LA CONSPIRATION DES COMPLOTISTES
Chères lectrices, chers lecteurs,
Tout d’abord, permettez-moi de me réjouir de vous voir
réunis dans cette salle pour assister à notre second séminaire, où nous nous
efforcerons d’étudier de manière structurale,
c’est à dire rigoureusement scientifique
comme chacun sait depuis le début de la Guerre Froide, des phénomènes récents
d’une actualité brûlante (ou l’inverse) au moins pour nous — à l’instigation
des services de renseignement numérique. Qu’ils en soient remerciés.
En effet, sur le thème du complotisme, nous
favoriserons l’approche linguistique. Le terme complotisme, barbarisme dentelé de rouge sur tous les ordinateurs
du Monde Libre (c’est à dire non déréglés ni subvertis par qui vous savez)
vient, comme d’habitude, de l’assez navrante novlangue des médias américains,
et repris à l’emporte-pièce par tout journaliste ou blablateur du commentaire
dans tous les domaines, dont le souci d’originalité n’a d’égal que l’indigence
du vocabulaire dans sa propre langue. J’ai nommé théorie du complot, traduction littérale de conspiracy theory, que tous ceux sortent un peu de chez eux
entendent outre-Atlantique depuis quelques décennies. Jusqu’aux années 2000, de
ce côté-ci de la mare, il y avait peut-être des complots, mais pas plus de complotisme, que de porte-jarretelles à
dentelle rouge chez les Carmélites (Encyclique
numéro 22, Vatican, 1910). De semblables barbarismes, tous venus de la même
origine, foisonnent à présent dans la langue de Baudelaire : contre-productif,
fenêtre d’opportunité, implementer ( !), soyons charitables.
Le grand effet, miracle de la linguistique, de la théorie du complot, abrégée donc en complotisme, c’est que cette expression
a supprimé les complots : depuis qu’elle existe, grâce à cette trouvaille,
nous sommes blancs comme neige. Des institutions consacrées depuis des siècles
à la conspiration, à la manipulation, au jeu d’influence, à la corruption,
héritières d’une culture du complot, l’ont abjurée avant-hier avant de livrer
leurs manuels à un autodafé salvateur. En bref, l’invasion de la Pologne par
l’Allemagne en 1939 suite à une provocation de la division Brandebourg,
l’incident fabriqué par Lyndon Johnson du golfe du Tonkin déclenchant la guerre
du Vietnam, l’affaire Ben Barka, le pseudo-massacre de Timsoara, ou les armes de destruction massive de Saddam — c’est
fini, ça n’existe plus, ce serait impossible aujourd’hui où nous sommes transparents.
Heidi Lamar dans The Conspirators |
La dernière fois que votre
serviteur a entendu le mot transparence martelé
avec tant d’insistance, c’était dans une réunion d’un pays d’Europe Orientale
en guerre, où des citoyens en colère exigeaient des explications des dirigeants
de leur complexe militaro-industriel qu’ils soupçonnaient (sans doute par complotisme), après une défaite
cuisante, de les avoir trahis, ou plus exactement vendus, comme c’est l’usage
dans ces contrées où notre civilisation, faute d’avoir conspiré à temps, reste
lointaine. Les dirigeants à la tribune avaient en effet très envie d’être transparents devant leurs compatriotes
en effervescence — qu’on ne puisse plus les voir, qu’ils se confondent avec le
mur du fond.
On voit ici le poids des mots : complotisme, et la démocratie des Lumières renaît !… Les
éminences grises vont planter leurs choux, les manipulateurs, terrifiés, vendre
des Marlboro sénégalaises à Barbès-Rochechouart. Toutes les conséquences aux
suites parfois violentes comme on a pu le constater ces jours-ci de certaines
décisions inconsidérées ne sont en aucun cas le fait des agents de Bilderberg
et de l’État Profond américain, encore moins de la BCE, voire de leur ordre du
jour marqué par la bestialité économique (comme le prétendent sans vergogne les
complotistes, payés par qui vous
savez) mais un effet malheureux de la transparence !…
Il est temps de prendre conscience, le complotisme est une conspiration mondiale aux ramifications
multiples, une Internationale Noire, et payée par qui vous savez.
DÉCRYPTER LES
DÉCRYPTEURS
Nous vivons dans un monde de
plus en plus polarisé.
Face aux dangereux complotistes,
terme dentelé de rouge sur les ordinateurs du Monde Libre comme pour souligner
leur infamie, on trouve leurs ennemis jurés : les décrypteurs. Ces deux communautés sont à couteaux tirés. Les complotistes avancent que les décrypteurs sont payés par Bilderberg et
l’État Profond américain, tandis que ces derniers enquêtent sur l’Internationale
Noire parrainant les premiers, payée par qui vous savez. La tension est à son
comble. On craint le pire.
Pour revenir à la toute-puissante linguistique, le terme décryptage n’a vu le jour que très
récemment lui aussi, depuis que les journaux prennent leurs lecteurs pour des
crétins. Ce qu’ils sont peut-être, nous ne possédons pas encore de statistiques
fiables. Autrefois, on estimait que le lecteur savait lire. Aujourd’hui on n'en
est plus si sûr, il faut lui expliquer ce qu’il a lu. Dans un souci de transparence !… Vous me suivez
toujours ?… Ou bien il faut que je décrypte ?…
De leur côté, les complotistes, tout à fait hors de
propos, estiment que les décrypteurs
n’ont jamais sauté un repas de leur vie, payés par Bilderberg et l’État profond
américain. Mais soyons lucides : ils sont eux-mêmes payés par qui vous
savez. Et la 5e colonne,
dont nous parlions récemment dans ces pages, chères lectrices, chers lecteurs,
ne dort jamais !…
Examinons donc, si vous le voulez bien, deux récents décryptages, dans de grands journaux
parisiens au-dessus de tout soupçon — que Bilderberg et l’État Profond
américain n’ont même pas leur numéro de téléphone.
Le premier, paru hier dans un grand quotidien du soir
parisien, par un décrypteur d’élite
évoquait l’accord de l’ONU sur les migrations qui doit se tenir au Maroc. Il
dévoilait un conspirationnisme
international, prêtant à cette anodine réunion entre apparatchiks des buts
dantesques : autoriser un déferlement sans précédent de populations
diverses dans une Europe épuisée. Que nenni, disait le décrypteur, qui, comme ses collègues, avait sans doute fait
Sciences-Po’. Il attribuait l’origine de ces bruits malveillants (très
certainement payés par qui vous savez) à un quelconque think-tank néo-con amerlock en Géorgie ou au Texas (avec lequel qui
vous savez est tout de même peu suspect
de complicité, mais nous n’en sommes plus à une incohérence près). Qui aurait
contaminé l’Europe, passant par ces rendez-vous de l’Internationale Noire que
sont l’Autriche, la Hongrie, la Bulgarie, que-sais-je. Infectant nos belles démocraties occidentales,
où, ajoutait-il, on n’avait pas lu ce papelard de l’ONU (et les complotistes, dans leur perversion
native, de répondre que lui, il est payé pour ça !…). Non, en réalité, le
papelard de Marrakech n’est pas contraignant !…
C’est juste une déclaration de principes !… Ça ne force personne à
rien !… On se voit, on se tape le couscous, et sur le ventre, on bavasse,
on fait des discours, on s’éclate au Marriott
local et on se revoit à la prochaine !…
On comprend ici l’utilité du décrypteur, tant décrié par le complotiste
qui s’impatiente, vu que les subsides de qui vous savez ont du
retard : L’information !… La réunion de Marrakech ne sert à rien !…
Seule une conspiration paranoïaque de contribuables internationaux qui
aimeraient bien savoir où passe leur oseille peut en douter !… Les
radins !…
Le second, dans un
grand quotidien parisien du matin, va plus loin dans une certaine spécialité du
décrypteur à savoir l’enfonçage de
porte ouverte, s’interroge sur l’origine sociale de divers participants aux
désordres parisiens du 1er décembre, chères lectrices, chers
lecteurs, vous avez peut-être entendu parler de ces évènements. En gros, un
déshérité des banlieues, un prolo de la périphérie, un travailleur urbain de
Paris que l’actuel gouvernement fait gerber. Il en conclue à une sorte de
convergence des aspirations et des frustrations couvrant un grand éventail
social. Heureusement qu’il était là pour nous avertir. N’ayant fait ni
Sciences-Po’, ni le moindre DESS de journalisme, c’eut pu nous échapper. Nous
en sommes désormais convaincus, le décryptage
est une fonction essentielle de la démocratie cybernétique, sans laquelle les
crétins qui lisent encore leurs journaux seraient dans le brouillard.
Mesquins, les complotistes
vont encore aller demander la fiche de paie des décrypteurs, et leur feuille d’impôts, allégée des émoluments de
Bilderberg et de l’État Profond américain qui paient au noir — les complotistes ne cherchent qu’à prendre
la place des décrypteurs parce que
qui vous savez n’a pas encore raqué malgré la hausse du prix du pétrole et du
gaz.
La situation inquiète les observateurs. On redoute des
St-Barthélémy de part et d’autre.
Nous appelons au calme, à la réflexion linguistique, et au
financement de nos études structurales par Bilderberg, l’État Profond américain
et qui vous savez. Le premier qui passe un coup de fil sera le premier servi.
Notre IBAN est à leur disposition sur simple demande.