De plus en plus
souvent, l’actualité pourrait servir de définition à ce qu’André Breton
appelait : l’humour objectif. La
levée de boucliers horrifiée des Occidentaux devant l’intervention en Crimée,
par exemple. Comme s’ils se gênaient pour envahir et dévaster la Terre en vue
de la transformer en un gigantesque centre commercial empli d’une toujours plus
désolante pacotille, promettant au bon peuple les lendemains radieux de la
marchandise…
En ce sens, la figure fétiche du
président russe que les médias de l’Ouest vertueux accablent de leurs
malédictions et lardent d’aiguilles finirait presque par devenir sympathique…
Comme les gangsters de films noirs… Le Petit César !…
Selon
CNN (info non confirmée), il aurait menacé le président déchu Yanoukovitch de «
lui briser tous les os du corps » s’il se rapprochait de
l’Europe !… D’enfer !… Où tu vas chercher ça, Vladimir !… Un
vanne qu’on n’avait plus entendu depuis que Sam Giancana — employé puis
successeur d’Al Capone à Chicago, protecteur de Sinatra et mouillé paraît-il
dans l’affaire Kennedy — s’est fait
descendre en 1975 !…
On cherche frénétiquement l’Al Pacino blond,
le Edward. J. Robinson avec assez de ceinture pour l’interpréter dans
« Scarface au Kremlin » !…
En coulisses, et pour continuer dans
l’humour macabre, le fameux « Grand Jeu » (lutte planétaire des
empires pour le contrôle des ressources) se poursuit. C’était déjà le cas au
XIXe siècle et ça avait donné lieu à la Guerre de Crimée…
Notre ami Mark Ames, peu suspect de
sympathie pour l’administration russe qui l’a foutu dehors en 2008 (sous la
forme de fonctionnaires réclamant des dizaines de milliers de dollars d’amendes
pour pornographie et usage de langage obscène dans les colonnes de son magazine eXile), en fournit de nouvelles preuves
ci-dessous. L’ange occidental, héros de la démocratie, a une face cachée moins
présentable. Les lecteurs anglophones peuvent trouver la version originale au lien: http://pando.com/2014/02/28/pierre-omidyar-co-funded-ukraine-revolution-groups-with-us-government-documents-show/
Alors évidemment, le capo di tutti capi a
donné des instructions aux soldats.
Il a
horreur qu’on cherche à le doubler…
PIERRE OMIDYAR A ÉTÉ LE CO-FONDATEUR DE
GROUPES RÉVOLUTIONNAIRES UKRAINIENS, EN ASSOCIATION AVEC LE GOUVERNEMENT AMÉRICAIN,
PROUVENT CERTAINS DOCUMENTS.
Par
Mark Ames
(traduit
de l’anglais par TM)
Quelques
heures après l’effondrement de la présidence Viktor Yanoukovitch, le week-end
dernier, l’une des dernières recrues de Pierre Omidyar sur le blog consacré à
la sûreté nationale « The
Intercept » était d’ores et déjà en train de chercher la vérité.
Marcy
Wheeler, nouvelle « analyste politique » du site, avançait
l’hypothèse que la Révolution ukrainienne sentait le coup d’état mis en œuvre
par des forces souterraines pour le compte de « Pax Americana » :
« Il y a un certains nombre de signes qui
indiquent un coup préparé d’avance. La question est de déterminer quels sont
les niveaux d’interférence souterraine dans les deux camps respectifs ».
Ce sont
des affirmations graves. Si graves que j’ai décidé de creuser cette affaire. Et
ce que j’ai trouvé était choquant.
Wheeler
a raison en partie. Pando a confirmé
que l’état américain — sous la forme de la US
Agency for International Development (USAID), a joué un rôle majeur dans le
financement des groupes de l’opposition avant le soulèvement. De plus, un
pourcentage important du reste des fonds destinés à ces groupes, venait d’un
milliardaire américain qui avait travaillé en étroite collaboration avec des
agences étatiques américaines pour en faire bénéficier ses affaires. En aucun
cas, il ne s’agit là purement d’un « coup » à l’américaine, mais
toutes les preuves indiquent que l‘investissement US a multiplié la puissance
des groupes qui ont pris part au renversement de Yanoukovitch.
Mais,
dans cette histoire, ce qu’il y a de choquant n’est pas là.
Ce
qu’il y a de choquant c’est le nom du milliardaire qui a investi en association
avec le gouvernement américain (ou, selon les mots de Wheeler : la
« force souterraine » agissant pour le compte de « Pax Americana ».
Et qui
sort de l’ombre… Le propre patron de Wheeler, Pierre Omidyar.
Oui,
dans les annales des médias indépendants, ce serait peut-être le coup de
théâtre le plus étrange : selon les révélations financières de Pando et ses rapports, l’éditeur et
fondateur du blog antigouvernemental de Glenn Greenwald The Intercept, s’est associé à l’état américain pour investir dans
un changement de régime en Ukraine.
(…)
Lorsque
la révolution a commencé en Ukraine, les néo-fascistes ont joué un rôle central
dans le renversement du président. Mais le véritable pouvoir politique
appartient au néo-libéraux pro-occidentaux. Des personnages tels que Oleg
Rybatchiouk, depuis longtemps chouchou du Département d’État, des néo-cons de
Washington, de l’UE et de l’OTAN — et bras droit du chef de la Révolution
Orange Viktor Youschenko.
En
décembre dernier le Financial Times
écrivait que la campagne de l’ONG « New
Citizen » de Rybatchiouk avait joué un grand rôle dans la vague de
protestation.
New Citizen, en
collaboration avec le réseau d’ONG soutenues par l’Occident : « Centre UA », « Chesno »
et « Stop Censorship » pour
en nommer quelques-unes prirent de la puissance en ciblant des politiciens pro
Yanoukovitch dans une campagne anti corruption bien coordonnée qui s’est
musclée dans les régions d’Ukraine avant de se masser à Kiev à l’automne
dernier.
Les
efforts de ces ONG furent tellement couronnés de succès qu’on a accusé le
gouvernement d’Ukraine d’employer des
coups bas pour leur faire fermer boutique. Au début février, ces groupes
étaient l’objet d’une enquête de grande envergure sur des soupçons de
blanchiment d’argent par la brigade financière du ministère de l’Intérieur, ce
qui était dénoncé par beaucoup comme une manœuvre politique.
Heureusement,
ces groupes avaient assez de force — c’est à dire assez d’argent — pour survivre
à ces assauts et ont continué à agir pour un changement de régime. La source de
cet argent ?
D’après
le Kiyv Post, Omidiyar Network (une branche du groupe Omidyar qui possède First Look Media et The Intercept) a fourni 36% des 500 000$ représentant le budget de Center UA en 2012, presque 200 000$. USAID a fourni 54% de ce budget. Parmi
les autres financiers de l’ONG, on trouve National
Endowment for Democracy, organe de l’État américain.
En
2011, Omidyar Network a donné 335 000
$ à New Citizen, l’un des projets
anti-Yanoukovitch gérés par Rybatchiouk à travers l’ONG dont il est président Center UA. À l’époque, Omidyar Network proclamait que son
investissement dans New Citizen
aiderait à « conformer et élaborer la politique citoyenne en
Ukraine » :
« Se servant de la technologie et des
médias, New Citizen coordonne les
efforts des membres de la société concernés, renforçant leur capacité à
élaborer et conformer la politique du pays.
…Grâce au soutien de Omidyar Network, New Citizen
redoublera ses efforts pour plaider en faveur d’une plus grande transparence et
impliquer les citoyens sur les questions qui leur importent. »
En mars
2012, Rybatchiouk, l’Anatoly Chubais de l’Ukraine — se vantait de préparer une
nouvelle Révolution Orange :
Les gens n’ont pas peur. Nous avons
désormais 150 ONG dans toutes les grandes villes du pays actives dans la
campagne « Pour un parlement plus propre » afin de trouver et d’élire de meilleurs parlementaires… La Révolution Orange était miraculeuse, une
protestation pacifique massive qui a atteint ses objectifs. Nous voulons
refaire la même chose, et nous pensons y parvenir.
Les
relevés de compte examinés par Pando montrent aussi que Omidyar Network a payé les coûts de l’expansion de campagne
anti-Yanoukovicth de Rybatchiouk « Chesno »
(« Honnêtement ») dans des villes d’importance régionale telles que
Poltava, Vinnitsia, Jitomir, Ternopil, Sumy et d’autres, pour la plupart en
Ukraine du centre et de l’Ouest.
Pour
bien comprendre ce que signifie le financement d’Oleg Rybatchiouk pour Omidyar
un peu d’histoire s’impose. La biographie de Rybatchiouk suit un modèle bien
connu d’opportunisme post-soviet : depuis des relations bien placées dans
le renseignement au KGB, jusqu’au réseau néo-libéral post-soviet.
À
l’époque soviétique, Rybatchiouk a fait ses études dans un programme militaire
d’apprentissage des langues, dont la moitié des diplômés partaient travailler pour
le KGB. Le mystérieux poste qu’il occupa en Inde à la fin de l’URSS renforcent
les soupçons sur ses liens avec le monde du renseignement ; quoi qu’il en
soit, de son propre aveu, ses liens étroits avec le SBU ukrainien lui ont bien
servi pendant la Révolution Orange en 2004, lorsque le SBU lui a communiqué des
informations confidentielles sur la fraude électorale et les assassinats
prémédités.
En
1992, après l’effondrement de l’URSS, Rybatchiouk a pris place à la banque
centrale d’Ukraine nouvellement formée, patronnée par Viktor Youschenko, le
futur leader de la Révolution Orange. De ce poste-clé à la banque Rybatchiouk a
pu établir des liens étroits avec des institutions financières et des états
occidentaux, de même qu’avec des figures semblables à Omidyar comme George
Soros qui finançait un certain nombre d’ONG impliquées dans les
« Révolutions Colorées » des pays de l’ex-empire, y compris de
petites donations à des ONG ukrainiennes que Omidyar soutenait également.
(Comme le fait aujourd’hui Omidyar Network,
les organisations de bienfaisance de Soros — Open Society et Renaissance
Foundation — prêchaient la transparence et un gouvernement correct dans des
lieux comme la Russie sous Eltsine, tandis que les organismes financiers de
Soros spéculaient sur la dette russe et participaient à la mise aux enchère
entachée de multiples scandales des propriétés de l’état).
Au
début 2005, Youschenko, leader de la Révolution Orange accéda à la présidence
et nomma Rybatchiouk vice-Premier Ministre chargé de l’intégration de l’Ukraine
dans l’UE , l’OTAN, et d’autres institutions occidentales. Rybatchiouk poussait
à la privatisation des entreprises et actifs ukrainiens encore propriétés de
l’état.
Pendant
les quelques années qui suivirent, Rybatchiouk occuppa diverses fonctions dans
l’administration en difficulté de Youschenko, déchirée par des divisions
internes. En 2010, Youshenko perdit l’élection contre Yanoukovitch, et un an
plus tard Rybatchiouk était payé par Omidyar et l’USAID pour préparer la prochaine Révolution Orange.
Certains
des fonds de Omidyar étaient spécifiquement destinés à couvrir les coûts de
l’opération « Pour un parlement propre » et les ONG qui la menaient
dans les centres régionaux d’Ukraine. Peu après le début des manifestations
Euromaîdan en novembre dernier, le ministre de l’intérieur fit ouvrir une
enquête pour blanchiment et c’est ainsi que le nom d’Omidyar se retrouva mêlé à
cette lutte politique aux enjeux cruciaux.
D’après
un article du Kiyv Post du 10 février intitulé : « Rybatchiouk : une ONG qui promeut la
démocratie est victime d’une enquête ridicule » :
La police enquête sur Center UA, un
organisme de surveillance du secteur public, le soupçonnant de blanchir de
l’argent, déclare le groupe. Son dirigeant Oleg Rybatchiouk dit que le pouvoir cherche
à donner un avertissement aux autres ONG cherchant à promouvoir la démocratie,
la transparence, la liberté de parole et les droits de l’homme en Ukraine.
D’après
Center UA, la brigade financière du
ministère de l’Intérieur a démarré son enquête le11 décembre. Il semble que
récemment les enquêteurs aient toutefois redoublé d’efforts, questionnant
environ 200 témoins.
Tout ça
se résume au final à un conflit d’intérêt de la pire sorte qui soit :
Omidyar travaille main dans la main avec les organes de la politique étrangère
des Etats-Unis pour s’immiscer dans les affaires de gouvernements étrangers,
co-finançant des changements de régime grâce aux armes bien connues de l’empire
américain — tandis qu’au même moment il embauche une équipe de plus en plus importante
de soi-disant « journalistes indépendants » qui se jure d’enquêter
sur les agissements de l’état américain sur son propre sol et au-delà des
frontières, et se vante de son hostilité à l’égard de ces institutions
étatiques.
Jeremy
Scahill, membre du personnel de First
Look Media a confié au Dayly
Beast :
Nous en avons longuement parlé en interne ;
quelle serait notre position si la Maison Blanche nous demandait de ne pas
publier quelque chose… Chez nous, puisque nous sommes à couteaux tiré avec euxs,
ils ne sauront pas qui appeler. Ils savent qui appeler au Times, au Post. Chez
nous, qui appelleront-ils ? Pierre ? Glenn ?
Parmi
les nombreux problèmes qui se posent dans cette affaire, le plus sérieux c’est
que Omidyar dispose dans son personnel des deux personnes jouissant d’un accès
exclusif à la totalité des informations cachées par Snowden, Glenn Greenwald et
Laura Poitras.
Par
conséquent, le même milliardaire qui a co-financé le « coup »
ukrainien avec l’USAID a également un
accès exclusif aux secrets de la NSA — et ils se trouve très peu de gens dans
les médias indépendants pour oser exprimer le moindre scepticisme par rapport à
une telle situation.
D’un
point de vue plus vaste, il s’agit d’un problème de la vie américaine au XXIe
siècle, de la vie à une époque dominée par les milliardaires. Un problème
auquel nous avons tous affaire — Pando
compte parmi ses 18 investisseurs une série de milliardaires de Silicon Valley
tels que Marc Andreesen (qui fait partie du conseil d’administration de eBay,
présidé par Pierre Omidyar) et Peter Thiel (j’ai enquêté sur ses positions
politiques et les ai décrites comme répugnantes).
Mais ce
qu’il y a de plus inquiétant encore dans l’immédiat, c’est ce qui fait la
différence chez Omidyar. Contrairement aux autres milliardaires, Omidyar n’a
suscité que des éloges de la presse, en particulier chez ceux qu’il a embauché.
En acquérant le « dream team » des vestiges des médias indépendants —
Greenwald, Jeremy Scahill, Wheeler, mon ex-associé Matt Taibbi — sans parler des
« critiques » de la presse tels que Jay Rosen, il achète et le
silence et les louanges.
Les
deux sont très utiles : le silence, un manque de curiosité journalistique
pour les activités d’Omidyar ici et outre-mer, a été acheté pour le prix que
lui a coûté son équipe de vedettes du journalisme indépendant. Le bonus
supplémentaire c’est que ce même investissement achète le silence d’un nombre
toujours croissant de journalistes indépendants sous-payés espérant atterrir
chez lui un de ces jours, et les observatoires des médias en mal de financement
qui survivent grâce aux dons de Omidyar
Network.
Et il
achète aussi les risibles lauriers tressés par des Scahill au Daily Beast qui proclame l’implication
quotidienne de son patron dans la gestion de First Look Media.
Omidyar me paraît un type essentiellement
politique, mais je crois que l’histoire de la NSA et des guerres qui
s’ensuivent ont placé la politique à un lieu beaucoup plus central de son
existence. Il ne fait pas ça comme un loisir. Pierre envoie plus de messages en
interne que quiconque. Et il ne s’agit pas de micromanagement. Ce type a une
véritable vision. Qui consiste à s’opposer à ce qu’il considère comme une
invasion de la vie privée des Américains.
Wheeler
a donc à présent la réponse à sa question — les groupes révolutionnaires
d’Ukraine ont été en partie financés par l’Oncle Sam mais aussi par son patron.
On peut supposer que cela mènera à des questions malaisées sur l’intranet de First Look Media.
Savoir
si Wheeler, Scahill et leurs collègues seront disposés à partager leurs
inquiétudes publiquement en dira long sur la fameuse « indépendance »
de First Look Media par rapport aux
autres affaires de Omidyar et ses associés en Ukraine : l’état américain.
Mark
Ames, 28 février 2014.