© Robert Mc Ginnis, le champion du pulp. |
TENTER LE DIABLE…
AUX COPAINS DE PÉTERSBOURG
Sur
la ville basse de Taguil[1],
la pluie tombe,
Il vaudrait mieux gésir dans la tombe,
Il vaudrait mieux qu’on m’ait tué
Tonton en imperméable rutilant
Avec un tonton d’une robe grise
enveloppé
Il vaudrait mieux être dans la tombe
pourrissant.
De lieux pour la méchanceté ou bonté,
Dans la fosse on ne peut trouver.
Il était une fois, un écolier,
De l’honneur, un prisonnier
Il composa un syllabique poème :
Je vous aime,
Et vous êtes passés-partis,
Et où êtes-vous arrivés ?
Nulle part n’êtes arrivés,
Dans la ville de Taguil, la pluie.
Du seuil jusqu’à Dieu le père,
Le chemin est vide et solitaire
Aucun bruit n’y retentit
Aucun réverbère ne luit.
Mes flancs sont devenus les piécettes,
Mon chant est entonné.
De moi n’est pas sorti le poète,
Le diable m’a emporté !
Boris Ryjii[2],
1998
(Traduction TM)
Au
beau temps de notre ivresse[3],
insolence de la jeunesse, la poésie nous paraissait : remplie d’une notable
quantité d’importance nulle[4], une
occupation ridicule… Tant dans ses déclinaisons officielles, les caciques Maison de la Poésie et leurs subventions,
que dans les transgressions bidons des universitaires poststructuralistes,
leurs laborieux efforts pour nous persuader, sémiotique aidant, que le langage
avait pour fonction de ne rien dire que lui-même. Sans parler des tourments et
malédictions de rimbaldiens attardés, ne suscitant chez notre matérialisme
dialectique d’auteurs ou éditeurs concrets vivant dans un monde tridimensionnel
comme un poing dans la gueule — que l’hilarité.
Et puis, plus tard, l’univers mental se réduisant toujours
plus à l’emballage déprimant de la marchandise si propice au rêve en vitrine,
et ordure dès qu’elle est sortie de son écrin, la poésie reprit à nos yeux du
prestige — plus près du ciel. Mais pas n’importe laquelle.
À l’inverse de ce qui se pratiquait majoritairement en
Occident, les exercices de style des uns, la sémantique des autres, se
réduisant au fond à une abstraction mercantile (It’s all about money, Ain’t a damn thing funny, scandait le rapper
du Bronx Grand Master Flash en… 1982,
dans The Message), la poésie russe
parlait de quelque chose !… Quelle découverte !…
La terre des bagnards
contemple le ciel des dieux. Les aléas de la traduction jouaient ici un
rôle. La simplicité en trompe-l’œil d’Essenine[5]
était plus facile à transmettre. Incontrôlable et sans doute assassiné par les
Bolchéviques parce qu’il avait écrit le poème épique Pougatchev, récit d’une révolte paysanne à l’heure d’une
collectivisation provoquant la révolte des campagnes contre les communistes, il
avait sa part de malédiction concrète.
Et, ineffable, la profondeur subjective d’un paysan râblé devenu castagneur de
rues, dont le coup de boule était légendaire dans les cabarets louches de
l’époque de la NEP[6], où
foisonnaient les bandits :
La vie est une tromperie d’une
tristesse envoûtante,
Et que d’une main brutale,
Elle nous rédige des lettres fatales,
C’est ce qui la rend si puissante…
(Traduction TM)Portrait de Sergueï Essennine |
Les messages cryptés d’un
Sergueï Tchoudakov[7], fils
d’un directeur de camp du Goulag et d’une schizophrène avérée, poète-voyou de
l’ère Kroutschev ( !) né en 1935, plus d’une fois interné dans les
hôpitaux psychiatriques soviets et mort dans des circonstances mystérieuses (de
froid, semble-t-il, dans une entrée d’immeuble où il avait trouvé refuge) au
cours des années 1990, avaient eux aussi un fondement concret, ancré dans le totalitarisme soviétique :
Les motos de la milice
Vérifient l'identité
Sur la pente sur la pente
Je roule sur la pente
Je suis authentique, je suis
régulier,
Ultralumpenprolétaire
À part les chocottes et la
trique
Je n'ai aucun sentiment civique.
(Traduction TM)
(Traduction TM)
Sergueï Tchoudakov, à l'époque de la fac, où il confectionnait de faux diplômes. |
Puis vint une dernière figure énigmatique, Boris Ryjii, le
poète phare d’Ekaterinbourg jusqu’au jour d’aujourd‘hui.
Boris Ryjji avec sa femme et son fils. |
Il s’agit de la ville où l’on exécuta la famille du tsar,
celle où Sverdlovsk, voyant en 1918 un jeune soldat hésiter avant de tirer sur
une petite fille de la famille impériale, lui arracha le fusil des mains pour
abattre la gamine. Plus tard, en 1946, lorsqu'un des participants de l'assassinat du tsar Koudrine, dit Medvedev, qui donna au Musée de l'URSS le flingue avec lequel il avait tué le tsar (et non Sverdlosk comme l'a fait remarquer à juste titre un commentateur du même article sur Causeur