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2.3.24

André Breton a-t-il dit passe de Charles Duits


 


    MODELÉ DANS UN BLOC DE FOUDRE 
    
     Pour écrire une critique digne de ce nom du tendre et dangereux livre de Charles Duits — à la beauté maladroite à force de justesse — sur André Breton, il faudrait que j’adopte un style paysagiste et sonore, peuplé de meutes surnaturelles sous les cactus énormes et marmoréens, hanté par les hululements de chouettes invisibles jusqu’à l’instant définitif, de pythies aux formes voluptueuses à têtes de rapace — et que je sache lire les oracles, moi si déplorablement dépourvu de toute impulsion métaphysique. Que je joue les Max Ernst au clavier, ce qui ferait bien rigoler mes copains au fait de mon ignorance picturale. Un style bourré d’adjectifs tour à tour renversants ou ténébreux — aux antipodes du mien, dont les arabesques sont inexorablement concrètes. Antipodes est un mot qui compte dans les florilèges surréalistes. 
     
    Mais Breton enjoignait du ton du Commandeur au jeune Duits de ne jamais transformer ses émerveillements en style. Et c’est en premier lieu chez Duits l’histoire d’un adolescent rongé d’insatisfactions, des tourments de la chair : « Les lumières infernales jouaient sur toutes les attitudes de la lubricité ». 
     
    Dans la déclaration de mépris du style, par Breton qui en possédait un parfois redondant jusqu’à l’obscur — ce qui peut sembler contradictoire — on discerne avec émotion le rejet affirmé régulièrement de la gloriole littéraire et de toute réussite purement esthétique, à mon sens la meilleure qualité et un des plus grands apports de Breton à la bouillie artistique. Le fragment radioactif Dada ne cessait d’émettre son rayonnement vénéneux. 
Charles Duits peintre.


    
    Charles Duits ne triche pas au sujet du Grand Homme qui souvent l’éclaire et souvent l’insupporte, Prophète parfois pesant, dressant un tableau où une complexité redoutable le dispute à une simplicité élémentaire, comme en témoigne la parfaite première phrase du livre : « Le vent poursuivait les journaux de 1942 ». Si Duits décrit Breton comme un être parfaitement étranger à la nostalgie… aussitôt cette phrase a provoqué la mienne : a-t-on jamais mieux résumé New York dont les sons, les odeurs, les grands canyons de pierre et les rues malpropres affluent brusquement dans le souvenir ? 

    C’est probablement la coexistence déséquilibrée du tourbillon, des déchirements métaphysiques au ciel de l’art, de la mystique — l’ombre de Gurdjieff passe implacable dans des scènes hallucinantes qu’on aurait peine à croire sans la sincérité du ton qui les rapporte — et tant de la quotidienneté du « village surréaliste » que des souffrances banales de Duits à « l’âge ingrat » qui confère à ce livre son charme de malaise. Celui-ci ne se dément pas jusque bien après, à l’âge adulte, en France, c’est celui de Duits et Breton, séparément, et celui qu’ils ressentent et chérissent quand ils se fréquentent. 

    Le tout jeune homme incarne l’adolescence : il déteste son corps, il est harcelé par les succubes de ses désirs inassouvis. Il est tourmenté par ses condisciples plus âgés qui le traitent de « sale grenouille » dans les pensionnats anglo-saxons, il est en exil de lui-même et des autres, en Amérique blafarde où l’a chassé la guerre, dont les échos parviennent étouffés, gros titres de journaux éparpillés au vent. Mais il est aussi dévoré par « l’orgueil noir, la singularité ». C’est son plus bel atout, celui qui, un jour, lui ouvre la porte d’André Breton. Et tellement d’autres, dans le « village surréaliste » qui parsème Manhattan et Brooklyn. Celle du peintre Matta qui « erra plus tard sans un sou dans les rues de Rome » avec Alain Jouffroy, l’homme au style infracassable de nuit. Avec Matta, Duits vit une grande amitié qui tourne court sans crier gare. Max Ernst, distant, Yves Tanguy tonitruant, le froid et affable Duchamp à l’humour sec comme l’impôt sur le revenu dans des concours de calembours, bientôt la « tendresse intermittente et ombreuse » de Sonia Lekura, artiste-peintre, la gentillesse de Jacqueline Lamba, l’ex-femme de Breton, la générosité de l’amant de celle-ci, David Hare… Tandis que Duits n’est pas tout à fait dupe de ce rôle de jeune homme sublime par lequel Breton l’a intronisé dans le groupe en le proclamant génie poétique.
Charles Duits, peintre.

 

     Plus tard de retour en France, dans le milieu des Édition de Minuit, où l’on croise Georges Bataille et Pierre Klossovski, Duits commet un roman dédié à Kurt Seligmann, un autre ami de New York : « Le mauvais Mari » tableau de mœurs très « années 1950 », que j’ai la faiblesse de beaucoup aimer, alors que l’auteur semble le regretter autant que les intrigues littéraires de ce petit monde. Breton, dont on connaît pourtant les furieuses charges contre « cet art dépassé », semble lui aussi charmé, fait du prince. Ici, une question vient à l’esprit du critique indiscret : la grande Annie Le Brun, préfacière de « André Breton a-t-il dit passe » dont on sait les foucades contre le roman, en-a-t-elle eu connaissance ? 

    Duits et Breton ne se voient plus alors que de loin en loin, leurs relations marquées par les ruptures auxquelles le pape du surréalisme était enclin. Mais il s’agit au fond de ce malaise originel qui ne quittait pas l’adolescent de New York, voire le Grand Homme lui-même, nimbant tout ce livre, entre extase et angoisse. C’est son incalculable étrangeté. Son indiscutable mérite reste, sans méconnaître ni les défauts d’emportement, ni certaines reculades, voire mesquineries la plupart du temps bénignes, de rendre à André Breton une grande lumière d’humanité, quelque chose de phosphorescent, indiscutable dans le fatras surréaliste. La générosité d’abandon, par exemple, dont Breton fait preuve en répondant à Duits, qui lui reproche d’avoir négligé son œuvre personnelle pour écrire des préfaces, très simplement qu’il savait que c’était son devoir. Ce personnage historique pour lequel on ne peut éprouver a priori que des sentiments mêlés, redevient tout à coup sympathique et même proche. Ce qu’Annie Le Brun résume brillamment dans la première phrase de la préface, aussi nue que l’entrée en matière de Duits : « Non, ce livre n’est pas un témoignage de plus sur André Breton. » 

    Et puis il y a le portrait que Duits dresse de lui-même. Au jeu du hasard objectif de ce compte-rendu frémissant d’une amitié bouleversante, on repense aux vers de Tristan Tzara : 
    « Je parle de qui parle qui parle je suis seul 
    Je ne suis qu’un petit bruit, j’ai plusieurs bruits en moi… » 

 Thierry Marignac, mars 2024.