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DLR face à son œuvre, Frédéric Saenen, éditions Infolio. |
Des atomes suspendus entre quelques nébuleuses
DES VILLES ET DES POÈTES (SUITE ET
FIN) :
…Et
quand on s’est promené, au moment de sa jeunesse, dans Paris, les mains nues,
il vous reste entre les doigts une limaille subtile de grâce qui fait qu’on ne
peut plus les serrer comme un poing barbare et qui fracasse. Cette unique
Venise de cinq heures d’hiver sous la pluie. On fait encore là quelques
tableaux et quelques robes. C’est pourquoi aussi c’est le point de la pire
pourriture, de la pire sénilité, de la pire solitude, car leurrée par les
derniers mouvements d’un art condamné, détournée par une nostalgie trop fine,
ici fléchit et flanche la seule énergie que puisse nourrir cette époque :
une énergie de destruction. (…)
Drieu
La Rochelle, Le
Jeune Européen, (1927).
Peut-on résumer Paris
avec autant de précision, peut-on résumer l’errance du jeune Parisien dans
cette ville aujourd’hui défigurée, avec autant de pertinence et de poésie
simultanées ?… Peut-on être
aussi Dada ?…
Debord, malgré ses évocations de
sa jeunesse dans le Paris de l’après-guerre suivante, pourtant poignantes (Au bord de la rivière recommençait le soir,
et l’importance d’un monde sans importance… Sur le Passage de quelques personnes à travers une assez courte unité
de temps, GD), peut aller se
rhabiller, desservi par son pesant hégelianisme de post-marxiste. La
contradiction est trop aigüe entre cette hypersensibilité urbaine, et la
« froideur » du matérialisme historique dont il se réclame —
sécheresse dialectique et mallarméenne, cadrant mal avec les larmes
difficilement ravalées du paradis perdu.
Tout
Parisien ayant dissipé sa jeunesse dans des rues de nos jours méconnaissables, éternellement blessé par l’amour, disait
Maïakovski, y reconnaîtra sa
malédiction. Elles sont extraites du chapitre Le Sang et l’encre, que
j’eus le plaisir de retrouver comme un fil rouge à travers l’excellent ouvrage
critique (et Dieu sait que je déteste les critiques, race en principe mesquine
et parasitaire) de Frédéric Saenen, Drieu La Rochelle face à son œuvre, aux
éditions Infolio.
Qu’est-ce
qu’un homme, une femme ?… Une mince note singulière (dans le meilleur des
cas…), devenu(e), petit à petit, au fil du temps, une chambre d’échos
cacophonique, peuplée de Voix chères qui
se sont tues (Verlaine) ?… Jusqu’à ne plus savoir quelles sont les
voix qui se mêlent à la sienne ?… Et
consoler les voix qui pleurent dans ta voix… entonnait une goualeuse rive
gauche d’autrefois dans une très belle chanson d’amour…
Et
comment parler aujourd’hui, dans les plus abjectes complaisances de l’ère
post-industrielle, d’un auteur mûri à vingt ans dans la chiourme militaire —
chambre d’échos éternelle du million de
cadavres français de la Grande Guerre, marqué à jamais — comme aucun des petits
pourfendeurs actuels du IIIe Reich, sans risque 70 ans après sa ruine finale,
ne peut se le représenter ?… Faisant preuve au contraire du conformisme
contemporain le plus veule et le plus manichéen, le plus arriviste sous ses
dehors transgressifs de tabous qui n’ont plus cours depuis Pompidou, celui qui prouve qu’ils auraient été Travail Famille Patrie comme tout le monde dans les années 1940 —
sans parler des balances modernes, petits commissaires du peuple dont on se
doute bien chez qui ils auraient
émargé à l’époque ?… Parce que le plus clair, de tous temps, chez les
révolutionnaires de salon — c’est le
tiroir-caisse.
Où —
pour parler comme Drieu aux
surréalistes (Vous vous promettez aux
supplices et à la mort avec cette facilité de la jeune recrue qui choqua
toujours celui qui a vu le feu ? Troisième
Lettre aux Surréalistes sur l’amitié et la solitude, 1927, in Sur les écrivains, Gallimard) — ces gauches confortables ont-ils
éduqué leur courage rétrospectif et sans autres conséquences que de favoriser
leur carrière à la faveur de la « nouvelle » idéologie dominante ?…
À la fac ?… En passant deux nuits au violon, il y a quarante ans, pour
avoir fait la quête pour Pol Pot, à l’époque héros de la lutte anti-impérialiste version
Cambodge ?… Ah, ils n’aiment pas beaucoup qu’on s’en souvienne, ni des
camps de concentration maoïstes, auxquels ils ont tous adhéré, comme le
rappelait l’ex-situationniste René
Viénet, il y a peu — ils ont le génocide sélectif et la mémoire à éclipses.
Leur devoir de mémoire idéologique
présente de curieux trous. En général,
là où se profilent les prébendes de la bien-pensance. Je repose la
question : qu’aurait-on pu attendre de cette servilité crasse dans les
années 40 ?… Chez ces résistants de la 25e heure ?… Pas la
moindre pudeur sur des évènements d’une
cruauté qu’ils n’ont jamais éprouvé ?…
C’est toute la déchéance de ce temps qui
éclate un peu plus loin… écrivait encore Drieu.
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Pierre Drieu La Rochelle photographié par Man Ray |
Il faut
sans doute un Belge, comme Frédéric
Saenen, pour considérer l’œuvre
avant tout, comme il fallait les provinciaux venus de Normandie (Frébourg, Leroy, et même ce frimeur de Parisis,
qui semble-t-il finalement, venait d’un bled paumé, lui aussi) des Éditions du
Rocher, version 1990, pour remettre les hussards à la mode — les ploucs ont un
regard neuf sur ce qu’on connait par cœur, qu’on intègre sans plus y penser,
parce que c’est dans notre ADN ( Quadruppani, immigré rital de province, va
encore me faire la morale sur mon arrogance de parigot — qu’est-ce que je vous
voulez que je vous dise, il est loin d’être idiot, mais il n’a aucun humour
dans ces cas-là, formaté gauche de la gauche, la déchéance des anarchos-situs
en fin de parcours. Je crois toujours que c’est un humain normal, mais au
final, lui aussi — je rêve — il milite.
P.S. Il ne dira rien, vu que c'est l'été, il fait du trekking alternatif dans l'Himalaya, où il prêche la bonne parole grecque à des Australiens, paraît-il, eux aussi sûrement là grâce à Nouvelles Frontières, l'organisation altermondialiste bien connue).
C’est Drieu lui-même, dans l’inoubliable
préface de Gilles, qui recommandait
d’observer comment le livre était reçu à Carpentras, plutôt qu’à Paris.
Et il
nous faut peut-être Liège pour ce rappel, peut-être Frédéric Saenen, véritable
critique, au sens noble du terme, un homme qui sait lire et même entre les
lignes. Son ouvrage est fidèle à son titre, il oppose ou peut-être qu’il se contente de poser, l’homme Drieu et son œuvre. Des encadrés, Drieu et Barrès, Drieu et le
sport, etc, définissent les rapports de l’écrivain avec les thèmes évoqués.
En
quasi filigrane, Saenen expose aussi les suites de la Grande
Guerre : la débauche des années 1920, opium, coucheries, inversion, gigolisme,
et il a l’intelligence de comprendre qu’il s’agissait d’une seconde épreuve de
réalité pour l’écrivain. La pierre angulaire que signifie le suicide de Jacques Rigaut, voire, sur un plan plus
mineur, les errements des surréalistes réunis chez Irma la voyante pour
dénoncer Mussolini, cette bouffonnerie tragique, au final, démontre — comme le
savent tous ceux qui se sont frottés à la toxicomanie — que se mettre dans des
conditions de guerre en temps de paix ne peut avoir que peu d’issues. Un choix entre la mort, le
rejet de l’animal jouisseur onaniste au profit de l’homme si mystifié soit-il
comme chez Drieu —, la complaisance
malhonnête du bourgeois indemne qui enrichit ses collections sur le sang des
maudits (Breton), et fonce à New
York quand le temps se couvre. Ce que souligne Saenen, dans son extra-lucidité de véritable lecteur — ce que
devrait être un critique, et qu’il
n’est presque jamais. Ce rejet — nous vivons sur terre — sera sans doute
entaché de tous les raidissements nécessaires pour s’arracher à la fange
autodestructrice. Et finira par rendre mythologiques
aux yeux de Drieu une crapule comme Doriot, et Les ombres des soldats allemands portant la mitraillette des films
américains (L’Ami du front, Le
Figaro, 1940 }, les
bêtes blondes de Nietsche dans Généalogie
de la Morale.
Les
écrivains ne sont pas faits pour la politique, car pour eux, les idées sont des
éléments de fiction, et non des plans d’action, si concrets qu’ils se
proclament. J’en ai eu un exemple parlant avec mon vieux copain Limonov : ses meilleurs succès ont
été dans la constitution d’une contre-culture jusqu’alors inconnue dans
l’ex-URSS. Sur le plan strictement politique, il s’est souvent fait manœuvrer,
naïf, romanesque. Il vivait dans des circonstances presque aussi tragiques (la
Russie de la Défaite, la Russie de Yeltsine) et tout aussi emmêlées. C’est un
des grands mérites de l’ouvrage de Saenen,
de nous faire ressentir, à quel point tout le monde se connaissait,
communiquait, à quel point il était bien plus difficile de se déterminer qu’il
ne semble à 70 ans de distance dans la réécriture de l’Histoire à des fins
atlantistes. À quel point il est facile de se réclamer des Justes quand on ne
risque rien, et qu’on n’a plus aucun lien avec cette époque maudite. Que l’Homme se taise, disait Rilke dans une lettre à Lou Andreas-Salomé. En tout cas, qu’il
se taise, quand il n’a pas vu le feu.
Malraux soutint jusqu’au bout
l’indéfectible amitié qui le liait à Drieu,
parrain de sa fille en 1944.
Plus
tard, Malraux soulignera cette divine pudeur de Drieu, en disant qu’il cachait sa
fermeté, pour créer la légende littéraire du Drieu mou et incertain. Cette
pudeur à elle seule, confirmée par tout d’abord sa désillusion des nazis, puis
par le suicide de l’écrivain, démontre la fermeté, insiste Malraux, cité par Saenen.
Saenen n’aborde l’homme que
pour parler de l’œuvre où se trouve sa vérité, celle qui explique la
collaboration et cette fin sans gloire, et c’est un grand souffle d’air frais, de
prendre à rebours toutes les leçons atlantistes ressassées, pour se
retrouver en franco-France face à sa grandeur déchue, et sa vérité d’alors —
introuvable dans les présents manuels d’Histoire qui ânonnent le catéchisme
socialo-néo-con (c’est la même chose, comme chacun sait) post festum — à chercher en littérature.
Et dire
que dans ces temps de déchéance, c’est en Belgique, chez des Wallons tels que Saenen ou Christopher
Gérard, que cette lucidité du destin
français s’épanouit.
Quelle
gratitude est la mienne vis-à-vis d’eux. Et pourtant, ils n’étaient pas là, en
1977, quand on gerbait tant sur les gauchistes en chemin vers le pouvoir qu’ils
détiennent encore aujourd’hui, que sur les giscardiennes, puis miterrandiennes
républiques du malheur.
TM, juillet 2015.