Guest stars

18.8.21

Ronronnement mortel du drone sous un ciel de guerre

      Nous avons l'insigne honneur de signaler à nos lecteurs, que notre petit blog ultra minoritaire a reçu la visite des "Services du Premier Ministre" nouveau nom de la DINSIC, quatre fois ces derniers jours, dont une d'une demi-heure… Quel frisson!… Pour quelques poèmes et commentaires ironiques… Un de nos camarades suggérait que nous avions un fan, chez eux…Un robot envoûté par la poésie russe ?… Un algorithme fasciné par la métrique et l'allitération ?… Ou bien c'est Terminal-Croisière qui les défrise?… Quoi qu'il en soit, le drone tournoie au-dessus d'Antifixion…

Hunter Thompson


    Sémione Piégov, connu des lecteurs de nos pages, rencontré en mai 2019, lorsque Édouard Limonov vint défiler avec les Gilets Jaunes quelques mois avant sa mort, est l’intrépide chef-producteur et caméraman de la chaîne WarGonzo sur YT, où il diffuse ses images de tous les fronts. Il y a un peu moins d’un an, il se trouvait au Haut-Karabakh, témoin et cinéaste d’une âpre guerre des montagnes, gagnée par des insectes particulièrement mortels : les drones. Outre des images saisissantes, il en rapporta le poème ci-dessous :

Nuit dans les tranchées, John Dodd

(© vers traduits du russe par Thierry Marignac)

 

Le lendemain à un tel piège est pris,

Qu'au sommeil n'aidera aucune beuverie,

Le ciel change de couleur. Acquiert des contours —

L'heure de la reconnaissance, affublée du suffixe «contre».

Que dans la tranchée les «langues» ennemies comme toujours se délitent

Leurs paroles s'ajoutent directement au composite.

Là-haut où se déploient les sapins

Les «oisillons-drones» vont te choisir à dessein —

Comme les vautours fondaient alors sur le Koweït,

Ils te becqueteront sur la ligne de front, la cuvette.

Du reste, rien n’est plus comme ça, et les récits sont aphones,

À la place des aigles, des kamikazes-drones.

Tu as mordu une poignée de terre, l’argile grasse avalé.

Seuls s’abstiennent de maigrir, les prunelles et ton dossier.

Tu l’as feuilleté encore, sans quiconque identifier.

La contre-reconnaissance bientôt en cour martiale.

Ne sont pas censés revenir ici les types comme toi des troupes spéciales,

Le couteau au côté, du mica dans les  yeux, à la main le faucon.

La Troisième Rome se représente comme un bunker depuis un temps très long.

Le ciel change de couleur. Il sombre sous l’horizon.

 

Sémione Piégov

 

 


 

Завтрашний день в такую ловушку пойман,

Что не поможет для снов никакое пойло. 

Небо меняет цвет. Приобретает контур -

Время разведки с приставкой «контр».

Пусть в блиндаже «язык»* как всегда пиздит,

Речь прямая складывается в композит.

Там наверху, где развернулись сосны,

«Птички»** выбирают тебя осознанно -

И, как стервятники падаль тогда в Кувейте,

Заклюют тебя в прифронтовом кювете.

Впрочем, теперь всё не так и пусты рассказы,

Вместо орлов - беспилотники-камикадзе.

Горстью земли закусил, жирной глины съел.  

Не худеют только зрачки и твоё досье.

Перелистал его, никого не узнал. 

Контрразведчика срочно под трибунал.

Не должны возвращаться такие как ты сюда,

Нож на боку, ястреб в руке, на глазах слюда.

Третий Рим давно представляет собою дзот.

Небо меняет цвет. Уходит за горизонт.

 

Семен Пегов.


13.8.21

Ce que nous appelons Dada est un jeu de fous issu de rien…

     Parmi toutes les inversions systématisées du capitalisme post-mortem, veuillez m'excuser, post-moderne, celles des annonces publicitaires de L'Empire du Management sont à souligner: l'époque de l'infinie liberté de mouvement est au contraire celle de l'effroyable immobilité du Même et du Semblable reconstruit dans chaque centre-ville du monde à l'Identique. 

    La technoscience triomphante a également raffiné sa technologie du contrôle à un tel degré que le déplacement géographique s'opère boulet électronique au pied dans une ambiance où l'on ne détermine plus très bien d'où vient cette sourde terreur: des dangers qui nous menacent ou de la Défense offerte par ce pouvoir qui nous aime tant? Celui-ci n'a de cesse de faire de chacun un coupable virtuel pour la protection de tous les innocents…

        

        DADA est la police de la police

    Richard Huelsenbeck




        Récemment, Benjamin de Surmont résumait dans ces pages mon roman Terminal-Croisière, par la jolie trouvaille d'Antivoyage.

    La poétesse Margarita Soznitskaïa lance ici un appel au vent comme Dieu inspirateur.


    
  Vent de l’errance

 

         Vent de l’errance — co-auteur puissant,

         Comme il est capable de créer,

         Tourbillon de la tornade, l’immaculé champ,

         Et le fil du sujet insuffler.

         Vent de l’errance — co-auteur, compagnon de route,

         Il a tant vu, dans tous les coins a séjourné,

         Meilleur que les archives secrètes, toutes,

         Tant de parchemins en feu il a feuilleté

         Voire ceux, qui dans des souterrains étouffés

         Attendaient que vienne leur heure…

         Étreignant tout facilement, le co-auteur,

         M’a dévoilé ce qu’ils recelaient, sans mystère.

         Le vent de l’errance — souffle libertaire

         Disperse en virtuose la tristesse aux quatre vents

         Si mal qu’on ait eu, aucun souvenir à présent

Si le vagabondage est porté par le vent.

Capricieux compagnon de l’errance est le vent

Magellan, Colomb et Vasco de Gama

Pour eux, il est un divin accident

En fait, le frère aîné des aigles de là-bas.

Margarita Soznitskaïa

Photo prise par la poétesse quelque part dans la chaîne montagneuse du Caucase.


 

Ветер странствий

 

Ветер странствий – могучий соавтор,

Он такое умеет творить,

Завертеть в чистом поле торнадо

И навеять сюжетную нить.

Ветеp странствий – соавтор, попутчик,

Много видел, повсюду бывал,

Он архива секретного лучше,

Сколько свитков сгоревших листал

Или тех, что в глухих подземельях

Ждут, когда же наступит их час…

А соавтор, легко всё объемля,

Мне поведал, что в них, не таясь.

Ветер странствий – он ветреник вольный

И выветривать грусть виртуоз,

И не вспомнишь, бывало ли больно,

Если странствия ветер унёс.

Ветер странствий – капризный попутчик

Магелланов, колумбов и васко де гам:

Он для них есть божественный случай,

А на деле - брат старший орлам.

Маргарита Созницкая

6.8.21

Terminal-Croisière 4, par Daniel Mallerin

    Mon ami Daniel Mallerin, qui fut mon premier éditeur, bien avant l'invention des virus, a tenu, à son tour, à présenter ce dernier roman, paru aux éditions Auda Isarn.



 



Terminal Croisière, le nouveau roman de Thierry Marignac –

 Eblouissant mirage d’un jour sans fin

Dingue que le dernier roman de Thierry Marignac – électrique styliste d’une époque littéraire si terne – paraisse maintenant, au milieu de l’été, l’été de toutes les hébétudes, de tous les asservissements.

La flèche ne touchera que ceux qui, dès le premier confinement, conclurent que c’en était définitivement fini du roman français, et bien sûr la poignée de lecteurs fidèles depuis la première publication de l’auteur.

Que peut-on espérer d’un roman ici maintenant dans la crise sans fin et avant que ne s’ébranle comme si de rien n’était le moulin de la rentrée littéraire avec ses prophètes empapaouteurs ? Rien d’autre qu’un chemin de traverse jalonné de paradoxes, c’est à dire atteindre la beauté par des détours imprévisibles.

Cette quête a toujours été l’objet des rendez-vous avec les livres de Thierry Marignac, à l’entame même, au premier mot, à la première phrase, la première note musicale.

« Terminal croisière », la beauté sulfureuse du titre pourrait suffire, on n’éventerait d’aucun bavardage son mystère, on ne dirait pas que ces deux mots figuraient sur un poteau indicateur du Havre où l’auteur a vécu quelques années - on matait les HLM flottants qui surplombaient les immeubles et bouchaient la perspective des rues de son quartier en y déversant des hordes de croisiéristes -, on ne dirait pas non plus que l’auteur tient cette manie du Comte de Lautréamont et de ses émules dadaïstes.



L’océan s’invite dans la vie la ville-monde, passant sous le paillasson gros d’illusions. Terminal Croisière (TC) est le troisième livre de l’auteur où un bateau joue un rôle crucial, ajoutons paradoxal – marque émotionnelle d’un autodidacte – fugueur invétéré - formé à l’école des rues de Paname. On se rappelle  le rafiot-centre de rétention pour candidats à l’immigration, posé sur l’Elbe à la frontière allemande, où se déroulait l’intrigue de « A quai », roman prophétique sur la forteresse Europe (2006) - aussi beau, aussi troublant que « America – America » d’Elia Kazan -, ou encore le porte-containers à bord duquel l’auteur, trop fauché pour rejoindre New York par avion et réglementairement condamné à l’abstinence d’alcool, égrenait ses souvenirs d’écrivain voyageur-traducteur-éditeur pour l‘étincelant  « Cargo sobre » (2016).



Dans TC, c’est sur  L’Imperial Luxury, vaisseau de ligne de la Compagnie Cunard que le narrateur, « Thomas Dessaignes pour vous servir », s’embarque un jour d’été pluvieux dans une courte croisière Rotterdam – San Sebastian : « le souvenir de Nancy, héritière de la lignée, maîtresse d’Ezra Pound – elle comptait tant de liaisons chez les poètes de Montparnasse – beauté tapageuse et mécène, berça d’or et d’apparat ma solitude »…

Par désœuvrement, Dessaignes a accepté de participer à un séminaire de poésie juridique inspiré par la mémoire du poète Derjavine qui fut Garde des sceaux dans la lointaine Russie du temps des TsarsL’Imperial Luxury n’abrite pas moins de cinq manifestations du genre trallala européen, dont un « congrès de déontologie journalistique d’une association de presse eurasiatique » auquel se mêle la journaliste russe Svetlana Volova, un visage d’oiseau de proie aux blessures invisibles et des yeux ardoise luisante de pluie…

La croisière était monopolisée par les professionnels, deux cent cinquante passagers maximum, triés sur le volet. Plus le personnel de bord.

Marignac écrit ses fictions sur la base de sa propre expérience, que ce soit la navigation maritime ou celle qui s’opère dans les eaux troubles des langues, les machins internationaux. Ajoutons à cela sa façon très spéciale, et même unique dans la littérature française, de se projeter dans la figure du narrateur avec cette touche mi abstraite mi poétique, une forme de distanciation, artistiquement ciselée, des tourmentes sentimentales.



Bref, le récit de cette croisière commence par sa dernière escale au Terminal d’ Anvers, où Thomas Dessaignes pour vous servir se voit réquisitionné en tant que « traducteur-juré » (une des casquettes de Marignac)  par la police fédérale aux frontières  pour mener les interrogatoires d’une poignée de passagers russophones liés à l’arrestation d’un jeune Tchétchène, détenteur de  500 g d’opium, ainsi qu’aux divers incidents louches ayant eu lieu sous ses propres yeux durant la croisière.

Thierry Marignac a fabriqué son roman en alternant d’un chapitre sur l’autre deux récits parallèles – une série d’interrogatoires et un enchaînement de flashs-back restituant le déroulement de la croisière vécue par Dessaignes. C’est là un des étonnements majeurs de TC quand bien même sait-on que l’auteur met un point d’honneur à inventer une construction singulière dans chacune de ses fictions. Ce nouveau pari d’acrobate, soutenu au cordeau, oppose de façon extrême deux récits. L’un irrigue toutes les confusions – sentimentales, professionnelles, européennes, géopolitiques, culturelles, etc. – perçues par le narrateur dans le mélange des genres pratiquées dans cette croisière - entre manifestations officielles et manigances européennes, affairisme et stratégies culturelles, journalisme et espionnage, trafic et complot numérique, etc. -  tandis que l’autre séquence colle à la mécanique policière, l’impitoyable pression exercée sur les suspects au bout de laquelle Thomas Dessaignes pour vous servir traduira en langue officielle quelques unes des vérités de bas étage concoctées à Bruxelles, au cœur de la forteresse.



Nous y voilà : dans l’esprit de l’auteur, Terminal croisière est avant tout une fiction pamphlétaire sur la capitale européenne, matière première qu’il connaît parfaitement  puisqu’il s’y est installé depuis quelques années après avoir fui Paris et vécu au Havre, New York, Moscou, Kiev, Ekatérinburg… et il en respire désormais chaque jour les miasmes politiques, économiques et idéologiques. Une succession de paradoxes constitue la trame documentaire - ciselée dans le moindre détail laconique – de ce lapidaire roman à suspense. La bande des interrogatoires en fixe la mesure hyperréaliste : l’enquête se déroule comme un film documentaire, pulvérisant les échappatoires et les mensonges sans fin, dissolvant l’écume des illusions entretenue dans le roulis de la croisière.

Mais il ne s’agit que de la trame. TC est un d’abord un roman d’amour, comme le précédent livre de Thierry Marignac, Icône d’alcôve (titre magnifiquement juste que l’éditeur – ô rage, ô désespoir,  ô faiblesse ennemie – a raboté et affligé d’un dessin raté de Liberatore). Adolescent attardé, Thomas Dessaigne pour vous servir est chaviré, dès le premier jour de sa croisière, par les yeux ardoise de la journaliste futuriste Svetlana Volova, qui mène clandestinement, et sans états d’âme, sa propre enquête dans les soutes dangereuses de L’Imperial Luxury. On peut résumer Terminal croisière comme ça. Tout tient la route dans la vitesse haletante et la suspension du temps à laquelle se confronte le narrateur, l’auteur et le lecteur découvrant ce livre à couverture de carte postale (au prix d’un livre de poche) en plein milieu de l’été 2021, une « fixion » dont l’action se déroule avant la grande peste comme si le temps avait fait un saut vertigineux, irrémédiable, en nous retranchant de notre propre passé  - autre troublant paradoxe de TC.



Je me souviens du moment où l’auteur s’est lancé dans l’exercice, je me souviens de la force du coup de foudre, du sortilège des yeux ardoise, et de la mise en place méthodique des premiers interrogatoires. C’était il y a un an déjà. Nous étions alors quotidiennement en contact, pris dans la superbe aventure collective des Chronotes du confinement sous la houlette de L’octombule de Philippe Gerbaud. L’énergie de Thierry Marignac s’y était trouvée décuplée, écrivant quasiment chaque jour – orgueilleuse et vitale résistance à l’asservissement consenti - un poème sarcastique sur le confinement en offrant au lecteur les ors hilarants de la langue française. Lorsque les octombuliens ont déclaré forfait, épuisés, lui n’a pas pu s’arrêter de creuser le sillon.

Terminal Croisière, éblouissant mirage d’un jour sans fin (bis).

Daniel Mallerin, août 2021.

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1.8.21

Des âmes vagabondes, anthologie de poètes symbolistes bulgares

 








    Le complot belgo-bulgare 
     Je n’en fais pas mystère, je préfère m’abstenir de commenter, ce sport de masse de jour en jour plus vulgaire. La mise au point avait été faite avec l’article paru dans ces pages : « Les Péroreurs du Web ». De plus, je préfère ne parler que de ce que je connais. Mais les forces de l’ombre, en la personne de l’excellent écrivain belge Christopher Gérard et du remarquable traducteur bulgare Krassimir Kavaldjiev, conspiraient en secret pour me détourner du droit chemin ! L’enjeu de la conjuration était la très belle édition de l’anthologie de poètes symboliste bulgares Des Âmes vagabondes aux éditions Le Soupirail
     J’avais toutes sortes d’objections qu’ils balayèrent avec désinvolture sur un ton amical : je n’aime pas lire en français, c’est devenu pour moi de la bouillie à quelques rares exceptions près, pire encore quand c’est du traduit. Je ne parle pas le bulgare quoique comprenant vaguement de quoi il est question quand c’est écrit puisque c’est du cyrillique. Je n’aime pas émettre de jugement en général sur le travail d’autres traducteurs, moins encore avec si peu d’informations. Peine perdue, ils ne m’écoutaient pas, traitant ma véhémence par l’ironie. De guerre lasse, je rendis les armes. 


    Nostalgie du XXe siècle 
    La beauté de cet objet de luxe à prix modique (on pense à toutes les éditions bâclées de sous-littérature qui coûtent un bras !), me séduisit tout de suite. Personne fait plus ça, comme disait Boris Vian dans Chuis snob !… 
    La sobriété de la couverture, l’élégance de la maquette sur papier bouffant… Il n’y a plus guère que mon camarade Benoît Laudier des éditions Vagabonde (tiens, tiens…) pour se donner un mal de chien comme ça, de nos jours !… 
    Ensuite, cherchant des repères, je parcourus les notices biographiques à la fois détaillées et concises établies par Krassimir Kavaldjiev, des quatorze poètes : presque tous des destins déchirés. On y compte plusieurs suicides, un certain nombre de passages révolutionnaires dans les soubresauts d’Europe Centrale du début du XXe siècle — quelques morts en temps de Guerre et dans les épidémies. Ces poètes et poétesses à l’expression simultanément brutale et raffinée avaient vécu des vies violentes, pleines et entières, une rareté à notre époque de confort morbide, de contrôle forcené et de création médiocre. De surcroît, ils avaient presque tous un point commun majeur avec les auteurs qui m’ont toujours intéressé : ils étaient cosmopolites, influencés par Baudelaire, Byron, Schopenhauer, Maeterlinck. Le thème de l’errance qui se retrouve presque partout dans leurs poèmes était souvent fondé sur de longs séjours à l’étranger et notamment en France. Un certain nombre d’entre eux étaient de plus traducteurs, de français, polonais, allemand… 
    Une quantité surprenante (ou peut-être pas) de ces Âmes vagabondes avaient travaillé dans des consulats ou ambassades, de plain-pied dans ce que le poète russo-américain Andrey Gritsman appelait l’espace interculturel


     
    De la traduction littéraire considérée comme un stupéfiant 
    Mes quelques conversations téléphoniques avec Krassimir m’avaient convaincu qu’il s’agissait d’un frère d’armes — mais son exploit excédait les capacités de votre bien dévoué. En effet, il traduisait du bulgare, sa langue maternelle, en français, sa langue d’adoption. Chapeau bas. 
    Presque immédiatement, la magie de sa traduction où je discernais tant des stratagèmes de la rime que j’emploie — nos coulisses de prestidigitateurs — me captiva, quel savoir-faire ! 

    Là-dessus, un coup de vent inattendu 
    Agite les impassibles vaguelettes 
    Et repousse, enlève le bateau léger 
    Redevenu le jouet des tempêtes. 
Pentcho Slaveykov (père du symbolisme bulgare et premier du recueil) 
    
    Chers administrés, j’ai traduit des centaines de vers du russe, et je vous prie de croire qu’avant de parvenir à un semblable résultat, on est effectivement le jouet de bien des tempêtes ! Si la rime est chez Krassimir presque toujours exacte, ce n’est pas une règle absolue… et familier du russe, où la rime est souvent assonance — celle-ci donnait du fil à retordre au poète Essenine, qui, de son propre aveu, préférait la rime pure — je m’aperçus qu’il usait souvent de ce procédé… et brillamment. 
     Ainsi ces quelques vers de Dimitar Boyajiev, sans doute mon préféré, bien qu’il soit difficile de choisir parmi tous ces talents, et qu’il s’agisse d’un de ces livres qu’on citerait en entier, bien que l'humour ici, se résume souvent à une ironie sardonique : 

    J’erre à travers une obscurité lugubre et accablante 
    Parmi des malheurs, las, par mille tourments brisé, 
    Et, le cœur angoissé et triste, je me demande : 
    Le bonheur ici-bas me sourira-t-il jamais ? 
    
     Boyadjiev, qui se suicida à 31 ans était un fervent socialiste, qui réussit une œuvre poétique dans sa courte existence, traduisit le SR russe Plekhanov, et fut un temps au consulat général de Bulgarie à Marseille… Sur laquelle il écrivit des vers toujours d’actualité : 

    (…) Après des millénaires, la ville est toujours pleine de commerçants et d’assassins ! sur le chemin urbain 
    le ciel est un ruban étoilé, mais personne pour lever 
    les yeux ! Parmi les lumières insolentes des gargotes
     tout le monde cherche dans l’absinthe à se consoler
     ou dans le rire en pleurs des cocottes. 

    On remarquera également la maîtrise de la métrique et de l’allitération, marque d’un maître traducteur. Comme avec Teodor Trayanov , longtemps à la Légation Bulgare à Vienne, influencé par Hoffmannstahl et Rilke, mort en janvier 1945… « dans des circonstances non élucidées »… 

    Tendant son calice vide, il attend 
    Que l’aurore lui verse de l’ambroisie 
    Mais, pâle, elle l’embrasse s’en allant ; 
    Seule sa pèlerine au loin blanchit. 



    Il serait par trop injuste de ne pas citer les quelques femmes (la parité!…) qui figurent de façon éclatante dans ce recueil unique, telle Dora Gabé, professeur de français, traductrice de polonais, morte presque centenaire : 

    Mais où aller ? Le désert marin est infini 
    Et le monde une immensité 
    Le bateau est également parti 
    Tel un mirage, lointain comme un secret 

    Ou encore la grâce d’Ekaterina Nentcheva, fascinée par Lermontov et Byron, évoquant pour la première fois en littérature bulgare son amour pour un homme… 

    Rêveusement plongée dans tes yeux 
    Baignés d’un clair de lune et de soupirs, 
    Ah ! Pour la première fois au fond d’eux 
    J’ai vu les beaux jours me sourire !… 

    Je m’en tiendrai là, risquant de lasser le lecteur et des poursuites pour non respect de copyright !… Mais bien d’autres poètes et bien d’autres trésors de lyrisme et de sensibilité sont à découvrir chez ces Âmes vagabondes. Ainsi qu’une performance sportive unique de traduction qu’il convient de saluer, médaille d’or. Nom d’un chien, mes hauts faits pâlissent devant la classe et le métier de Krassimir. 
    Pour la chronique, on peut également y trouver un retour proprement historique sur une école peu connue de la poésie d’un pays peu connu, à travers notamment la revue Hypérion qui semble avoir été centrale. Sans compter le miroir ici tendu à une France disparue, sauf chez quelques âmes vagabondes… et au reste de l’Europe. 

    —Je sais que vous êtes brillante, lui dis-je. Vous m’éblouissez.
 TM, Terminal-Croisière, Auda Isarn, 2021. 

    Mais qui s’intéresse encore à la poésie dans l’univers sordide de la marchandise ?… 

Thierry Marignac, août 2021. 

Les Âmes vagabondes, éditions Le Soupirail, 260 p. 23€.