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14.11.21

La statue d'Édouard Limonov, sur sa tombe, 10 octobre 2021

10-10-2021

     Dans le film Drôle de DrameJack éventrait les bouchers dans un élan vengeur contre ces bourreaux d’animaux (je prédis d’ailleurs à ce chef-d’œuvre un peu oublié de nos jours une prochaine carrière posthume de film culte végan). Si la métempsychose m’en fournit l’occasion, je serai dans ma prochaine vie, Joe l’exécuteur de commémorateurs. J’exècre les commémorations où, dans l’inflation post-mortem d’un lyrisme croque-morts, on réduit les multiples aspects, le bouillonnement de paradoxes constitutif d’un individu à quelques formules taillées pour justifier l’ordre du jour des survivants.

         Il s’agit, dans l’exercice commémoratif, de recouvrir d’une nouvelle couche de cendres un cadavre qui n’en peut mais. Aux fins mesquines d’aujourd’hui, dans la gloriole empruntée du grand mort dont se parent les nécrologues. Héros, grand homme, grand artiste, aventurier, rebelle qui a traversé l’Histoire… Vous m’en remettrez une demi-livre !…

         Bien moins supportable encore quand on a connu intimement un individu dont les facettes irréductibles ont marqué une amitié. Le sermon du curé qui n’a vu la grand-mère que pour l’extrême-onction, à qui on brûle d’envie de faire avaler son encensoir en chaire…



         Il m’a fallu rabattre un peu mon propre caquet au sujet d’Édouard Limonov. Il avait tant travaillé de son vivant à sculpter son propre monument qu’il était impossible de le priver par égoïsme de cette postérité qu’il désirait avec tant d’ardeur… Laissons les chacals tartiner !… Que vibre le trémolo des hyènes !… Un de ses poèmes du début des années 1970 était intitulé : Moi, héros national… Mon ami avait de la suite dans les idées, atteignant son but un demi-siècle plus tard… Je devais m’incliner sans protester face aux charognards… Thierry, ton problème,  m’avait-il dit un jour humoristique et en français dans le texte, c’est que tu ne veux pas travailler avec des salauds… Le « vieux pirate » était donc conscient de bout en bout. Que les salauds travaillent à sa gloire !…

         Admettons. Nonobstant ce qui précède, si quelque part l’âme de mon ami existe encore, je suis certain qu’elle n’était pas mécontente de me voir écrire exclusivement sur son humanité de grand vivant, sa soif de nouveau, sa curiosité des autres, sa générosité — ne serait-ce que comme contrepoint aux ronflantes oraisons funèbres de tous les coyotes.



         En Russie, tout était tellement plus simple, en ce jour empreint de gravité : l’inauguration de la statue sur sa tombe. La plupart de ceux qui étaient présents l’avaient connu personnellement, ou croisé lors de meetings, comme le fameux « projet 31 » du nom de l’article de la Constitution garantissant la liberté d’expression, manifestation tous les 31 du mois, sur la Place Maïakovski …

         Quelques jours plus tôt, dans un institut universitaire, j’avais répondu aux questions brûlantes de curiosité sur Limonov de très jeunes étudiants… Lorsque je leur avais demandé pourquoi le sujet les intéressait tant, ils s’étaient déclarés fervents lecteurs d’Édouard et membres du parti « L’Autre Russie » avec une fièvre adolescente…

         Un peu plus tard ce 10 octobre, à Moscou au cimetière, sous le beau soleil de « l’automne doré » d’une douceur inhabituelle, une vingtaine de membres du parti s’étaient rassemblés devant la statue, très jeunes pour la plupart, entre 20 et 30 ans au plus. Ils étaient sanglés dans des fringues noires d’esthétique punk, celle qu’Édouard avait transmise au parti, quasiment depuis l’origine. Les plus vieux, les cadres, déjà 40 piges, quelques séjours en taule, et combien de happenings politiques, me faisaient signe et je leur serrais la main, on s’était vu parfois 20 ans plus tôt, chez le « guide ». Lorsque je leur parlai d’une jeunesse fervente, ils me répondirent avec sobriété que, oui, celle-ci les rejoignait en masse.

         Du reste, la police était présente, ainsi qu’un « Détachement de Réaction Rapide » attaché à la sécurité de ce cimetière de célébrités, observant attentivement un « fragment radioactif de radicalité » d’une autre nature que le navalnysme.



         La journée avait commencé par un imprévu : Rejoint au-centre-ville Daniil Doubschine, ami et factotum de Limonov pour les affaires littéraires m’avait averti d’un changement de programme. Nous n’allions pas au cimetière avec les natsbols, mais dans la voiture de fonction du député de la Douma fédérale Sergueï Chargounov, lui-même écrivain très proche d’Édouard, éditeur de plusieurs revues littéraires, un grand type en long manteau bleu nuit dont je fis la connaissance avec plaisir. Ses manières étaient impeccablement aristocratiques, teintées d’une désinvolture ironique marque d’élégance. Un trajet VIP.

         Chargounov confirma encore sa finesse avec cette remarque tout à fait personnelle aux journalistes quand on dévoila la statue : « Comme il est heureux que cet événement ait lieu un jour tiède. Limonov adorait la chaleur… »

         Depuis dix-huit mois, les amis de Moscou réclamaient que j’aille rendre hommage au « vieux pirate », me recueillir sur sa tombe et plus d’une fois j’avais dû leur rappeler que les frontières étaient fermées. Cette insistance était bien entendu très touchante, ma présence avait pour eux un sens symbolique. On en avait tant parlé avec l’ami Doubschine — l’homme de confiance qui m’avait mis au courant des dernières volontés d’Édouard — que ça semblait une formalité.

         Je n’avais pas imaginé que notre entrevue posthume se déroulerait dans des circonstances aussi solennelles. Je voyais quelque chose de plus intime, Doubschine, peut-être Piégov et moi — un coup de gnôle et une cigarette, puisque ces devoirs comportent un élément de sacrifice. Mais non, l’événement était public, une petite foule était réunie, on inaugurait le monument qui consacrait sa stature pour la postérité — son visage amaigri me fixait, comme lors de notre dernier repas, deux ans plus tôt presque jour pour jour. De mon point de vue, le choc d’être devant sa tombe — un moment que j’avais souvent anticipé — en était redoublé. Je ne réussis à bredouiller que quelques paroles maladroites sur l’étrangeté que l’instant revêtait à mes yeux.

         Thierry Marignac, novembre 2021.