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5.5.17

Le flamenco des gosiers secs

         LA SOIF, DE PIERRE-FRANÇOIS MOREAU
         En cette heure solennelle où se joue par-dessus nos têtes notre destin de paumés, je vous invite gravement sur un des rares blogs où l’on parle pas des douteux personnages que vous savez, dans l’entreprise que vous savez visant à nous dépouiller de la moindre parcelle de dignité, sans parler de nos maigres picaillons grâce au maraboutage de la fonction suprême.
         C’est donc dans un but ultra-subversif de distraction d’une bacchanale de bêtise concentrée où personne ne reste sobre que j’aurai l’honneur aujourd’hui de vous parler du polar plein d’humour grinçant de mon ami Pierre-François Moreau, LA SOIF (MANUFACTURE DE LIVRES), et de son auteur.
         Pierre-François Moreau est mon plus ancien copain vivant, auquel je vais rendre ce mauvais service — vu mon exécrable réputation dans le milieu du polar. Depuis combien de temps on se connaît ? C’est classé secret défense pour garder un semblant de prestige auprès des lectrices en pâmoison devant nos allures juvéniles, et notre style qui n’a pas pris une ride.
         Dans notre lointaine jeunesse, nous avons imaginé ensemble un nombre pharamineux de plans d’enfer, destinés à faire fortune la semaine suivante. S’ils n’ont pas été couronnés de succès, c’est la faute à la société. Ensemble, nous sommes devenus pigistes à Libération, avant d’être écartés pour ironie déviationniste. Ensemble, nous avons fait connaissance avec Édouard Limonov, le dissident punk, un matin grisant de mars 1981, dans un petit studio de la Rue des Archives. Ensemble, nous avons zappé la Radio Libre mort-née qui nous avait commandé l’interview pour la fourguer chez Actuel et commencer là-bas une carrière de pigistes. Ensemble, nous avons créé Acte Gratuit, revue gratuite, sponsorisée par des annonces de coiffeuses et de marchands de chaussures, illustrée par les photos de feu Serge Van Poucke photographe de mode promis à un grand avenir et disparu prématurément. Dans ses pages, on publiait nos textes et ceux des écrivains Hervé Prudon, Limonov, Christian Vilà, et même une nouvelle alors inédite de Dashiell Hammett, piquée dans un recueil pirate que je fourguais aux libraires en mobylette. Ensemble, nous avons traversé l’épopée de l’éphémère magazine Zoulou.
         Pierre-François s’est ensuite beaucoup trop consacré à la presse écrite pour avoir le temps d’une production littéraire intensive. À noter tout de même, ses mémoires d’une enfance algérienne, Les Mal-Passés (éditions Jean-Paul Rocher), du nom d’un barrage dans la région de Fréjus (dont la rupture fut une catastrophe nationale en décembre 1959 Malpasset), résumant dans un faux rythme émouvant de questions de mômes, d’émerveillement face au soleil, et de pressentiment de l’arrachement à venir, tout le malaise d’une guerre qui ne disait pas son nom. À noter aussi ses éblouissantes chroniques sarcastiques, Vertige de l’inaction, ou la dérive parisienne d’un auteur qui s’entête à écrire Le Manifeste irréaliste, et le désopilant Théorème des bonnes intentions, dont le héros s’évertue à démêler les paradoxes de la bonté affichée dans les salons en vue d’une recherche encyclopédique destinée au CNRS.

         Avec La Soif, mon vieux copain a changé de registre, sans perdre son œil perçant, ni sa verve. C’est sur une terre écrasée de soleil qu’il a trouvé l’inspiration de ce polar drôle et tragique, à l’intrigue originale. Les exégètes freudiens en tireront les conclusions qui s’imposent dans l’appareil critique de La Pléïade. Quelque part du côté de Gibraltar, dans un bled paumé où même les chiens andalous tirent la langue, à proximité du Maroc et du flux ininterrompu de cannabis, on suit un pharmacien sans aucun rapport avec le quinqua plein aux as aux avis énigmatiques, cupide et pointilleux sur vos ordonnances, dont vous avez l’habitude au coin de la rue. Non, il s’agit d’une brute sous psychotropes qui déteste sa boutique, torturé par l’envie de boire toute la sainte journée, jusqu’à ce que sonne l’heure de la première bière. Oui, mais une colique endémique ravage le bled, et personne ne sait d’où elle vient,  puisque tout le monde boit de l’eau minérale. Notre pharmacien fourgue de l’imodium, en pensant que pour dix-huit heures — il a une caisse de San Miguel au frais, il ne risque pas la tourista. On accuse le climat.
         Notre bled paumé compte, outre ses ploucs locaux, tous plus défoncés les uns que les autres, un certain nombre de parrains mafieux attirés par le trafic régional, Colombiens en délicatesse sur leur terre natale, Marocains sur place pour veiller au grain, Russes en quête d’investissement, Napolitains favorables à la coopération des pays méditerranéens. Tous ces entrepreneurs ont en commun un problème contemporain annonciateur de manque à gagner : la probable  légalisation du cannabis, cherchant par avance à s’assurer la pénétration et le monopole du fructueux commerce légal à venir. Il s’ensuit quelques escarmouches et des réunions au sommet, rassemblant nos gestionnaires.
         Sur ces entrefaites, survient un enquêteur du service des eaux venu pour tirer au clair la dégradation de la qualité de la flotte. Et c’est là que le bled chauffé à blanc entre en fusion. Personne ne prend ce mec pour ce qu’il est : un clampin fonctionnaire, parachuté pour vérifier les bouteilles de Vittel. La pègre internationale et les ploucs hallucinent en lui le long bras d’Europol.
         Et Pierre-François Moreau nous entraîne avec brio dans un maelstrom de quiproquos, de malentendus, de paranoïa et d’embrouilles, sous un soleil de plomb, dans une veine picaresque que n’aurait pas renié un Westlake.
         La classe. C’est pas donné à tout le monde de concocter un tel cocktail Molotov pour apaiser sa Soif.
À VOIR: https://m.youtube.com/watch?v=aYorFO21BXA
TM, mai 2017.