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Trouble, tragédie, traîtrise… Les 90 ans de la mort du poète Essenine…

Il y a 90 ans et une semaine, disparaissait le poète Essenine, dans des circonstances jamais élucidées.
Ci-dessous: quelques éclats piqués au hasard dans un destin brisé:
…HONTE EN DIEU D’AVOIR CRU.

Ah ! Quel deuil ridicule !
 Les pertes risibles abondent en cette vie.
Que j’ai honte en Dieu d’avoir cru,
Qu’il m’est amer de n’y croire plus.
ESSENINE
            Le 26 décembre 1925, le poète russe Sergueï Essenine mit fin à ses jours par pendaison, dans un hôtel de Pétersbourg,  « L’International »,  anciennement appelé « L’hôtel d’Angleterre ».
            YEUX INJECTÉS
            L’encre qui coule à flots sur le sang du poète Essenine lui fit défaut un soir fatal de Décembre 1925, et c’est ainsi qu’il se coupa les veines, dit la légende, pour écrire son dernier poème « Adieu, mon ami, adieu… dans cette vie la mort n’est pas nouvelle… ». Des fées policières veillaient pourtant sur le berceau de l’ange rural et viveur, monstre de  pureté amorale, naïf impénitent qui se fichait des compromissions. Essenine était protégé par Djerzinski, le sinistre créateur de la Tchéka, et par Trotski, figure non moins sinistre à l’époque, quoique assez malchanceux par la suite. Mais Essenine cueillait ses privilèges comme un dû, négligeant souvent de renvoyer l’ascenseur, toujours plus électrisé par un haut-voltage passionnel.  Cycles quotidiens de débauche et de rédemption , vertige où seul le paradis perdu d’une Russie rase campagne de bouleaux craignant Dieu scintillait encore comme une icône aux yeux injectés du poète . À ceux des tchékistes aux pupilles dilatées par la cocaïne, pire que ces déviations réactionnaires, l’absorption imperturbable en soi-même à travers troubles révolutionnaires, liaisons orageuses, ivrognerie tapageuse et passe-droits communistes, révélait l’hystérique.
 Le regard glaçant que conférait la drogue aux loups de la Guerre Civile promus théoriciens de la police d’état rendait les sentences expéditives. Ils étaient, pour paraphraser Boris Pilniak, « ivres d’une ivresse de précision incompréhensible » qui façonna l’univers KGB. Le rôle de la poudre blanche dans la conception d’une structure à la paranoïa aussi impeccable ne sera peut-être jamais entièrement mesuré.
Pour le poète Essenine, les prises étaient des coups de fouet sur un système nerveux au bord de l’épuisement.
           

VIVEUR
Le génie rural sorti du rang,  lumpen à la voix rauque passé pop-star et goûtant sans scrupules les plaisirs du showbiz, se faisait payer 3 roubles le vers de poésie pure, traînait les cabarets jusqu’à plus d’heure, reniflait la cocaïne importée de Java avec les dignitaires du régime, et carambolait la reine des danseuses : Isadora Duncan.
 Jamais pourtant la vision du ciel  pesant comme une chape de glace ne le quitta, ni le besoin thermique de s’imbiber pour oublier les malheurs du peuple, le désespoir de sa mère, les amitiés interlopes et les liaisons faciles, la traîtrise des ruelles. Et qu’importaient alors les lendemains radieux, prometteurs de gueules de bois.
Mais la police avait pour instructions spéciales en ce qui le concernait  de : « L’interpeller pour l’emmener en cellule de dégrisement et de le relâcher sans donner de suites judiciaires ».



VÉRITÉ FUGITIVE
On retrouva cependant le poète pendu dans un hôtel de Petrograd bourré de tchékistes, le corps bleui d’hématomes, roué de coups, semblait-il. Essenine suscitait la méfiance, trop ambigu. Sa mort prit des allures d’exécution dans la terreur naissante.  À mots couverts, les langues allaient bon train. La vérité fugitive des décisions ultimes de l’artiste se perdait dans les errements des Bolcheviques.
            Les fées policières se penchèrent sur le cercueil d’Essenine, comme elles avaient veillé sur son bercail : « À qui, se demandait Trotski, était adressé le poème ‘Adieu, mon ami, adieu…’ ?». Et le chef de l’Armée Rouge de conclure, dans un élan lyrique (ces accès de sentimentalité devaient un peu plus tard lui coûter sa place) que cet ami était certainement une métaphore, animal étrange dans le vocabulaire léniniste. Et l’enquête était close, on avait trouvé un coupable.
            Quelque temps plus tôt, Essenine avait refusé l’argent proposé par Trotski  pour une revue « littéraire ».

PORTE-PLUME EN ACIER, N°23
Les fées policières rouvrirent le dossier bien plus tard dans les années 1990, après la chute finale des Bolcheviques. Expertises et contre-expertises se multiplièrent : si le MVD (ministère de l’Intérieur) russe concluait que le fameux poème avait été écrit avec du sang , le professeur Morokhov avançait qu’il s’agissait d’encre violette, doutant qu’on puisse obtenir assez de sang pour ce poème à partir de trois « écorchures ». De son côté, le colonel de la police de Fédération Russe, Khlystalov, assurait :
—Franchement, je ne vois pas comment on peut écrire un poème, les veines ouvertes… tandis qu’on écrit un vers, l’hémorragie continue.
Après post-expertise, les spécialistes des laboratoires médico-légaux établirent une version « définitive »  :
« Ces vers ont été écrits avec du sang non coagulé, en utilisant le porte-plume en acier n°23. Pour  produire de quoi faire ce poème, il suffisait de — deux gouttes ».

LES SIÈCLES DES SIÈCLES
La cruauté masochiste du geste —la lame qui entaille la peau — aurait dû garantir à jamais le cœur infracassable du poète. Mais, comme Drieu et Mishima suicidés, Fatty Arbuckle et Vladimir Vissotski  défoncés, Tupac Shakur assassiné, ce défi sans limites était voilé par l’ombre d’un doute. Le soupçon qui  pèse sur ces moments d’égarement insensé, tel est le legs empoisonné d’un siècle de mafias et de polices. Essenine était si empêtré avec les Bolcheviques qu’il versa son propre sang  pour rien, à l’instant même de l’urgence implacable de cracher ce qu’il avait à dire. Les communistes soutenaient l’art, comme la corde, selon les mots de Lénine à propos des socialistes, soutient le pendu.
 Tous les politiciens, de tous les pays du monde, sont les élèves du Guide du Prolétariat Mondial. Les leçons du bolchevisme, et  pour toujours, figureront au programme des démocraties cybernétiques : compromettre et corrompre, avant d’oblitérer. Lorsque la censure lâchait les ciseaux pour le Colt ou la chiourme, elle s’était déjà prémunie contre le pouvoir radioactif des martyrs qu’elle expédiait dans l’au-delà : elle en avait fait des suspects pour l’éternité.
La sève du bouleau transformée en jus de chique. L’oreille de Van Gogh jetée aux chiens. La mort de Céline racontée par Sarkozy.

Plus un seul  poète ne s’arrachera du ventre le nécessaire de la souffrance. Plus un seul poète pour les siècles des siècles : « Qu’il m’est amer de n’y croire plus… ».
TM, 2002. (Des Chansons pour les Sirènes, Essenine, Tchoudakov, Medvedeva, avec Kira Sapguir, l'Harmattan, 2012)
Evgueni Pinaïev, peintre de marines d'Ekaterinburg.