Christopher Gérard sur les lieux d'hérésie, dans une soutane païenne |
LE ROMANCIER CHRISTOPHER GÉRARD ME CHERCHE DES
CROSSES
Venez me
poser la question sur n’importe quel ton, n’importe quand, je n’irai pas par
quatre chemins, je vous répondrai franco de port et d’emballage : le
romancier et essayiste Christopher Gérard n’est pas un type recommandable
(comme disait Francis Carco à propos de François Villon dans Nostalgie de Paris). Tout d’abord,
Christopher s’habille mieux que moi.
Bon, je
le fréquente, d’accord, mais c’est par faiblesse.
Lorsque je lui fis remarquer récemment — au
lendemain d’une soirée arrosée donnée à Paris par l’estimable revue littéraire à laquelle nous collaborons
tous deux : Livr’arbitre— qu’il
n’avait pas changé de cravate, il répondit sans vergogne : Oui, mais moi, j’ai changé de chemise.
Au bout de quelques verres, c’est bien simple, on ne peut plus le tenir.
Les affronts qu’on doit subir, je vous demande
un peu. Faut-il avoir de l’estime pour ses confrères.
Ensuite,
il écrit un français d’une pureté, d’une limpidité à faire pâlir de jalousie
n’importe quel romancier digne de ce
nom galvaudé. Combien de foutriquets parisiens à la mode spécialisés dans la
littérature des complexes pourraient l’envier, en admettant qu’ils connaissent
autre chose que le sabir mondialisant seriné par la vulgate mass-médiocrate. Ce qui n’arrange pas du tout mes affaires. Je caracolais, seul, branque, unique au zinc du dock[1],
sur ma crête d’auteur-traducteur puritain sans compromis, et patatras, un
concurrent de taille apparaît dans les périscopes. Comme si ça ne suffisait pas
de se faire virer de partout, faute d’écrire des histoires de bonniche de
gauche en franglais au goût du jour tendance gogol trisomique, plébiscité par Télérama. On se croyait au moins maître sur son lopin de terre, si
peau de chagrin soit-il, rétif à la Novlangue.
Eh bien
non, Christopher Gérard est versé de surcroît dans les langues mortes,
traducteur lui aussi, l’empereur Julien, Virgile et Héraclite, déconne pas.
Enfin,
ses romans sont d’une adresse, d’une esthétique, d’une ironie et d’une lucidité
aveuglantes. Pour employer une expression affreusement vulgaire que le lecteur,
dans son infinie mansuétude, voudra bien pardonner à votre serviteur, par
nature assez peu diplomatique — de quoi
se les mordre !…
La
liberté de ton, le sens du paradoxe sur lesquels vacillent, en équilibre
instable, nos vies d’esclaves, sont encore une pièce à charge au casier
judiciaire déjà chargé de Christopher Gérard (au goulag régime sévère !…),
chez qui ces qualités de jugement du réel sont éblouissantes. En principe,
c’est mon domaine. Ça m’a valu assez
d’ennuis chez les serviles punaises de l’édition française sans qu’un Belge
vienne me contester le protectorat indiscuté de l’indépendance, moi, le parrain
de l’anti-polar, nom d’un chien.
Qui plus
est, Christopher Gérard a des arguments
valables, le bougre. On aura tout vu. Ce qu’il ne faut pas endurer !…
Il
suffit d ‘ajouter qu’on s’arsouille ensemble régulièrement, qu’il me
traîne, comme si de rien n’était, à des
heures indues dans les bouges mal famés — connus de lui seul — de Bruxelles qu’il connaît comme sa poche,
capitale d’Europe, ville interlope du
troisième millénaire, tout en me parlant
d’Ernst Jünger et des présocratiques, vous comprendrez sans peine que votre
bien obligé se sente piqué au vif par l’auteur autochtone !… Christopher
Gérard me cherche des crosses !…
RIRE DE TOUT MAIS PAS AVEC TOUT LE MONDE
« La techno-science-économie a rationalisé
le mythe. L’humain est devenu l’individu démontable. La marionnette
psycho-somatique entre les mains des managers de la vie. Le savoir scientifique
est engagé dans la conquête du pouvoir ultime : maîtriser l’invention de
la vie, pour abolir la mort.
Mais qu’est-ce que le corps en vie, et
qu’est-ce que la vie, si vient à manquer la reconnaissance de la
mort ? »
(Pierre Legendre, DOMINIUM MUNDI, L’empire du management, éditions Mille et une
nuits)
J’ai
pris connaissance de l’œuvre de Christopher dans le désordre, en commençant par
son dernier roman en date : Vogelsang ou la mélancolie du vampire,
éditions l’Âge d’Homme, alors que
les histoires de Dracula me rasent, en général, notamment les versions
supermarché à la Anne Rice qui produisent de si médiocres films hollywoodiens. Mais
Christopher réinventait la lignée et la cosmogonie du vampire en les purgeant
du côté folklorique (Vogelsang se voit très bien dans le miroir, sinon comment
choisirait-il ses cravates ?), en déplaçant son origine vers le Caucase, en
n’évoquant Vlad l’Empaleur des Carpates que comme lointain cousin de la
famille, coupable d’avoir attiré l’opprobre sur tous les membres de la tribu.
De surcroît, toutes les questions en suspens dans l’exergue de Pierre Legendre
ci-dessus étaient présentes dans un texte d’une beauté admirable. La mélancolie du vampire, abyssal vertige
d’éternité — l’abolition de la mort abolit la vie — devant l’impossibilité de
la fin, était ici redoublée par le choc frontal de ce vampire contemporain et
esthète immémorial avec la « techno-science-économie », ce que Debord
appelait, comme par hasard, le mouvement
autonome du non-vivant.
Mais
pour le romancier, les idées ne sont pas des plans d’action — ce sont les
matériaux de la fiction. Or Christopher a choisi depuis longtemps la liberté du
conteur, I’ll play the Blues for you (Albert
King). S’il se sert du mythe, c’est pour enchanter son lecteur ; sa
conviction, ou plutôt son adhésion à la nécessité du Beau comme principe, si
elle est fondatrice de son art du roman, n’a rien du catéchisme. Christopher
préfère la fantaisie du bateleur, convaincu que : L’éternelle comédie de l’existence, « La mer au sourire
innombrable » d’Eschyle, finira toujours par triompher de la tragédie (Nietsche,
Le Gai Savoir).
Un peu
perturbé par un ami aussi encombrant, et tellement plus cultivé que moi,
j’appris ensuite, de son propre aveu ( !), au fond d’une taverne belge
lieu de réunion du groupe surréaliste bruxellois dans les années 1930, qu’il avait
été l’éditeur de la seconde version de la revue païenne Antaïos, et reçu l’aval et le soutien d’Ernst Jünger, excusez du
peu. Quelques lignes écrites par je ne sais qui, je ne sais quand, me
rassurèrent :
Infortunés Dieux ! Les dévots de la Bonne
Parole leur jettent l'anathème, les prophètes leur lancent blâmes et
malédictions, les Grands Prêtres de l'Exégèse manifestent intransigeance et
haine, des rires moqueurs fusent. Il y a donc fort à faire pour soulever la
chape de clichés qui recouvre depuis des lustres les lumières du Paganisme.
Pourtant, il existe une revue du nom d'Antaïos
qui résiste avec autant de superbe que d'ironie. Elle s'entend à éclairer la
véritable signification du Paganisme, à le dépouiller de son aura de scandale
et à ainsi le réhabiliter. Sous le regard lucide de son directeur, l'helléniste
Christopher Gérard, se révèlent alors les prophètes pour ce qu'ils sont : des
cabotins, renvoyés à la niche dans un grand éclat de rire, écho souverain du
fameux rire des Dieux chanté par Homère.
Peu
soucieux de chasser le lecteur avec un article à rallonge, (mais il y a tant à
dire sur un original comme Christopher Gérard !…), je passerai rapidement
sur son essai païen, La Source pérenne, éditions
l’Âge d’Homme, si ce n’est pour préciser que je suis en principe
réfractaire aux essais théosophiques et que j’y allais à reculons suivant ma
déplorable habitude, mais, contre toute attente, je ne m’ennuyai pas une
seconde au long de cette tentative de restaurer la beauté du mythe au prix de
force pirouettes dignes des Dieux farceurs, d’Hermès aux pieds ailés à Ganesh
aux oreilles d’éléphant !… Que toute
vérité qui ne soit pas accueillie par un éclat de rire soit considérée comme un
mensonge, disait encore le regretté Nietsche dans l’ouvrage précédemment
cité.
Place à
la gravité, enfin un peu de sérieux, nom d’une Walkyrie en chaleur.
Christopher, dont le sourire en coin m’agaçait de plus en plus, me donna son
roman Maugis, éditions l’Âge d’Homme, lors d’une soirée aux
regrettables (notamment pour le foie de votre bien obligé) libations, où nous
échouâmes (encore !…) dans les bouges qu’il affectionne. Un miracle que je
ne l’ai pas perdu. Quelques jours plus tard, après une lecture nocturne
d’adolescent attardé, admiratif du talent avec lequel l’intrigue métaphysique
était tissée conjointement à l’intrigue purement romanesque, je lui adressais
ces éloges mérités :
Je viens de terminer
Maugis, qui m'a passionné de bout en bout, moi, si
rétif à la mystique.
Quel grand roman d'aventures. Et la superposition
des plans, comment
dirais-je, physiques et spirituels fonctionne
parfaitement pour donner
un récit à deux ressorts à la fois parallèles
et imbriqués. J'ai bien
sûr remarqué toutes les ambiguités et les
paradoxes de l'intrigue
2e Guerre Mondiale, la répulsion pour l'Ordre
Noir, et l'Ordre Rouge,
mais la distance aussi vis-à-vis de l'Empire
britannique, avec des
personnages comme ce camarade indien d'Oxford
combattant du côté des
boches, les allusions au bombardement de Dresde par les Alliés, etc.
Quel cocktail ! Ébouriffant ! Comme toujours une langue superbe. Et une
Quel cocktail ! Ébouriffant ! Comme toujours une langue superbe. Et une
véritable proximité avec
le thème païen, pas si facile à faire passer.
Un tour de force. Quand
je pense que les petits Français prétentiards
ne parlent plus que de
leur banderole ou de leurs génitoires, ce qui
revient à peu près au même.
Je suis très fier d'avoir lié amitié avec un
auteur comme toi. Ça me
rehausse mon statut (qui en a bien besoin).
Une dernière chose :
j'ai connu Inishmore (aux îles d’Aran où se déroule un des chapitres du roman)
en 1986, où j'ai passé
plusieurs mois en
Irlande du Nord et du Sud. À l'époque (ça n'est plus
comme ça, hélas —
tourisme et UE), on partait de Galway même, sur un
rafiot du type que tu
décris, avec le bétail. Les autochtones parlaient
encore gaélique entre
eux, et se planquaient derrière les petits murets
de pierres quand la
tempête survenait (une fois par quart d'heure,
environ). Le jour du
retour à Galway, toute l'île chargeait des
troupeaux de vaches sur
le bateau. Les mecs poussaient les bestioles
affolées sur le quai,
leur passaient des sangles sous le ventre et un
treuil les déposait sur
le rafiot. Elles beuglaient à fendre l'âme, et
entre deux troupeaux,
les autochtones allaient prendre une pinte au pub
situé un peu plus haut,
pour se donner des forces. Le bateau, qui
devait partir à midi, a
levé l'ancre à 18 heures. Te dire si je me suis
retrouvé. Je ne connais
ni Oxford, mais tu m'as donné envie d'y aller,
ni Bénarès, mais je suis
réticent là par contre, je suis du type
Occidental malade aux
colonies. Je me contenterai donc de tes
descriptions.
Amitiés,
Je
crois qu’il va falloir me résigner à fréquenter Christopher Gérard. Parmi mes
confrères, il y en a peu d’aussi vexants pour mon incomparable profondeur
subjective, mais peu d’aussi respectables…
TM, novembre 2013.
[1] Emprunt
sans scrupule à des vers de mon très
cher ami Pierre-François Moreau,
remarquable poète injustement méconnu.