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26.4.23

Maldonnes de Serge Quadruppani

          VICTOR SERGE ET LÉO MALET POUR EN DÉCOUDRE…

        

         Je n’ai lu aucune critique du beau roman Maldonnes de Serge Quadruppani, déjà vieux de deux ans, mais je doute d’avoir beaucoup de concurrents sur ce coup-là : qui se souvient encore des grands ancêtres que je convoque pour l’occasion ? Ce qui sert aujourd’hui de culture aux tâcherons, c’est le twitter de la semaine dernière !…

          Le principal narrateur — il y en a d’autres — de Maldonnes, nommé Antonin, s’il ne ressemble pas à Serge Quadruppani, plutôt grand et mince, tandis qu’il est petit et enveloppé, partage avec son créateur une intelligence corrosive susceptible de ronger les plus épais maillages de l’utopie.

         Quand nous évoquâmes avec Jérôme Leroy, il y a une douzaine d’années, la parenté de son Bloc et de mon Fasciste, il me répondit avec sons sens de l’à-propos : « Mais oui, Thierry, sur ce thème, le classique indémodable, c’est La Nuit des Longs Couteaux ».

         Eh bien, Serge Quadruppani retrouve son classique chic dans Maldonnes, lorsque, pour évoquer l’histoire tumultueuse des milieux anarcho-libertaires — dont il fut un acteur — depuis les années 1970, il se sert dans un polar à rebondissements, du thème des relations souvent ambigües qui les liaient parfois à la véritable pègre. Auteur d’un livre sur Roger Knobelpiess, truand chéri de la gauche caviar avant d’être désavoué pour récidive de braquage, Serge Quadruppani, je le balance sans vergogne, en sait long sur le sujet.

         Antonin, son héros, son double, après quelques incursions du mauvais côté de la loi au prétexte de l’expropriation des expropriateurs et de la propagande par le fait, se rend compte que le crime n’est pas sa vocation. Lors du braquage d’un cercle de jeu exécuté en tremblant, il entend son verdict de mort prononcé par un truand corse. Par ailleurs, l’implacable lucidité qui ne le quitte jamais tout au long de Maldonnes lui sussure que les débauches payées par les incartades de lui et ses camarades, les faux papiers, les petites escroqueries, n’ont au fond pas grand chose à voir avec la révolution. L’hédonisme situationniste diffère-t-il tant des partouzes arrosées des cadres-sup’ lecteurs de Lui ?

         Lui-même entre deux femmes, l’une en France, l’autre en Italie, qui ne sont dupes qu’un instant de son double jeu, il ne cesse de se sentir coupable vis-à-vis de l’une et de l’autre, jusqu’à ce que les deux rompent avec lui, refusant de marcher plus avant dans les justifications de l’illusion lyrique, « L’amour libre devenu une chiennerie », disait Victor Serge au sujet des anarchistes de la Belle Époque… et de la Bande à Bonnot.

         Parallèlement à ces mœurs débridées de l’époque, Antonin, malgré ses doutes et ses distances marquées avec les querelles de sectes déchirant l’ultragauche, n’a pas perdu la foi en l’idéalisme qui le guide. Tout comme Serge Quadruppani. Quoiqu’il se défende d’avoir écrit ici une autobiographie, ce qui est vrai dans le détail et les péripéties, Maldonnes est en revanche très probablement une autobiographie de son itinéraire politico-intellectuel. Ce n’est pas le moindre intérêt du livre. Je suis ici peu suspect de complaisance. Je me suis bouffé le nez cent fois avec Serge sur les histoires de militance, quand il entamait les flonflons. Il m’envoyait paître, en général sans s’énerver. Nous nous sommes toujours réconciliés. Désillusionné à temps des mêmes sources théoriques, il m’arrive parfois de l’envier. Quoi qu’il en soit, je vois chez lui, de même que chez son antihéros Antonin quelque chose d’estimable dans cette obstination : la fierté de ne pas avoir perdu ses convictions.

         C’est autour d’un truand soupçonné de braquage d’un transport de fonds ayant entraîné mort d’homme et innocenté par la suite que tourne toute l’intrigue de Maldonnes. On entrevoit les liens troubles entretenus par une certaine ultragauche avec le milieu, manipulations des deux côtés, chausse-trappes à tous les étages. Antonin sera la cheville ouvrière de la libération du truand grâce à ses relations tant dans les milieux culturels que chez les avocats. Il sera aussi son recéleur. Avant de découvrir… sur une histoire qui se déroule sur plus de trente ans et se confond avec celle des libertaires…

         Si l’on peut déplorer certaines longueurs, notamment dans les couplets féministes vers la fin — mais, soyons justes, ils font partie de l’intrigue où tout est inextricablement mêlé — grâce à une plume agile et des personnages palpitants, Maldonnes vaut le coup d’être lu. On se sent intelligent !

         Waterloo stendhalien de l’altermondialisme, les scènes de chaos lunaire du G8 de Gênes avec leur cruauté, leur vanité de baroud d’honneur manquant sa cible, décrites méticuleusement et sans la moindre complaisance pour un camp comme pour l’autre sont un point culminant de ce roman.

         Pour le reste, dans sa perception acide des errements de l’idéalisme, de la férocité de la pègre, des balbutiements inintelligibles de certaines formes d’amour, Serge Quadruppani a réussi, ça n’était pas gagné avec ce matériel, un grand bouquin d’époque. Le Brouillard au pont de Tolbiac des temps modernes. Il n’a pas démérité du vieux Léo Malet.

         Thierry Marignac, avril 2023.