Guest stars

30.6.24

Kiki Picasso au Colonel Fabien


 

Je suis Kiki Picasso

 

Nous voulons nous emparer de tout l'espace visuel de l'humanité en utilisant les technologies les plus puissantes et les idéologies les plus brutales.

Kiki Picasso

Well I was waiting for the communist call

I did’nt ask for sunshine

And I got world war three

(Sex pistols, Holidays in the sun)

 

L’affiche bouge

Place du Colonel Fabien, une immense banderole s’étale sur les grilles encerclant le siège central du PCF dont la surface est occupée en quasi-totalité par l’image éclatante de deux CRS bleu roi empoignant un africain arc en ciel – l’un des 300 sans-papiers délogés de l’église Saint Bernard à Paris (1996) après deux mois d’une lyrique et vaine bataille. Dans un deuxième temps, l’image laisse découvrir, ici une théorie de touristes, et là trois keums pas catholiques comme sortis d’un Kourtrajmé. En colonne et en marge de l’affiche, un énorme KIKI PICASSO suivi en taille décroissante de BILAN PROVISOIRE, EXPOSITION et enfin, en petit et diaphane caractère : « 50 événements de l’histoire récente en 50 peintures ».

 

Le trompe l’œil trouve sa résolution dans un magazine gratuit distribué à l’entrée du sas conduisant à l’exposition sous la coupole Niemeyer. Réalisé dans le style d’un catalogue de supermarché, « l’engin explosif » reproduit les cinquante peintures, chacune sa légende imitation dépêche AFP, accommodées à un mode d’emploi doctrinal composé de trois apologues sur le peintre face à l’histoire. Les deux premiers libellés par deux mandarins, l’un Président du Palais de Tokyo, l’autre Directeur de l’Institut national de l’histoire de l’art (INHA) et le dernier par un pur-sang communiste et apparatchik médiatique dont l’épître rappelle irrésistiblement l’exorde des Chefs d’œuvre de Kiki Picasso – vraie-fausse monographie qui fraya le chemin de gloire tracé par l’artiste jusqu’à la Place du Colonel Fabien 45 ans plus tard. Qui s’en souvient saisit l’ascendance inversée des blasons. PCF save the King Picasso

 

Premier aperçu : les 1 000 m2 de l’espace hélicoïdal du bunker souterrain, les cinquante fresques et les 900 personnes (chiffre communiqué par le Parti communiste) accourues à l’ouverture tournant en colimaçon à la queue leu-leu. Un spectacle sidérant dont on ne saurait dire s’il se rapproche de PlayTime ou de Blade Runner

Dyschronie du nouveau monde

 

Avertis par les glosateurs susmentionnés que le sujet événementiel à l’effigie de chacune des cinquante années (1969 – 2019) peut en cacher un autre, on danse d’un pied sur l’autre devant chaque tableau perturbé par la lecture du cartel brouillant la signification qu’on lui a attribué au premier coup d’œil. Plus on avance, moins on est certain de décrypter le double sens, voire plus, des événements représentés ou de repérer les pièges visuels et narratifs semés par l’artiste dans ses peintures à l’instar de celle reproduite sur la banderole accrochée aux grilles.

 

Ne trouvant aucun secours dans l’idée, induite par nos paraphraseurs, d’une parodie de la Peinture d’Histoire, on parcourt en bille de flipper les cinquante stations du chemin de foi annoncé – l’Art dans l’Histoire et vice-blablabla – en proie à un malaise grandissant que l’on identifiera seulement après coup comme un trouble de la perception et du jugement temporels affectant la représentation de la chronologie et l’évaluation de la durée portant le nom de dyschronie

 

Kiki Picasso a délibérément recherché cet effet, non seulement en disloquant la chronologie des cinquante années via la scénographie mais il a aussi miné quasi systématiquement ses images de pièges spatio-temporels avec une grande variété de procédés. Lesquels, le plus souvent, consistent à distordre un événement passé en lui superposant un autre plus récent qui s’y rapporte de manière analogique ou directe.

 

Même si on saisit d’emblée l’intention– rapprocher le passé du présent jusqu’à l’y confondre –, le truquage répété cinquante fois finit par déclencher un disjoncteur mental dont l’artiste ne pouvait prévoir l’effet à l’échelle d’une foule saoule de confusion. 

Première élection du candidat permanent

 

 

La dialectique de la tromperie

 

Peu à peu le BILAN PROVISOIRE apparaît comme une matrice à broyer le temps plutôt qu’à le « remonter » et, son M C comme un vaticinateur d’un genre non répertorié à qui le titre de « Peintre du Futur Antérieur », soit dit en passant, sied bien mieux que celui de « peintre d’histoire » puisqu’il s’agit moins de l’Histoire que de ses représentations médiatiques – la matière d’inspiration fusionnelle de Kiki Picasso depuis toujours, faut-il le dire ? –, le flux discontinu des images de propagande où la partie vaut pour le tout, les vessies pour des lanternes.

 

Dans son exercice favori – casser les briques avec cette dialectique torve qui consiste à canoniser la tromperie avec ses propres armes (de persuasion massive) – l’artiste s’est montré plus brillant et féroce que jamais. Mais, une fois soumise aux symptômes de la dyschronie, la vue mue : d’abord éblouissant mirage, l’exposition se transforme progressivement et pernicieusement en épreuve. La première des raisons, qu’on ne comprendra encore une fois qu’après coup, c’est que le miroir, doublement déformant, de ces cinquante années – quasiment toute une vie pour les 900 personnes interpellées – reflète le trouble affectant la mémoire de chacun face au déferlement retrouvé en cinquante fresques taratata de catastrophes, tragédies et simulacres politiques, une abyssale masse d’images médias que l’on croyait enfuies ou enfouies ou abolies et qui resuscitent, tenaces cannibales.

 

La réitération du cauchemar – l’intimidation permanente –, voire son exaltation ironique, épuise l’esprit jusqu’à l’aphasie, jusqu’à l’irrémédiable abandon du sens aux seules mains de commentateurs professionnels grassement rémunérés par l’Etat. Que pourrait-on bien dire, en effet, de la fin du monde d’hier s’épanchant dans la fin du monde d’aujourd’hui ?

 

Une seule peinture, la plus mémorable d’entre toutes, suffit à justifier l’horrible dysphasie : 1974 avec un Giscard d’Estaing, vainqueur des élections présidentielles, posant en slip de bain devant un champignon atomique – le dernier des essais nucléaires français atmosphériques. L’impensable et l’obscénité aux couleurs Benetton – une réclame pour l’apocalypse.

 

Dans l’asphyxie qui vient, on se raccroche au pinceau – nouvel enjeu, nouvel épisode des aventures picaresques de Picasso Chapiron – tant il est vrai que le débutant s’est appliqué à enrichir et nuancer sa palette de couleurs, troquer la surface contre la matière, épaissir son trait pour accroître la niaque supra-réaliste de ses images à travers des compositions complexes et hardies relevant cependant bien davantage de l’école Dziga Vertov, Raoul Hausmann et Chris Marker que des courants actuels de peinture.

Machine folle

 

Or, en raison même de son magistral aboutissement, le BILAN PROVISOIRE devient de plus en plus oppressant : aucune issue imaginaire, aucune transcendance, aucun mystère mais la distance abolie, la subordination à l’image renforcée et le sentiment d’impuissance ranimé. On ne peut même pas reprocher à Kiki Picasso de s’être trop appliqué, trop pris au sérieux, de se complaire dans le pathétique ou de se satisfaire d’une confortable posture satirique… L’emphatique pari ne l’a pas empêché de garder foi dans la désinvolture et le hasard – certaines fresques sont ultra travaillées, d’autres jetées comme l’esquisse d’une affiche – non plus de céder à ses péchés favoris : le kitsch LSD et la provocation iconoclaste – jusqu’au gore

 

Un zombie cannibale, les yeux hors des orbites, le crâne ouvert et la bouche sanguinolente illustre l’Année 1989 où se célèbrent les idéaux de la révolution pour son bicentenaire. On pourrait dire que ce sale tableau, agressif et répulsif tient dans l’exposition un rôle comparable à celui de la vanité dans Les ambassadeurs de Hans Holbein, crevant la baudruche droit-de-l’hommiste et distillant son fiel dans les 49 autres peintures. Sur le coup, on n’en prend d’autant moins conscience que l’arrache gueule s’interprète aussi instantanément qu’un graph sur un mur comme une forme de résistance, la revendication pour l’artiste d’une liberté illimitée. Les 900 fans de Kiki Picasso sont d’ailleurs là pour ça et l’unanimisme est palpable.

Piège contre la raison

Pourtant le second degré ne peut venir à bout du premier : le paradoxe 89 et tant d’autres roués & pailletés ne soulagent en rien la houle de tension qui parcourt la foule qui parcourt le BILAN PROVISOIRE qui parcourt l’implacable réalité du passé-présent sans aucune accalmie visuelle sans aucune échappatoire sans aucune pose sans aucune ponctuation sans aucun réconfort et surtout sans aucun autre surplomb que des redondances sur la forme l’artiste s’étant bien gardé de prendre parti pour un camp contre un autre ou jouer sur la corde sentimentale recourir aux métaphores céder à l’empathie sauf peut-être envers les Gilets jaunes dans le très impressionnant tableau de l’Année 2018 dont le charabia en lieu de cartel vaut comme injonction à ne pas abuser des interprétations ce que l’on ne manquera pas de prendre comme sa façon de montrer le piège de l’image-média qu’exacerbe la peinture.

 

Un piège contre la raison, c’est la turlutaine dans laquelle Kiki Picasso est allé se fourrer avec 900 fidèles, tous contraints, un pour tous, de faire face à cinquante formes d’injonction, guet-apens et souvenirs dégueulasses. Le piège est monstrueux comme Golem.

 

D’où la tension, très spéciale, sans équivalent dans l’histoire de l’art. Elle est masochiste : on admire l’artiste pour les qualités du piège, on salue sa puissance, on y consent. Elle est menace : le futur antérieur nourrit les germes du pire – no future évidemment. Elle est toxique : les images crament le cerveau, l’escalade s’annonce mortelle. Elle est insensée : quels bénéfices – sensibles, imaginaires, intellectuels, etc. – peut-on tirer du mal doré sur tranches ? Elle est suspicion : quels collectionneurs pour un Saddam Hussein enchainé, le cadavre de Georges Besse, l’holocauste de la grippe aviaire, la réclame pour une euthanasie radieuse, etc. ?

 

Cette tension. Elle est aussi la cause et l’effet d’un manque. Une attente d’on ne sait quoi. Peut-être tout simplement une bande son frénétique innervant la bande de peintures, une explosion de décibels à déchirer la nasse, un speed-bowl final.

L'ancêtre et les essais atomiques

 

La fanfare décadente

 

Mais voilà que depuis l’amphithéâtre, au plus profond du colimaçon, la fanfare décadente du Cirque Electrique envoie son boniment en fils rouges et noirs, strass et paillettes, pop-corn et cotillons…naïveté assumée, crêpes et pâquerettes, crête ou loukoum, tarte à la crème à la face du monde. Voilà que parmi les saltimbanques, paraît l’artiste entouré de ses enfants Kim, Mai Lan, Mai Thu et de sa muse Minh, l’icône de ses chefs d’œuvre. Dans sa tenue d’Argonaute, une allure de grand oiseau, l’artiste fuse vers les uns et les autres dispensant sa bienveillance à l’encan – Please to meet you hope you guess my name.

 

On se souvient que Kiki Picasso, il y a peu de temps encore, officiait au Cirque Electrique en Monsieur Loyal, qu’il y inventait sa propre forme de cabaret en offrant à des comparses lunaires 7 minutes de célébrité sous le chapiteau. L’attente a changé de nature. C’est la facétie que l’on espère, le coup de théâtre qui renversera inéluctablement la fable accablante du panorama historique…

 

Pourtant, s’enorgueillissant d’avoir refilé la patate chaude à ses commentateurs patentés, Chapiron-fanfaron se contente de se fondre à la foule caméléon, les copains d’abord parmi les diverses tribus parisiennes ayant depuis longtemps prêté serment d’allégeance au Totem Bazooka, sans compter les nouveaux affidés, historien(ne)s d’art promu(e)s au rang de beautifull people. On y croise même un académicien sur le tremplin et le patron des Supermarchés Leclerc depuis peu Beaubourisé. L’ambiance Club Made in Picasso a loukoumisé l’ambiance et modifié une nouvelle fois la perception du BILAN PROVISOIRE : chacun se voit désormais en gentil figurant du feuilleton des aventures de Kiki Picasso dans un épisode plus SF que jamais, quelque chose de Star Treck vue l’allure d’astronef du lieu et… la tenue du capitaine.

 

A la première gorgée de bière la tension a disparu, la perplexité de côté.

Gilets jaunes: le bal des éborgnés

 

 

 

 

L’échafaudage des paradoxes

Avant de m’éclipser je jette un dernier coup d’œil sur les centaines de disciples de Kiki Picasso, encerclés par les cinquante chromos du désastre, tournant indéfiniment en rond comme une colonne de fourmis sous la coupole du Siège central du PCF. Ce très étrange spectacle me fait soudain penser aux dernières heures sur Terre de Thelonius – Le dernier nègre américain de Darius James[1] – condamné à s’embarquer dans une soucoupe volante en compagnie des derniers Afro-Américains du continent afin de rejoindre la terre promise suivant une prophétie de l’Islam noir. Le rassemblement au siège central du PCF ne serait-il pas plutôt un acte de sécession qu’un symbole – grandiloquent – d’une « résistance graphique » ressurgie des oubliettes ?

 

La perplexité ne me lâche pas les jours suivants m’obligeant à compulser sans relâche le magazine-catalogue, faire le point sur chacune des cinquante images-événements. Mon but : tirer une conclusion définitive du BILAN PROVISOIRE.

 

C’est l’échafaudage de paradoxes qui ressort avant tout : la beauté me semble résider d’abord là – dans cet emballement de déformations de la mémoire où a été entraîné l’artiste par sa bravache idée de panorama historique. A distance, on perçoit beaucoup mieux l’esprit photo-montage dans la manipulation des images d’actualité, la force de frappe des paradoxes. Si la crainte d’une accumulation de pléonasmes n’était si dissuasive, sans parler des mises en garde de l’artiste contre les abus d’interprétation, je céderais probablement à la tentation de traduire tableau par tableau l’intensité destructive d’une telle quantité de paradoxes.

La naissance du Font National

Il est un tableau cependant qui me semble dégager plus que d’autres le substantifique piment de toute l’affaire : 1972, année de la naissance conjuguée du Front National et de Zinédine Zidane, où l’on voit Marine Le Pen et le fameux footballeur, le sourire triomphal, posant pour un selfie fusionnel devant un rideau de drapeaux bleus blanc rouges. J’ai entendu Kiki Picasso se vanter, lors du vernissage, d’avoir embelli l’ogresse – une feinte de gamin réfractaire aux discours pour ne pas déballer tout de go ses batteries anti-idéologiques, son instinct artistique vengeur – mais ce n’est qu’un détail du trompe l’œil, tellement réussi – plausible – qu’il exige quelque effort pour être déjoué. Alors, l’objet de la fascinante méprise se confond avec le sacrilège : l’offense faite à chacune des deux idoles, et leurs disciples respectifs. Science-Fiction oblige, on irait même jusqu’à attribuer un caractère prophétique à la fiction. Prêcher le faux ou, plutôt, l’exacerber afin de traduire la puissance de sujétion des images, l’empire des illusions qui les produisent et gouvernent le monde, résumerait bien toute l’affaire. 

Zidane et Marine, sacrilège!

 

L’air de la guerre

Inconnu et forcément paradoxal, le sentiment de beauté qu’inspire ce grand art de l’ambiguïté a son accent d’exaltation, à commencer par celle répercutée par la fanfare libertaire, l’empathie soulevée par un pari artistique n’offrant aucun gage de bien-pensance et, qui plus est, pulvérisant le narcissisme triomphant de la « peinture de salon » (sic), cet héritage du surréalisme que, dans son autocentrisme endémique, la « production graphique » recycle indéfiniment dans son bric-à-brac fantasmatique. Tant qu’à marauder sur ce terrain, j’ajoute avoir toujours affectionné chez Kiki Picasso, et lui seul parmi les membres de Bazooka, le ferment de l’esprit Dada.  Depuis qu’il est devenu la figure de proue du Cirque Electrique, je ne peux m’empêcher de le voir en épigone de Flametti[2], le pittoresque entrepreneur de spectacles héros du roman éponyme de Hugo Ball, fondateur du vénéré Cabaret Voltaire où Dada fit sa première apparition. Chez les deux grands dandys : un même irrédentisme de la débrouille au jour le jour, de « coup » en « coup », de numéro en numéro ; un même aéropage de saltimbanques et marginaux, un même goût pour les acrobaties et pitreries, sans compter l’attrait des produits stupéfiants. Je m’abstiens évidemment de porter le petit jeu des comparaisons sur le terrain de la guerre, sauf à souligner qu’elle est, sous ses formes les plus variées, le thème obsessionnel du BILAN PROVISOIRE, jusqu’à sa conclusion (provisoire) : la fresque de l’Année 2019 sous le signe de la « Space Force » crée pour défendre des intérêts américains dans l’espace – l’occasion de rappeler que Kiki Picasso est un des rares artistes actuels à s’attaquer frontalement à la question, exempt de toute tartufferie.

Happenings Place du Colonel Fabien

 

A propos de cabaret, il est utile de noter que l’artiste s’est évertué au cours des 3 semaines de l’exposition à monter divers happenings, à la recherche sans doute de cette « bande-son frénétique » évoquée précédemment et qu’il aura peut-être trouvée dans la soirée paillette du marathon – Au final, on ira tous au bal – où se seront produits Mai Lan, sa splendide fille, et une brochette de chanteurs, rappeurs et DJ à la mode de chez nous. Une autre était dédiée aux réalisations d’Art Force Industrie, une entité de production vidéo beaucoup moins célébrée que Bazooka et qui fut sans doute le berceau de Kourtrajmé. Je m’y suis rendu comme membre du club ayant co-réalisé avec le maître, il y a plus de 30 ans, une série de portraits d’écrivains, un document historique d’une charge émotionnelle inouïe restée au ban de la République des Lettres. –Ainsi va l’esprit français. C’est à l’occasion de cette collaboration, comme en quelques autres aussi mémorables, que j’ai pu découvrir sous la kyrielle de ses masques – agitateur, provocateur, sniper, loustic, chantre du wokisme, etc. – l’entrain, l’habileté et l’efficacité du compagnon d’art-mes en même temps que le charme et l’élégance d’un dandy fidèle en amitié, détestant les conflits, réfractaire aux commentaires intellectuels et d’une gentillesse confondante.

 

Les paradoxes apparents de la singulière et attachante personnalité de Kiki Picasso ne valent pas grand-chose si on ne les rapporte pas à leurs jaillissements dans la multitude de ses aventures artistiques – leur candide culot. Raconter la vie et l’œuvre déjantées du Peintre d’Histoire eut d’ailleurs avivé la sensibilité romanesque du BILAN PROVISOIRE, son fil subjectif. Déjà, il faudrait commencer par rappeler que son panache relève en partie de son histoire – lissée à leur avantage par ses thuriféraires certifiés. A l’origine, un acte de résistance « Dada Spontex » (formule empruntée à Benjamin de Surmont), perpétré à l’arrache lors de l’attrape couillons dit L’esprit français. Contre-culture, 1969 – 1989. Je rappelle au passage que le dispositif d’accrochage reposait sur une composition murale au centre de laquelle jaillissait ce dard : Il n’y a pas de raison de laisser le blanc, le bleu et le rouge à ces cons de français.

 

L'euthanasie heureuse

Provisoire conclusion définitive

 

Retourner Place du Colonel Fabien – un pèlerinage accompli trois fois – aura été surtout le     prétexte pour revoir les peintures, obsédé que j’étais de concilier perplexité et griserie – le paradoxe allait se loger jusque-là. La griserie, je le voyais bien, était à chaque fois ravivée. C’était le style à l’assaut, sa brillance, sa légèreté, son électricité, son excentricité, sa véhémence… C’était l’ambiguïté belliqueuse, l’ironie en tenue de bal, le frisson du décalage. C’était la source jubilatoire, l’empreinte lysergique. C’était l’audace, et la détermination, le coup fumant. Mais la perplexité ? La perplexité gardait sa force d’inertie, la griserie n’y faisait rien. C’était l’objet de la représentation dominant la forme et peut-être la convocation au sarcasme l’instituant. Impasse imaginaire, malaise. Les mille mètres carrés de moquette verte du Colonel Fabien ont fini par me sortir par les yeux et ce n’est que plus tard, à la revoyure du catalogue, que j’ai pu enfin tirer du BILAN PROVISOIRE ma conclusion définitive.

J’ai considéré la beauté du titre, et son énoncé autrement qu’une figure de style. L’idée d’inachèvement m’a paru grisante, et suffisante pour chasser la perplexité et la remplacer par le suspense. J’ai donc vu dans la prise du siège du PCF simplement une phase de la crise de delirium peignant qui s’est emparé de l’artiste en 2017 en réaction à L’esprit français. Il me faudrait donc désormais en guetter les imprévisibles suites et reporter ma conclusion définitive au jour où paraîtra un livre (d’étape) comblant par quelques peintures nouvelles l’écart entre 2019, dernière peinture du BILAN PROVISOIRE et l’année de l’achevé d’imprimer, persuadé que les peintures d’histoire trouveront dans la simplicité et la dynamie de l’objet populaire leur plus adéquate finalité. Ce serait là une formidable conclusion provisoire d’une histoire entamée avec la publication des Chefs d’œuvre de Kiki Picasso aux Editions Le Dernier Terrain Vague en 1991.

 

 

Daniel Mallerin

 

L’exposition BILAN PROVISOIRE s’est tenu du 4 avril au 7 mai.

 

 


 





[1]Darius James, exégète de la Blaxploitation et auteur de Négrophobie. Le dernier nègre américain, traduit par Thierry Marignac, a été publié dans l’anthologie Les chaînes de l’esclavage ? editions Florent Massot

[2] Flametti ou Du dandysme des pauvres de Hugo Ball, éditions Vagabonde, traduit de l’allemand par Pierre Galissaires, a fait l’objet le 6 décembre 2013 d’un compte rendu de Thierry Marignac dans ces colonnes –– Ciel de guerre sur la bohême épidermique.

 

28.6.24

Précisions sur "Photos passées"


 

Précision historique :

         Dans un article aussi sympathique qu’élogieux de jrmybouquin, sorti sur Instagram à propos de mon autobiographie en sourdine « Photos passées », je découvre avec bonheur qu’Hervé Prudon n’est pas tout à fait oublié, comme on pourra le lire ci-dessous. Merci jrmybouquin, de vous souvenir de ce grand écrivain.

Je ne m’aventurerai pas cependant à parler de ce raisonneur et oiseux péroreur de Kaâ (Pascal Marignac) comme d’un « Célèbre romancier », la définition d’Alain Léautier dans l’article consacré à mon livre, paru en novembre 2023 dans Marianne me paraît convenir beaucoup mieux : « Auteur de Série B ». Mais dans les 2 articles on a commis la même erreur, qu’il m’importe de corriger : Kaâ, bien que nous portions le même nom, n’était pas mon demi-frère. Nous n’avions ni la même mère, ni le même père, un des sujets du livre. Nous n’étions liés ni par le sang, ni par quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs.

Je comprends qu'on puisse s'égarer dans les labyrinthes, "L'affreux nœud de serpent des liens du sang" (Paul Éluard), chers critiques… L'éditeur-auteur J-B Baronian lui aussi s'y était perdu…

Thierry Marignac

 


18.6.24

Le cafard du printemps gris

 




    L’essence de la mélancolie semble féminine dans les mélopées des poètes les plus farouches. Chez Apollinaire, elle est quasi-convulsive, annonçant le mot fameux de Breton (fort à la mode ces temps-ci grâce au livre de Charles Duits, évoqué, il y a peu dans ces pages… Ah, et au centenaire du « Manifeste », suis-je oublieux des solennités…) sur la beauté… Elle paraît plus virile chez le Villon russe, Sergueï Tchoudakov, où elle s’affiche dans le sarcasme, mais ce n’est qu’un masque de plus du délinquant chronique dont les dissonances ont des notes d’arrachement… Chez Boris Rijy, elle se veut souvent détachée, avant de s’abîmer dans le plus sombre des cafards qui n’est plus d’aucun genre… Chez Aragon, elle est une mesure de ses hypocrisies… Chez Verlaine, c’est celle de l’épave… Quel sera le genre préféré du lecteur sous la pluie du printemps des réchauffements climatiques ?… Ci-dessous Essenine, souvent lacrymal dans ses chants plaintifs, présente une variante chez lui assez rare : la mélancolie hautaine. Il n’est alors âgé que de 21 ans. 

(Vers traduits du russe par Thierry Marignac)

 Là où somnole éternellement le mystère, 
S’étendent les champs du ciel. 
Je ne suis qu’un invité, un hôte accidentel, 
Sur tes montagnes, ô Terre. 

 Étendues d’eau et forêts démesurées, 
Aériennes ailes vigoureusement agitées. 
Mais tes siècles et tes années 
La course de l’astre a embrumé. 

 Ce n’est pas par toi que je suis embrassé, 
Ce n’est pas à toi que mon sort est lié. 
Un nouveau chemin pour moi se préparant 
Du crépuscule à l’Orient. 

 Il m’est échu de toute éternité 
De m’envoler vers la muette obscurité. 
Rien à l’instant dernier 
À personne je ne vais laisser. 

 Mais pour ton monde, des hauteurs étoilées, 
Dans le repos, où dort le tonnerre 
Au-dessus de l’abîme, en deux lunes je vais allumer
 Deux yeux non crépusculaires. 
Sergueï Essenine, 1916. 

 Там, где вечно дремлет тайна… 
Там, где вечно дремлет тайна, 
Есть нездешние поля. 
Только гость я, гость случайный 
На горах твоих, земля. 
Широки леса и воды, 
Крепок взмах воздушных крыл. 
Но века твои и годы 
Затуманил бег светил. 
Не тобой я поцелован, 
Не с тобой мой связан рок. 
Новый путь мне уготован 
От захода на восток. 
Суждено мне изначально 
Возлететь в немую тьму. 
Ничего я в час прощальный 
Не оставлю никому. 
Но за мир твой, с выси звездной, 
В тот покой, где спит гроза, 
В две луны зажгу над бездной 
Незакатные глаза. 
1916 г.

5.6.24

"Classe dangereuse" de Patrick de Lassagne.


 

KISS OF THE WHIP

In Cardiff, off Saint Mary’s Street

There in the porn shops you could get

A magazine called Kiss of the Whip.

I used to pretend I’d had poems in it.

(…)

Grandfather could dock a black snake’s head…

Les Murray, 100 best poems.

 

         La langue cinglante de Patrick de Lassagne

         Le grand poète australien Les Murray (récente découverte de votre serviteur), fait ainsi claquer sa langue dans un sifflement de cravache… après avoir dardé un trait d’humour… Le Cardiff dont il parle, aux antipodes du Pays de Galles, est un bled paumé dans le Bush, où ni les serpents noirs ni le baiser du fouet ne sont des figures de style. Où les boutiques pornos sont près de la rue Sainte-Marie…

         Nono, Bûbuche, Catman, Banane et moi, on a déboulé sur le circuit. Première phrase — après un prologue funèbre — à enseigner à Normale Sup’, qui démarre sur les chapeaux de roues le superbe « Classe dangereuse » de Patrick de Lassagne (aux éditions de la Manufacture de livres). (Une première phrase, sachez-le, chères ouailles et futures Grandes Têtes Molles, ça doit être simple et cinglant). Ensuite, ça chicore d’entrée sur le circuit sauvage de Rungis, où se pointent les motards après le rencart de Bastille du vendredi, complètement illégal, auquel on accède par « une lourde défoncée, sas obligatoire».  Et la bande de blousons noirs entame ses avanies en chourant une bécane à l’arrache — il leur en manquait une, ça tombe sous le sens interdit. Puis « les béquilles raclent le sol dans une gerbe d’étincelles… »

         Je me souviens du rencart de Bastille, où l’on essayait de ne pas trop traîner, nous les rampants. Parmi les motards de bon aloi, on pouvait tomber sur des mauvais fers et des bandes de hors-la-loi, trois bandes de Hell’s concurrentes, chacune prétendant au titre, Crimée, Malakoff et la toute proche rue de Lappe, qui en abritait une et dont c’était le territoire. Mais on pouvait s’embourber de la came — ou en vendre. Alors on prenait le risque. C’est un peu la ritournelle de « Classe dangereuse » : une chance sur deux de mettre une trempe aux gadjos, une chance sur deux de tomber sur plus coriace que soi, deux chances sur trois de finir au violon. « Ciel noir de ma délinquance », me dit Patrick, lui du côté de la castagne et des Perfectos — à moi, du côté de la came et des vestons à col relevé. À l’époque, on aurait pu se croiser. Il aurait tenté de me braquer mon larf’ (vide), j’aurais essayé de lui vendre du speed, populaire chez les loubards.

         Bon Dieu, comme ça secoue de se replonger dans tout ça, les casseurs de machines à Treets dans le métro, les dépouilleurs de blousons, les embouts métalliques des santiagues à éviter d’encaisser niveau les bijoux de famille, dans la langue abrégée de ces temps-là, où le « T’façon » des rues, résumait nos fatalismes… Et le style de Patrick de Lassagne est sans temps morts. « …À la prochaine incartade c’était rideau », leitmotiv de nos années maudites. « On était vraiment dangereux — pour nous-mêmes… »

         Va falloir que j’me bride… Si je présente « Classe dangereuse » — quel titre ! — comme un « Traité du désespoir », Patrick va me regarder chelou… C’est vrai qu’on est loin de Sœren Kirkegaard… Pourtant… Dans la dérive sans issue et sans gloire particulière décrite dans son roman des abysses, le concret de la désespérance s’égrène, dans toute la vitalité, « Le sens de l’inutilité théâtrale et sans joie de tout » (Jacques Vaché), s’affichent les rêves mort-nés de nos générations pourries d’orphelins.

         Les téléramesques imbéciles qui ont détourné l’expression « roman noir » ( à l’origine désignant le roman gothique anglais du XIXème siècle) parce qu’ils rêvent d’Académie, peuvent se brosser pour atteindre un centième de la puissance percutante d’un bouquin comme « Classe dangereuse », fondé sur autre chose que leurs états d’âme de victimaires pleins aux as — mal décalaminés.

         Thierry Marignac, Juin 2024.