Dans le quartier de Boris Ryjii, Alexeï Koudriakov et TM |
À Moscou, fin octobre, soldat du commerce,
à Ekaterinburg, fin novembre, pour le poète Boris Ryjii.
Je ne suis dans ce monde qu’un passant
Que tu salues d’une main légère
La saison d’automne arbore également
Cette caressante et calme lumière.
Sergueï
Essenine, À ma sœur Choura.
Qui n’a
pas vu Moscou en octobre ne connaît pas la couleur de l’automne, l’éclat vieil
or des jours ensoleillés, sur le majestueux Ministère des Affaires Étrangères,
chef-d’œuvre d’architecture stalinienne. Celle-ci survint lorsque —, me confia
un mois plus tard dans l’Oural le poète Valéri
Sosnovski — à la créativité constructiviste de l’avant-garde artistique
bolcheviste des années 1920, succéda la solennité impériale sovieto-stalinienne
de la Grande Époque, comme dit Limonov. En mission commerciale,
j’avais eu le temps néanmoins de dîner chez mon vieux copain Édouard, et de voir un de mes
romanciers fétiches : Vladimir
Kozlov. La circulation mondialisée de la marchandise, à laquelle il faut
parfois se soumettre pour croûter, quand on n’est pas un apparatchik St-Germain
MEDEF de droite, ou gauche caviar manchetto-poulpiste à prébendes — ça n’a pas
que des côtés négatifs. Ça permet d’entretenir l’amitié, sinon entre les peuples,
du moins entre auteurs proscrits !…
Et de contempler les jeux de lumière.
Qui n’a
pas vu Ekaterinburg en novembre ne
connaît pas la couleur de l’hiver, le ciel mort uniformément mat, animé
cependant d’un imperceptible miroitement, limaille de fer d’un jour
parcimonieux, et très bref. Merveilles d’une grisaille indistincte — aux
arabesques de givre.
Et quel peuple, Dieu Tout-Puissant,
Dans les entrées d’immeubles
s’accroupissant,
Rien au monde n’est plus juste que leur
Sens de l’amitié et de l’honneur.
Boris Ryjii
Si
étrange que cela puisse paraître, je reconnus Sosnovski au premier coup d’œil, en traînant une valise pesante, je
ne sais plus voyager léger, je vieillis. Il était 6 heures du matin à Ekaterinburg, Oural, Asie. Nuit noire,
illuminée par nos sourires de reconnaissance. Un peu plus d’un an que nous
entretenions une correspondance traversée d’éclairs de connivence.
Avec
mon casier judiciaire en Fédération Russe (Limonov),
j’avais cru bon de lui écrire : Je
ne suis pas un espion. Sosnovski
m’avait répondu : Dommage, je
t’avais balancé au KGB, j’attendais de l’avancement. J’avais
répliqué : Merci de m’avoir dénoncé,
plus ils en savent, moins ils savent quoi en faire, c’est Mark Ames (ex rédac-chef de eXile et prince des journalistes, quoique
américain, mais personne n’est parfait) qui m’avait appris ça, à Moscou, à
l’époque où Limonov était en taule
et qu’on était, Ames et moi, cité dans le procès en cours. Ma saillie avait emporté les suffrages de Sosnovski. Il s’était dit, Ah,
il faut inviter ce mec-là !…
Au centre Eltsine, TM sous les feux de la rampe |
Il
devait me ramener tout d’abord chez lui, dans la cité constructiviste élevée
pour le NKVD, à la fin des années
1920, où les appartements, dit-on, ne possédaient pas de cuisine parce que les
tchékistes et leurs familles devaient manger tous ensemble à la cantine — la
surveillance du collectif s’appliquait tout d’abord à lui-même. Pendant
longtemps, cette cité ne figurait pas sur les cartes de la ville, parce que les
tchékistes poussaient la manie du secret jusqu’à l’absurde. Des bâtiments
taillés à la serpe (et au marteau) aux grandes fenêtres carrées, des
excroissances octogonales grimpant aux angles d’immeubles, aux murs écaillés
bien sûr, dans la dégradation infinie post-soviet, de couleur à peu près brune,
se révéla-t-il après coup, lorsqu’un jour gris souris les éclaira, diffusant
une clarté parcimonieuse. La ville d’Ekaterinburg,
en raison des chefs-d’œuvre du constructivisme, a été déclarée patrimoine de l’humanité. Pour une
raison ou pour une autre, cependant, les
subventions de l’UNESCO, n’ont pas
l’air d’affluer pour restaurer la cité tchékiste, située en face d’une caserne
de style pâté de béton massif, cher aux soviets dernière manière.
Sosnovski n’avait pas dormi, et moi
très peu, au travers des policiers espaces d’aéroports et d’avions, de
correspondances, succession de fouilles, d’ordres et de soupçons. Les quatre
heures de décalage horaire avaient de surcroît complètement ruiné mon sens du
temps et des grammaires chronologiques de l’alcool, j’acceptais donc de la
vodka vers sept heures du matin. Sosnovski,
on se tutoyait déjà, me remercia, grâce à moi, il s’était forcé à organiser
pour la énième fois le festival « Journées de Boris Ryjii », dont l’organisation, la comptabilité, le souci
l’épuisaient. En effet, il m’avait donné sa parole, l’année dernière, lors
d’une tentative infructueuse de m’inviter. Tenu de s’y tenir !…
On est
sorti fumer sur le palier sous l’œil réprobateur des Babouchkas, et puis je me suis effondré sur le divan du salon, le
sommeil agité des rêves incompréhensibles déferlant quand on touche au but
d’une expédition lointaine. Lorsque je refis surface, Sosnovski était dehors, à traquer l’oseille du sponsor : la
fondation Eltsine, dont le Centre flambant neuf avait été inauguré quelques
jours plus tôt par un président russe qui avait pas desserré les dents, et un
Premier Ministre qui s’était contenté d’une allocution de six minutes, record
de concision. Dans l’ambiance de paranoïa intercontinentale due aux guerres
proche-orientales, on avait « déconseillé » aux habitants de pointer
leur museau à la fenêtre sur le passage du cortège présidentiel, les tireurs
d’élite postés sur les toits auraient pu se méprendre sur les intentions des
curieux.
La femme
de Sosnovski, Oliéna, sœur de Boris Ryjii, avait des yeux gris comme le jour d’hiver, la
voix douce et le sourire facile. Elle ressemblait au poète prématurément
disparu. Elle se moqua de moi lorsque je m’excusai de m’être levé si tard. Elle
aussi, disait-elle, avait veillé fort avant dans la nuit.
Et puis,
changement total de garniture, Sosnovski
revint pour m’embarquer vers un quatre étoiles plus loin sur l’Avenue Lénine, près de la rue Sacco et Vanzetti, une bâtisse
ultra-moderne entre une église orthodoxe, et une imposante maison en bois
ornementée, vestige du XIXe siècle. Il s’assura qu’on me nourrirait trois fois
par jour. La fondation Eltsine avait fait le virement. À nous les
palaces !… Saumon et ananas frais au petit-déjeuner !…
Valeri Sosnovski, Olga Ryjii, TM à Ganina Yama où fut détenue la famille de Nicolas II |
Malgré
cette mise en train gastronomique, la matinée suivante fut éprouvante, dans le
mini-bus qui nous menait au lieu de culte local, un complexe de temples
orthodoxes dans un parc enneigé construit à l’endroit exact où les membres de
la famille impériale sanctifiée depuis par les archimandrites, avaient été
retenus par des bolcheviks vengeurs, avant leur exécution. J’avais commis l’erreur,
la veille au soir, de consommer du cognac géorgien en compagnie de Sosnovski, de sa femme et d’une amie à
elle, dans la chambre du barde Andreï
Kramarenko. Celui-ci composait des morceaux sur les poèmes de ses
contemporains, et avait mis en musique une vingtaine d’œuvres de Boris Ryjii. C’était un marxiste assez
autoritaire, mais ma principale divergence avec lui, c‘est qu’il transformait
en romance parfois guimauve l’âpre et austère poésie de Ryjii, aux sentences définitives et à l’humour grinçant. Ajouté à
la gnôle caramélisée qui passe sous ces latitudes pour du cognac, cette
sucrerie en cascade m’avait collé la migraine et la nausée, le lendemain, au
fil des routes défoncées des forêts de l’Oural, vers la dernière villégiature
du dernier Tsar. Le barde s’était abstenu de nous accompagner, invoquant une
nuit sans sommeil. C’était en tout cas une bonne excuse pour ne pas compatir au
destin brisé des autocrates, sous les
coupoles dorées de quinze temples et chapelles, dont les icônes étaient partout
présentes, suscitant la ferveur de la population locale, malgré le froid, et
celle de mes nouveaux amis, qui se signaient et s’inclinaient au seuil des
lieux du culte. Les femmes m’avaient pris en pitié, dans le mini-bus, souriant
de ma grise mine, et ça avait allégé mon fardeau. Puis le froid me ranima tout
à fait, ainsi que cette ferveur étrange, farouche, dans des lieux solennels,
pleins de dorures et d’argent, où les popes psalmodiaient la Bible en vieux
slavon tandis que s’élevait une âcre odeur d’encens. Bien qu’assez imperméable
à la mystique, devant la force de conviction, la foi du charbonnier, sur la
tonalité très affective des Slaves en dévotion, je me sentais tenu au respect —
une part d’exotisme aussi, certainement… Et ma fréquence iconoclaste m’imposant
d’autre part une réserve inviolable face à la religion, je m’enfermais dans le
mutisme le plus complet. Dans ce lieu d’agonie, j’étais une tombe.
Olga Sosnovskaïa, sœur de Boris Ryjii |
Ce qui
n’était plus du tout de mise l’après-midi au Centre Eltsine, bâtiment
circulaire de pierre, de verre, entouré d’une moustiquaire d’acier, dont
l’entrée est défendue par un bas-relief du premier président de Russie
Nouvelle, grandeur nature, taillé dans un bloc de granit. L’intérieur comme une
ruche post-moderne bourrée d’alvéoles sur plusieurs étages, où sont exposées
les limousines, les photos, les traités signés par Boris Nikolaïevitch pour
brader les soviets à l’encan, brocarde le peuple d’Ekaterinburg, dont Eltsine
fut longtemps un apparatchik régional, responsable de la métallurgie.
Sosnovski me rattrapa au moment où je
comparais les deux limousines, celle de l’époque apparatchik (blindée tout de
même) avec celle de l’époque président (plus spacieuse) :
—Qu’est-ce
que tu fous, on t’attend !…
—Moi ?…
Excuse, je n’ai pas l’habitude… En France, c’est quand je me pointe qu’ils font
la gueule…
—C’est
bientôt ton tour !…
—Même si
je suis en retard, ça n’est pas bien grave, ils ne vont rien comprendre à mes
traductions…
—Mais
c’est toi l’attraction de Paris !…
—T’as
raison, ça ne te vaut rien d’organiser, ça te met dans tous tes états… Tu
devrais prendre un remontant…
—Tu vas
me suivre, oui ?…
Je me
rendis à ses arguments. Il était sous pression. Direction l’amphithéâtre, au
trot.
Boris Ryjii |
D’habitude,
j’ai le trac, dans les apparitions publiques dont je suis loin de raffoler, au
contraire de nombre de mes confrères, qui s’animent alors d’une flamme
nouvelle, comme si la vie privée n’était qu’une parenthèse, et le travail
intellectuel du romancier ne devait fournir que l’occasion de frétiller sous
les feux de la rampe. Mais là, au Centre Eltsine ( !) intrus venu
d’ailleurs, parler la poésie de l’Oural en Parisien des faubourgs, gratifié du
crédit frauduleux des voyageurs, assigné à une tâche précise et limitée, mon
afflux d’adrénaline en montant sur scène n’eut d’autre conséquence que de
dissiper les dernières traces de la gueule de bois due aux excès de la veille.
Scandant les vers de Ryjii en français, qu’ignoraient la plupart des
spectateurs, je me concentrais sur la métrique et la rime — que la mélodie, au
moins, soit voluptueuse aux spectateurs. Ils me firent un accueil chaleureux,
et les « bravo ! » qui retentirent avec les applaudissements,
prouvaient que, peut-être, certains comprenaient le français.
Il en
fut de même le lendemain, pour la deuxième édition de cette soirée Boris Ryjii. Le matin, nous nous
étions rendus sur la tombe du poète, dans un cimetière enneigé de grande
banlieue, perdu dans une forêt épaisse, à quatre ou cinq. Sosnovski avait exigé de Alexeï
Koudriakov, jeune poète local, qu’il sorte de sa musette une bouteille de
Madère (local également) et fasse tourner la gnôle, pour rendre hommage
dignement. Le jeune poète ne s’était pas fait prier. Auparavant, Sosnovski avait allumé une cigarette,
prestement plantée dans la neige sur la pierre tombale, qui s’était consumée au
cours de notre rituel d’un autre âge. La bouteille de Madère avait tourné
plusieurs fois pendant qu’on fumait pensivement devant le visage juvénile gravé
dans le marbre de Boris Ryjii,
disparu avant l’heure, ou bien était-ce la sienne. La liberté, au moins théorique, d’en sortir à son heure, disait André Breton, au sujet du suicide de Jacques Rigaut. Et ce n’était qu’en Russie profonde vouée aux gémonies par
la politcorrectitude
contemporaine d’inspiration puritaine et protestante, que je retrouvais
l’esprit des grands ancêtres de ma propre culture, foulée aux pieds par le
Grand Frère omniprésent, et sa rationalité morbide : faire de la Terre un
gigantesque centre commercial, au prix de guerres scélérates, et de massacres à
tiroirs.
Sosnovski et TM devant la stèle marquant la limite entre l'Europe et l'Asie |
Le plus
émouvant, au Centre Eltsine, dans l’amphithéâtre où l’on essuyait les plâtres,
c’était d’entendre de jeunes poètes convaincus réciter les vers de Ryjii, puis les leurs, mallarméens ou
satiriques. J’en remarquais deux, l’un était véhément, l’autre était monocorde.
L’un scandait et l’autre psalmodiait. Mais la poésie était vivante, avec ses
nouvelles recrues, et c’est plus qu’on ne pourrait en dire de mon pays trop peuplé que fauche la souffrance.
Dédicace russe de TM |
Puis, le
lendemain, une folle virée en voiture sur les routes défoncées des forêts de
l’Oural, avec Sosnovski et sa femme, conduits par un constructeur de
bateaux de plaisance, ami de la famille Ryjii,
qui nous emmenait charger un camion d’une coque de bateau et de 35 planches de
contreplaqué, d’un moteur, et quelques babioles supplémentaires, par -10°. Le
chauffeur du camion nous attendait à destination, flanqué de deux autres gusses
et ce déménagement accompli au pas de charge à cinq dans la nuit noire, nous
laissa, par une température glaciaire devant une isba du bout du monde, trempés
de sueur. Ensuite, un repas consistant, mais sans gnôle, pris dans l’isba, dont
le propriétaire n’était autre que Evguéni
Pinaïev, ancien matelot soviet, et grand peintre de marines dont certaines
ornent les musées d’Ekaterinburg.
Lorsque
sa femme, qui se plaignait de notre manque d’appétit, nous chassa, accros à la
nicotine, pour aller fumer dans l’atelier rudimentaire de son mari, Piniaëv me fit cadeau de ses
trésors : deux livres illustrés par lui qu’il signa. Et puis on est rentré
à Ekaterinburg décharger le camion
arrivé avant nous dans une fabrique de bateaux de plaisance en zone
industrielle.
Avenue Lénine |
Le soir d'après, on est parti avec Sosnovski et Alexeï Koudriakov dans le vieux quartier criminel de Vtortchermet. Il était appelé ainsi d'après l'usine métallurgique locale, comme nombre de quartiers d'Ekaterinburg. Mais Vtortchermet était la seule fonderie à admettre les anciens taulards. Errance parsemée de coups de gnôle (le Madère) réclamés par l'incorrigible Sosnovski et d'anecdotes, dans un périmètre de bâtisses des années 1930, bien avant les HLM kroutchevki. Les viols étaient courants. Au printemps, quand la neige fondait, on découvrait parfois des cadavres sous les amoncellements de l'hiver. Certains voisins du poète s'étaient vantés d'avoir largué des victimes. Ça leur avait valu des ennuis avec la justice — d'avoir la langue trop longue. Dans le parc glacial, Boris Ryjii, ex-champion de boxe amateur, avait sauvé, grâce à sa technique du crochet gauche, un certain nombre de jeunes filles des derniers outrages.
À la bibliothèque Bielinski, l'acteur et TM |
Le jour
suivant, à nouveau, je rentrai dans mes pompes chicos d’auteur de Paris. Soirée
consacrée à votre serviteur à la bibliothèque locale : moi, ma vie, mon
œuvre, jusqu’alors peu connue dans l’Oural. Si un certain nombre de mes
articles ont été traduits dans la langue de Pouchkine sur Notre Saint Père
Internet, notamment Des Chansons pour les
sirènes, pas un de mes livres. Un impératif, cependant : ne pas parler de Limonov. Tout ce qui le
concerne est considéré comme politique,
et ça n’est pas de mise dans une bibliothèque. Je supprimai donc les passages
le concernant dans le résumé de mon parcours saltimbanque que j’avais rédigé en
russe pour avoir une intimité avec le public. Nous récitâmes les
vers de Ryjii en bilingue et en duo
avec un acteur convoqué pour la circonstance.
Rencontre avec TM, à la bibliothèque Bielinski |
Et quand on passa aux questions,
au débat, le premier gusse à l’ouvrir posa la question suivante : En faisant des recherches sur vous, j’ai
déterminé que vous étiez un ami de longue date de Limonov, je ne sais pas si
c’est vrai ?… Je jetais un coup d’œil à la bibliothécaire inquiète,
mais il n’était pas difficile de répondre : Quand j’ai connu Édouard, c’était un écrivain bohème, pas un leader
politique. Qu’il soit un ami très cher ne signifie pas que je partage sa vision
du monde… La bibliothécaire était rassurée. Je racontai notre récente
soirée, fin octobre à Moscou, une bouteille de cognac et une bouteille de
vodka, sans conséquences spéciales, parce que Limonov avait cuisiné des côtes
de porc géantes, comme autrefois, à Paris. Je parlai de sa nostalgie de Paris
et de son goût pour Edith Piaf.
—C’est vrai ?… m’a
demandé hier soir une amie ukrainienne, ou
bien tu as seulement dit ça pour t’en sortir ?…
—C’est vrai, ai-je répliqué, sur ces sujets, je dis souvent la vérité,
raison pour laquelle je suis plus populaire en Oural qu’en Phrance politcorrecte
américanisée…