa propre population.

         —"Encore OK", c’est Israël — ai-je besoin d’en dire plus ?

         —"Pas terrible", c’est un pays en paix depuis dix ans (la Géorgie), qui essaie d’avoir des relations diplomatiques et commerciales avec tous les pays du monde.

         —"Le pire cas" est celui d’un pays qui n'a souffert d’aucune guerre depuis 1945 et la qualité de la vie des citoyens ordinaires est beaucoup plus élevée qu’en Géorgie ou en Ukraine (Biélorussie).

         Bref, retournons au complexe héros de notre article d’aujourd’hui, un homme dévoué à ce scénario pas terrible.

         La mort de Portnov a suscité bon nombre de nécrologies racontant son illustre vie. Elles incluaient toutes diverses hypothèses sur les causes de sa mort brutale. Elles se contredisent souvent. Pour commencer, 7666 mots sur les faits avérés.

Andrey Portnov


        

         1973-2006 :

         Portnov était natif de Lougansk. Cette ville du Donbass a, comme Donetsk, la réputation d’une ville minière sans merci, alimentant de charbon les vaisseaux sanguins de l’URSS . Lougansk est généralement vue comme la parente pauvre de Donetsk.

     Le Donbass tout entier était célèbre pour ses guerres de territoires entre bandes dans les années 1990, avec un taux d’assassinats trônant en tête des statistiques à l’époque.

         Les assassinats retentissants étaient hebdomadaires. Une affaire particulièrement mémorable fut le meurtre de Evguéni Scherban en sortant de l’aéroport en 1996 — en ce temps-là, c’était l’oligarque le plus puissant d’Ukraine.

         Tout aussi mémorable fut l’explosion au stade de football Shakhtar de Donetsk. Elle tua le richissime président du club, le parrain de la mafia Akhat Braguine, ainsi que six de ses gardes du corps. C’est Rinat Akhmetov qui s’empara de son vaste empire, jusqu’à aujourd’hui, c’est l’homme le plus riche d’Ukraine. Nombreux sont ceux qui l’accusent d’être coupable de ce meurtre et de beaucoup d’autres.

         Après son service dans l’armée soviet puis la toute récente armée ukrainienne, le premier boulot de Portnov fut celui de juriste consultant dans la firme légale Ukrinformpravo. Loin d’être un boulot tranquille de col blanc. Les avocats sont aussi nécessaires dans les guerres oligarchiques que le flingue et la barre à mine.

         Voici ce que disait la future (et provisoire) patronne de Portnov Youlia Timoshenko en 2013. Elle était alors gardée sous les verrous par le clan de Donetsk au pouvoir à l’époque :

         Le type de luttes intestines criminelles qui avaient lieu dans la région de Donetsk dans les années 1990, ne s’est vu nulle part ailleurs en Ukraine. Youri Lutsenko, quand il est devenu ministre de l’Intérieur en 2005, a exhumé plus de 30 cadavres d’hommes d’affaires, d’avocats, d’enquêteurs et autres liquidés dans le Donetsk dans les années 1990. Le président Youshenko ordonna de cesser de creuser dans la région de Donetsk.

         Inutile de se demander pourquoi Portnov a une apparence aussi austère. Ses amis se souviennent de lui comme d’un type « sévère ». À ce stade de sa vie, il était encore loin d’être loin d’être l’éminence grise qu’il deviendrait par la suite. Mais l’école de la vie lui enseignait certainement des leçons très précieuses.


Andrey Portnov


         Le jeune Portnov

         Au bout de quelques années dans le dangereux univers des avocats d’affaires de Lougansk, il partit à Kiev en 1997. C’est justement cette année-là que le président Koutchma, lui aussi un représentant du puissant clan de Dniepropetrovsk, se mit à s’appuyer sur le clan de Donetsk, les invitant dans la capitale. Lougansk, un satellite de Donetsk, envoyait manifestement ses meilleurs éléments.

         Portnov eut un poste à la Commission d’État à la Bourse, un phénomène nouveau en Ukraine à l’époque. Il s’éleva rapidement à la Commission, obtenant des rôles importants dans le maintien de l’ordre et la finance.

         En 2001, il défendit une thèse au sujet des « Activités d’investisseurs étrangers dans la Bourse ukrainienne (Motivations et règlements) ». L’homme voyait loin, sachant qu’à ce moment-là le capital étranger était réticent à entrer dans le pays.

         Portnov s’intéressait plus au capital domestique pour gagner sa vie. Spécialiste en privatisation, obligations, et gestion d’entreprises. Portnov était au cœur des grandes luttes oligarchiques de l’époque, à la fois aussi défenseur contre les raids sur les entreprises, que défenseur de celles-ci. De 2003 à 2004, il continua à travailler à la Commission d’État. Le président Koutchma le nomma officiellement « L’avocat ukrainien de l’année » en 2004.

 

         2006-2010 : BYUtiful

         En 2006, Portnov devint parlementaire à la Rada. Il entra dans la carrière politique en tant que conseiller-juriste en chef de la fraction BYUT — le bloc de la sensationnelle Youlia Timoshenko.

         Timoshenko, comme le reste de l’oligarchie ukrainienne, gagna des millions dans de complexes combines de transport de gaz russe vers l’Europe. Elle devint une figure politique proéminente durant la présidence Koutchma, la période de la création du système politico-économique de l’Ukraine, celui qui existe peu ou prou jusqu’à aujourd’hui.

         Timoshenko joua un rôle d’avant-garde dans l’évolution de la politique ukrainienne. Elle prenait soin de son apparence en public, les fameuses tresses blondes en couronne et les sacs Gucci qu’elle portait au Parlement. Ses campagnes publicitaires étaient nouvelles en Ukraine. Son légendaire appétit de pouvoir la mena à rejoindre le camp pro-occidental lors de la Révolution Orange de 2004.

         Mais Timoshenko joua également un rôle majeur dans la faillite de la présidence post-Orange de 2005. Tandis qu’elle avait fait beaucoup pour amener Viktor Youshenko au pouvoir, elle fit ensuite de son mieux pour l’affaiblir et se renforcer. Le pays s’enfonça dans des guerres intestines politiques plutôt que d’embrasser la lumineuse utopie européenne promise pendant les journées révolutionnaires de 2004.

         Portnov joua un rôle déterminant.

         En 2008, il dirigea un petit groupe de parlementaires jetant un pont

Timoshenko en 2002

 entre les groupes de Timoshenko et de Yanoukovitch. Elle était censée être une combattante de la démocratie occidentale contre la mafia soviet autoritaire de Donetsk. Mais elle ne rechignait pas à travailler avec ses ennemis jurés pour affaiblir un président déjà dompté.

         Portnov se révéla indispensable dans les luttes entre Timoshenko et le président.         Le  rusé avocat se vanta de son rôle dans l’annulation des élections anticipées de 2008 qui représentait une tentative du président de se débarrasser de son insupportable blonde Première ministre. Il joua également un rôle important dans les pourparlers durant la crise du transport de gaz entre Russie et Ukraine en 2009.

(À suivre)