Tableau © Evgueni Pinaïev |
LA PÉRORAISON
Un fléau ravage nos steppes virtuelles, détruisant la faune
et la flore, combiné de la myxomatose et du phylloxéra : la péroraison.
Elle fait toujours plus de victimes. Dans les heures tragiques que nous
traversons avec une constance admirable depuis toutes ces années où le monde
part en vrille, l’oraison pérenne génocide la fantaisie toujours plus vite,
barrant la route à toute évasion, toute grâce possible, toute lucidité poétique
sur les impénétrables voies de l’absurde dérèglement planétaire, prolongeant
l’horreur jusque dans les discours. Il n’est pas jusqu’aux poètes qui ne se
sentent tenus aux condamnations, revendications, déclarations, affirmations,
pour nous interdire le moindre pas de côté hors de la déprimante réalité de
l’idéologie devenue folle sur la planète entière, interdire toute pensée, toute
sensibilité indépendante des remugles médias, et de leur ordre du jour
morbide : nous clouer à l’actualité de l’empire du management, selon
l’expression si juste du philosophe Pierre Legendre. Monsieur Jourdain pérore
en prose : il est contre le terrorisme — mais pas contre les guerres de
conquête des ressources menées par l’OTAN, et autres armées à la manœuvre des puissances émergentes, éternelle politique coloniale de la
canonnière, sous prétexte de démocratie, ou d'investissement —
contre la corruption dans l’État ou le football, la cupidité des banquiers, le
négationnisme khmer rouge, la phallocratie des crapauds-buffles du Nord de
l’Orénoque vis-à-vis des grenouilles montées de Terre de Feu sans papiers. Il
s’indigne qu’on poignarde la veuve et l’orphelin dans le dos, il protège les
minorités fut-ce contre elles-mêmes — auraient-elles la moindre velléité
d’indépendance sous la chape de plomb des novlangues obligatoires — dans sa
bonté native qu’il n’a de cesse de prouver au monde et sans doute à lui-même.
C’est épidermique, il n’en rate pas une, des fois qu’une plus belle âme plus
prompte l’aurait battu de vitesse. Il est décidément capital qu’on sache qu’il
(elle) n’en est pas.
Tableau©Evgueni Pinaïev |
À l’inverse — le cynisme en miroir. La pyroraison des esclavagistes de la marchandise, des justifieurs du
massacre en boucle, de la reféodalisation du monde par les multinationales ou
les États théologiques, complices par essence, et dans leurs objectifs et dans
leurs méthodes, et dans leur pseudo — si sanglant soit-il — affrontement. Alors
on s’affirme réaliste, ou envoyé de Dieu, on martèle des vérités
immanentes, sous prétexte des Textes Fondateurs, Bible quelconque, d’Adam Smith
à St-Paul, d’Ayn Rand à la Treizième Fille du Prophète, des adeptes du marché libre à ceux de Mein Kampf, eux aussi certains de
détenir la vérité suprême. Et tout aussi violemment mordicus sur le crachoir à
tenir, des fois que le globe terrestre n’entendrait pas leur incontournable
message !… Monsieur Jourdain en tenue pyromane égrène alors les truismes
de la cruauté, tout aussi certain de sa mission sacrée. Regardez autour de vous, partout des larves qui prêchent, disait
Cioran dans Histoire et Utopie.
Et sur la Toile, n’importe quel consommateur répète le Café du Commerce mondialisé,
l’infinie péroraison de la novlangue abrutissante. Qu’on n’ait surtout pas le
choix de la poésie, surtout pas le choix de s’évader, dans le totalitarisme de
l’insignifiance généralisée. Les situationnistes, partisans d’une société de maîtres sans esclaves, utopie depuis
longtemps annulée par les faits, voyaient poindre celle de la servitude
volontaire, celle des esclaves sans
maîtres, à grands renforts des opinions du bétail média, relayées aujourd’hui par n’importe quel plouc du
web.
Tableau © Evgueni Pinaïev |
La divergence poétique, la volonté acharnée d’ignorer le blabla
bombardé par la surmultiplication média porteur de la bêtise inhérente aux
opinions toutes faites, La Nécessité de
l’athéisme, selon le mot de Shelley, est aujourd’hui mal vue. Non, il faut
nous river aux enjeux dégradants d’un monde en décadence accélérée. Et c’est le
Déshonneur des poètes — selon le mot
de Benjamin Péret — de participer à une entreprise de Décervelage pour tous — selon le mot d’Alfred Jarry. Et celui des
romanciers et philosophes, cédant à l’utilitarisme méprisable qui fait de notre
devoir de réenchantement une tâche mesquine — laquais d’une actualité de jour
en jour plus intolérable par sa bassesse, à travers le biais des causes engagées. Chez Antifixion, nous
continuerons, loin de la bestialité des propagandes, à proposer Des Chansons pour les sirènes. Ou de la contre-information sans jugement. Et rien
d’autre.
TM, juin 2016.
(Vers de Boris Ryjii, traduits par TM):
Laissez-moi
le ciel bleu foncé
Ou bien le ciel bleu roi
Et la déprime partout répétée
Et les montagnes enneigées, quelles
qu’elles soient.
À Kychlyma, quatrième jour sans vodka,
Dégrisés, dans les corridors du foyer —
Où on sortait les potes et moi,
Les montagnes et le ciel contempler.
Et aimer ça, je prétend,
Pour ne pas vexer, uniquement,
Et je fais écho : beauté, oui,
Il faut connaître ça, oui. Il faut le voir
oui.
En fumée légère étirée,
En couleur pastel déversée.
Ne t’en va pas, ne serait-ce qu’une fois pour de bon
Mate du théodolite la prunelle, l’œilleton.
Que restera-t-il de nous sinon,
Que deux ou trois leçons,
Toujours
reviennent l’âme et le cœur,
Là-bas, et, solitaires, ils pleurent.
Boris
Ryjii, 1997.
Оставь мне небо темно- синее
И ели темно-голубые,
И повсеместное уныние,
И горы снежные, любые.
Четвертый день нет воддки в Кышлыме,
Чисты в общаге коридоры –
По ним-то с корешами вышли мы
Глядеть на небо и на горы.
И притворяюсь, что мне нравится,
Единственно чтоб не обидеть,
Поддакиваю: да, красавица.
Да, надо знать. Да, надо видеть.
И легкой дымною затянута,
И слабой краскою облита.
Не уходи, хотя бы ты
Взгляни в глазок теодолита.
Иначе что от нас останется,
Ещё два-три урока:
Душа всё время возвращается
Туда – и плачет, одинока.
БОРИС РЫЖИЙ, 1997.