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REDOUTABLE ÉCOLE DE
LA SENSUALITÉ
EXERGUES
« …Quelle époque extra-terrestre ce fut, enfer ou paradis, quand Elena m’a
quitté en février 1976. Ô Seigneur comme je suis heureux d’avoir vécu pareil
moment et ce terrible malheur…
Époque d’un cœur dépouillé ! L’air
était étrange, brûlait comme l’alcool, avec des monstres qui rugissaient
alentour et un complot général de la nature contre moi (…)
Combien d’observations
invraisemblables, combien d’expériences cauchemardesques ! (…)
Et maintenant que je voudrais connaître
le même état, impossible, impossible hélas. Une telle vision n’est permise que
dans un épouvantable malheur, une seule fois, et un tel état n’avoisine que la
mort. »
« Edward
Limonov, Journal d’un raté, Albin
Michel, 1982, traduit par Antoine Pingaud.
"Il y a une trentaine d’années,
je me réveillai par un matin de fin d’hiver, mes préférés, grisaille amicale et
fraîcheur, assez banalement vers 8 h 30. Après avoir confectionné dans une
cafetière italienne de contrefaçon arabe achetée à la Goutte-d’Or toute proche
un jus carabiné, j’entrepris ma gymnastique matinale au bâton, un manche à
balai tenu à bout de bras dont les circonvolutions permettent de se tordre dans
tous les sens. Pour rythmer les exercices, j’avais mis sur le magnétophone à
cassettes, une bande de Katonoma,
un groupe de rock français à la mode, trop affecté et arty à mon goût, mais dont le morceau Billy the Kid, par exemple, avait une ambiance hypnotique avec ses
anachronismes, ses parasites sonores : Radio,
Radio… With the sherif’s posse after him…
Puis, je me mis au travail sur le recueil de nouvelles de Bruce Benderson New York Rage, dont chaque récit était une bombe à fragmentation,
vignettes éclatées d’un Times Square disparu, à la scansion hachée,
télescopages de l’anglais Nuyorican et
des accélérés cocaïnomanes…
Vers treize heures, je levai le nez de ma traduction,
j’avais faim. Et je m’aperçus que pas une seule fois depuis mon réveil, je
n’avais pensé à elle.
Sans
avoir eu besoin de me pendre, ou de m’engager dans la Bandera, j’étais libre.
Quelque temps plus tôt, Michel
Bulteau, un vétéran que nous fréquentions à l’époque, Jérôme Leroy et moi aux éditions du Rocher, m’avait
dit : « Y’en a marre des désespérés de l’amour… »
(Thierry Marignac,
écrits posthumes, 2019).
© Bill Térébenthine |
LES DÉSESPOIRS SONT PRÉSOMPTUEUX
Si j’avais lu à l’époque Le Cimetière des plaisirs de Jérôme Leroy, j’aurais guéri plus tôt.
En effet, loin de se complaire dans le ressassement pathologique, cette
chronique d’un chagrin d’amour transcende le genre en s’élevant dans un envol
d’une grâce inédite aux échos d’absolu. De ces livres dont on a envie de citer
une phrase sur deux, tant elles sont à graver dans le marbre. Ceux dont le
caractère d’intimité, loin d’être une
cause de gêne, devient une occasion de transport. Combien de querelles inutiles
eussions-nous évité si j’avais lu ça en temps et en heure !… Je lui aurais
pardonné pour toujours son communisme balnéaire. Parce que notre héros y fait
montre de sa bravoure, de sa capacité de rupture.
Le souvenir que j’ai de Jérôme à l’époque parle effectivement d’un type brisé
par une histoire virée à l’aigre s’exilant dans le Nord de la France pour y
accomplir un boulot de prof dans une banlieue de Lille. C’était un choix dont
j’appréciais la modestie en tout premier lieu sans en connaître les affres.
J’avais vu un type sapé mylord assez raide, visiblement marqué, maigre comme un
clou. Dans la bouillie néo-hussard du
Rocher 1990, la radicalité d’opter pour un boulot obscur dans une métropole de
la pluie m’avait toutefois impressionné. Je twistais entre un XVIIIe de zonard,
aux ruelles en embuscade et la Rive Gauche des éditeurs où ma spontanéité
passait mal. Ce mec-là avait au moins le courage dont les rues grises
m’enseignaient la valeur.
LA SONNERIE DÉSUÈTE
D’UN TRAMWAY
Un Jérôme Leroy que je découvre trente ans plus tard possède ici
l’élégance du gentleman énumérant
avec patience et minutieusement les hasards objectifs, reflets de sa douleur
aux éclats universels, dans la déchéance d’une Phrance qui pourrit de
l’intérieur, de « L’Europe Nouvelle » et ses lendemains radieux aux
avant-goûts d’horreur cybernétique — plutôt qu’une névrose d’absence de l’objet d’adoration. Il en parle
souvent, La jeune femme blonde, mais
déjà à distance, en cure de désintoxication. Et si loin qu’on puisse être de
ses parti-pris, on se souvient avec ferveur de tous les moments où, comme lui,
on souhaitait parfois inconsidérément — le présent de la domination le prouve, l'inversion des valeurs n'annule pas l'oppression — la ruine de tout ce qui avait précédé, parfois pour les mêmes raisons que lui :
une garce nous avait rappelé à l’ordre éternel des choses.
PUTSCH DE LA
DÉSILLUSION
Les moyens de notre héros pour décrocher de la belle blonde enfuie ont leurs effets secondaires : les auteurs à maximes, les
antidépresseurs (notamment l’Ordinator
à l’effet analogue, mais pas identique,
aux amphétamines, dont j’avais volontairement abusé avant d’aller aux trois jours à la caserne de Vincennes en 1979),
l’alcool, les filles de rencontre, les aphorismes de La Rochefoucauld,
Chamfort, Cioran, Perros, de Roux, le sillage de fantasmagories sur les belles
étrangères… Aussi toxicomane dans la rupture que dans la peine, notre héros se
voue à de nouvelles malédictions d’accoutumance.
Et tout ça se résumait à rien, les filles de rencontre
s’estompaient, les belles étrangères étaient amnésiques, les anti-dépresseurs
et la gnôle, les virées en bagnole, la révolte intérieure… laissaient un goût de cendres.
Seule, la métropole de la pluie, où notre héros vit
aujourd’hui encore, malgré ses habits neufs « Europe Nouvelle »
semblait tenir le coup.
« Et nous n’aurons plus jamais la
pâleur en partage. »
Tous les titres et intertitres
sont tirés du Cimetière des plaisirs, la Table Ronde, Petite Vermillon, 7, 30 €.
TM, 2019.