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20.8.14

Autour de "Traces dans la neige", le documentaire inédit de Vladimir Kozlov sur le punk sibérien.



Le bruit court chez les initiés: Kozlov  est en fin de montage de son docu sur le punk sibérien, années 1980-1990, Lietov, Yanka, les groupes Défense Civile et Instructions pour la Survie, leurs potes, leurs producteurs, leurs concerts, leurs démêlés avec le KGB !… Pas un mot !… Confidentiel Défense !… Tout ça à Omsk, Novossibirsk, loin des capitales…
Comme j'envoyais un message en morse à Mark Ames, grand fan de Liétov, exilé au fond d'une Amérique où le pognon est rare en dépit des communiqués optimistes de reprise, il me répondit par pigeon voyageur avec le lien suivant, un article d'Adam Curtis, punk paraît-il, fan de Limonov, Liétov et j'en passe, sur son blog hébergé par la BBC:
http://www.bbc.co.uk/blogs/adamcurtis/posts/the_years_of_stagnation_and_th

Et j'en ai traduit quelques extraits pertinents. Les amateurs d'exhaustivité n'auront qu'à le lire en anglais. Ils y trouveront des vidéos des héros de l'article !… Pas un mot !… Confidentiel Défense !… Pour le docu de Kozlov, on vous tient au courant !… Pour l'instant, pas un mot !… Confidentiel Défense Civile !…

LES ANNÉES DE LA STAGNATION ET LES CANICHES DU POUVOIR
PAR ADAM CURTIS
(EXTRAITS TRADUITS PAR TM)
         Les gens passent leur temps à souligner à quel point on vit dans une société coincée, ces temps-ci. La musique n’évolue pas, les partis politiques sont tous les mêmes, les films et les dramatiques TV sont toujours situés dans le passé.

         On est également enlisé dans un système économique incapable de fournir le paradis promis autrefois, créant chaos et difficultés à la place. Pourtant personne n’est en mesure d’imaginer une alternative plus séduisante, nous restons donc prostrés, paralysés par une terrible claustrophobie politico-culturelle.

         Je veux raconter l’histoire d’une autre époque et d’un autre lieu, pas si éloignée dans le temps, tout aussi étouffée par l’absence de nouveauté et manquant d’une vision de l’avenir convaincante. Il s’agit de l’Union Soviétique à partir de la fin des années 1970 et au début des années 1980. En ce temps-là, on appelait cette période «Les années de la stagnation ».

         Il existe bien entendu de grandes différences entre notre société présente et l’Union Soviétique d’il y a 30 ans. D’une part, ils n’avaient quasiment pas accès aux biens de consommation alors que nous en regorgeons, d’autre part le capitalisme occidental était à l’affût, souhaitant combler ce vide. Mais on remarque tout de même des échos de notre humeur présente : un système économique formidable qui avait promis le paradis sur terre était devenu absurde et corrompu. 
         En Russie, au début des années 1980, tout le monde savait que les gestionnaires et les technocrates responsables de l’économie, utilisaient cette absurdité à des fins d’enrichissement personnel. Les politiciens étaient incapables de changer quoi que ce soit parce qu’ils étaient sous l’emprise des théories économiques, et ainsi sous celle des technocrates. Par-dessus tout, personne dans la classe politique ne pouvait imaginer la moindre alternative.
         Devant cette situation, la plupart des Soviétiques se détournèrent de la politique et se mirent à vivre au jour le jour dans un monde dont ils mesuraient l’absurdité, piégé par le manque d’une vision qui permette de s’en tirer.

         Mais à la fin des années 1970, une génération post-politique vit le jour en Russie, qui, en retrait des idéologies communiste et capitaliste occidentale, se tourna vers l’avant-garde culturelle — en musique et en littérature — pour protester contre l’absurdité du système. Je veux évoquer cette histoire, parce qu’elle est à la fois fascinante et oubliée (et aussi parce qu’ils produisaient une excellente musique), mais également en raison de ce qui leur est arrivé lorsque l’Union Soviétique s’est effondrée.
         En dépit des différences entre l’Est et l’Ouest, je crois que le destin de cette génération post-politique offre un aperçu de ce qui se passe  dans une culture politique stagnante lorsqu’une porte finit par s’ouvrir sur un avenir différent. D’autant plus que leurs choix furent parfois très inattendus et le résultat parfois très triste.
         Au cœur du rêve soviétique se trouvait le Plan.
         L’idée fondatrice était que la société pouvait être planifiée et organisée rationnellement. Un quartier-général géant avait été installé à Moscou dans les années 1920, appelé GosPlan (Plan d’État). Sa tâche était de mesurer les besoins de chacun et de s’assurer qu’ils étaient comblés.
         Pendant un certain, cela fonctionna — l’économie soviétique avait pendant les années 1950 une croissance supérieure à l’économie américaine. Mais dans les années 1960, il subit des revers et les gens qui s’occupaient du Plan s’aperçurent qu’ils étaient incapables de contrôler une machinerie si complexe. Leurs objectifs calculés scientifiquement se mirent à vivre d’une vie qui leur était propre, de plus en plus étrange — et les planificateurs s’aperçurent alors qu’ils étaient prisonniers du système.
         En 1992, je réalisai un film intitulé Le Complot des ingénieurs qui racontait l’histoire du Plan et ce qu’il en advint. Un passage à la fin du film montrait le monde grotesque que l’échec du Plan créait pour les citoyens soviétiques.
         (…) L’équipe de l’émission Panorama avait réussi à s’introduire en URSS en 1981 et à filmer secrètement des pans de vie quotidienne. C’est un portrait éclatant et frappant du vide et de la désillusion qui s’emparait de tous les secteurs d’une société où personne ne croyait plus à rien. (…)
         La désillusion avait commencé dans les années 1960, lorsque l’économie avait donné ses premiers signes de faiblesse. Une génération se détourna donc de la politique et se mit à considérer la pop culture américaine comme une alternative.
         (…)
         La désillusion continua de croître dans les années 1970. Les millions de travailleurs d’usine s’aperçurent que les gestionnaires  dont la tâche était de diriger le Plan se servaient de son absurdité pour piller le système  à leur profit.
         Puis en 1979, commença l’invasion de l’Afghanistan. Rétrospectivement, on considère — à juste titre — que ce fut une décision désastreuse qui hâta l’effondrement de l’URSS. Mais on oublie à quel point tant de gens déçus en Russie l’envisagèrent comme une façon de redonner vie aux idéaux qui s’écroulaient au pays.

         Sir Rodric Braithwaite, ex-ambassadeur britannique à Moscou, a écrit un livre sur le sujet, intitulé Afgantsy. Il raconte l’invasion soviétique telle que l’ont vue ceux qui y participèrent, parmi lesquels les milliers de conseillers civils et de travailleurs accompagnant les militaires. Leur but était de construire le socialisme en Afghanistan, comme des milliers de volontaires occidentaux essaieraient plus tard d’y édifier la "démocratie".
         Braithwaite cite Sneguirev, jeune conseiller soviet en Afghanistan. (…)
         Pour Sneguirev, le problème résidait dans l’équipe corrompue et vieillissante qui constituait l’entourage de Brejnev. (…)
« Sans nos dirigeants sclérosés, des gens comme Brejnev, tout serait déroulé autrement. Je le voyais comme ça, ainsi que la plupart des gens de ma génération. Lors de notre arrivée en Afghanistan nous commençâmes à faire ce que nous nous étions préparés à faire toute notre vie.
         « En Afghanistan, on aurait dit que le temps s’était arrêté. Mais une puissance s’était levée dans ce pays qui désirait arracher les gens à leur superstition, donner une chance aux enfants d’aller à l’école, aux femmes de voir le monde directement, et non à travers les fentes d’un tchador. C’était une révolution, pas vrai ? L’affrontement de l’avenir avec un passé condamné ! »
(…)
         Mais des millions de Russes s’aperçurent bientôt de la futilité et de l’horreur de ce qui survenait en Afghanistan. Des cercueils de zinc contenant les corps de jeunes soldats étaient lâchés en pleine nuit auseuil des domiciles de leurs familles (on raconte que parfois, les cadavres n’étaient pas les bons), les soldats rentraient à la maison avec es photos et des journaux intimes détaillant des massacres terrifiants dont les Afghans étaient victimes.
         La génération qui s’était détournée de la politique était devenue plus dure, plus cynique, plus sceptique.
         (…)
         Dans les années 1980, de nombreux jeunes soviets se tournèrent vers un nouveau genre de musique et de culture empruntées aux USA. Mais celles-ci s’en prenaient à la fois à l’hypocrisie des gouvernements bourgeois de l’Ouest et au communisme étatique. Il s’agissait du mouvement punk venu du New York des années 1970.
Edouard Limonov

         Une des figures-clé de ce mouvement était un écrivain en exil à New York appelé Édouard Limonov. Il avait été expulsé de Moscou par le KGB en 1974 et était arrivé à New York lorsque la scène punk prenait son essor. Limonov se lia d’amitié avec des gens comme Richard Hell, Patti Smith, les Ramones.
         Limonov s’empara de la vision punk et la mêla à la désillusion soviet. Limonov avançait que l’Occident n’était de bien des manières qu’une version plus sophistiquée de l’Union Soviétique, disposant d’une propagande plus raffinée — mais avec une intolérance comparable à l’égard de la vraie dissidence.
         En 1979, Limonov s’exprima dans un roman intitulé Le Poète russe préfère les grands nègres (Ramsay, 1980, ndt). Il y dresse un autoportrait en héros de fiction,  dans un sombre, violent, et pornographique périple à travers les bas-fonds cachés de la Grande Amérique. C’était un livre non exempt de drôlerie, mais aussi une description sans merci des ravages exercés par le Pouvoir dans la société américaine contemporaine. Le livre choqua beaucoup de monde — mais il devint un best-seller en France et en Allemagne et Limonov fut célébré comme le porte-parole d’une nouvelle avant-garde punk.
Igor Liétov

         (…)
         Au cours des années 1980, un underground important et très influent se développa à travers l’URSS, et c’était bien plus qu’une simple copie du punk occidental. Le groupe phare venait de Omsk en Sibérie, il s’appelait Défense civile (GrOb, en était l’abréviation russe, qui signifie aussi tombe).
         GrOb était dirigé par le légendaire chanteur Igor Liétov. Il fit un séjour de trois mois en hôpital psychiatrique pour révolte ouverte contre le système. La musique de Liétov était beaucoup plus intéressante que le punk occidental qui l’avait inspirée. Ses morceaux mêlaient le bruit moderne à la tradition folk russe, dans un choc frontal avec le néant de l’univers soviet qui s’offrait à lui.
         Le journaliste Mark Ames, rédac-chef du magazine eXile en Russie dans les années 1990, qui connaissait personnellement beaucoup de gens dans l’avant-garde, dit que Liétov était un des génies de la littérature russe :
         « Le punk a peut-être débuté à New York ou à Londres, mais ses rejetons les plus courageux étaient Liétov et ses disciples. À ses débuts dans les années 80, Liétov se dispensa de l’ironie surfaite d’autres groupes anti bourgeois au profit d’une dissidence sans compromis et d’un affrontement téméraire  contre la grisaille soviétique et l’optimisme fallacieux de la Pérestroïka. Il fit mordre la poussière à tous les autres groupes et tous les autres dissidents, ce qu’ils ne lui pardonnèrent jamais. 
         « Liétov était l’incarnation de ce qu’Édouard Limonov appelle le « maximalisme russe », la tendance à aller vers l’extrême. »
         Un des morceaux les plus réussis de Liétov s’intitule « Tout se déroule selon le Plan ». Elle est suivie d’une belle chanson d’un autre membre de la scène punk sibérienne, la chanteuse Yanka Dyagileva, qui était la maîtresse de Liétov dans les années 1980.
         (…)
         Avec l’effondrement de l’URSS cette génération était confrontée à une question terrible : dans les années 80, il s’étaient détournés de tout engagement politique, et ils se méfiaient autant de l’Occident que de l’oppression communiste détestée.
         Ils s’étaient tournés vers une forme de culture et avait construit un mouvement d’avant-garde pour exposer l’absurdité du système.
         Mais il avait disparu, à présent, alors, à quoi croyaient-ils ?
         (…)
         Les membres influents de cette génération post-politique allaient s’orienter dans des directions très différentes.
         (…) En 1991, On trouva Yanka Dyagileva noyée au fond d’une rivière. On pense qu’il s’agit d’un suicide. Deux autres figures marquantes de la scène punk se suicidèrent eux aussi.

Liétov rejoignit Limonov au Parti National-Bolchevique, avant de mourir en 2008 (ndt).
         (…)
Yanka Dyagileva


         Adam Curtis, 18 janvier 2012.