Kira Sapguir |
sur le site de la revue littéraire, Literatournaïa Gazeta.
LA MURAILLE DE VERRE
De Kira Sapguir
( Article paru dans « Literatournaïa Gazeta »,
traduit par TM)
Dans le monde fantasque de l’interlinguistique, deux
civilisations se contemplent comme à travers une muraille de verre. Tout est
visible, tout est clair — tout en restant simultanément inaccessible,
impalpable. Sur ce plan-là, deux forces élémentaires — française et russe —
ressentent dès l’origine une attraction répulsion instantanée. Les Français
sont par exemple agacés par notre piété envers Pouchkine. À l’épreuve de la
traduction, sa poésie perd son éclair de génie. (Notons que la traduction de la
langue de Pouchkine dans la langue de Racine est plus difficile qu’en sens
contraire).
Seul un fanatique ou un aventurier hardi osera tenter de
traverser cette muraille de verre, décidé à se risquer dans un dangereux
territoire sans garde-fous… C’est à cette catégorie de possédés qu’appartient
Thierry Marignac.
Ce romancier a appris le russe (pour paraphraser le poète)
« Rien que pour tenir une conversation avec Limonov ». Ils se lièrent
d’amitié lors du séjour d’Editchka sur les berges de la Seine. Et Marignac resta à jamais sous l'influence du charisme de Limonov — poète et chef de meute.
De plus, Marignac apprit la Russie, comme on ne peut que le
souhaiter, « pas dans les manuels ». Ses « universités
russes » furent les ruelles déshéritées de la capitale, les « villes
au nom d’usine métallurgique » moroses de la province russe. C’est là que
Marignac, ancien boxeur amateur entraîné s’aventura à la recherche de la
« Russie sans camouflage ». C’est à cette « Russie des
faubourgs », que « le chevalier des lettres en gants de boxe »
français consacra une série de romans (et nous ajouterons qu’il commença bien
avant le sieur Carrère). Ainis avec le thriller psychologique
« Fuyards », le livre consacré aux toxicomanes ukrainiens (notamment
à Odessa) « Vint », et enfin « Milieu hostile », sur les
SDF du Sud de la Russie. Chacun de ces livres est dans son genre une
« notice du souterrain », peuplé d’étranges étrangers, de gens
plongés dans une anfractuosité de l’époque.
Et, il y a peu de temps — de façon complètement inattendue —
l’éditeur « L’Écarlate » a publié l’anthologie « Des Chansons
pour les sirènes », où figuraient des vers de trois poètes russes traduits
par T. Marignac en édition bilingue : Natacha Medvedeva, Sergueï Essenine, et Sergueï Tchoudakov.
Il est quelque peu étrange de constater que sur la
couverture de cet ouvrage le nom du traducteur s’étale en capitales et en tête
de gondole. (J’ajouterai que le nom de l’auteur de ces lignes y figure
également, balancé au petit bonheur dans ce recueil comme un « Portrait de
groupe dans un paysage après la bataille » …).
Quel est pour le traducteur le lien entre ces poètes de dimension
complètement différente ? Soyons indulgents : il est difficile au
Français enthousiaste de la muse russe de comprendre qu’Essenine, adoré au
départ par les grands-ducs, et ensuite par les dirigeants soviets, n’avait pas
grand chose d’un marginal. Et aligner un des meilleurs poètes russes
(Essenine) aux côtés de Medvedeva — relève du sacrilège. (En dépit du culte
qui entoure désormais feu l’épouse morganatique de Limonov).
Et tout à fait hors normes dans ce trio — Sergueï
Tchoudakov, raffiné, cynique, héritier paria de Batouchkov !
Il est possible que Marignac ait rassemblé ces trois-là pour
se reposer dans la compagnie de ses semblables. En effet, cet auteur est une
relique héritée des étudiants émeutiers de 1968. Il aime Essenine moins pour
ses « forêts dorées » que parce que le poète est l’idole des ivrognes
russes — mot pour mot, « il buvait autant que nous ».
À la différence d’Essenine, les vers de Medvedeva ne peuvent
se lire sans connaître le contexte de ses escapades désastreuses. Et T. Marignac
fut tout d’abord attiré vers Tchoudakov en raison de sa biographie pittoresque
— pour laquelle, le traducteur, ne doutant de rien, le gratifie même du
qualificatif de « Mallarmé rouge » ! Pourtant, selon les mots de
Marcel Proust « L’homme qui bavarde au salon et celui qui compose sa
poésie, sont deux individus distincts ». Selon la célèbre théorie de
Proust, il convient de faire la différence entre l’œuvre et la biographie de
l’auteur.
Qu’est-ce qui plait chez ces trois poètes, à leur
« gardien du temple » français ? En fait, Thierry Marignac, par
son style, son mode de vie, et ses livres, est typiquement un « anarchiste
de droite ». Au premier abord, cette expression, choc de termes
contradictoires, semble un oxymore. Mais c’est souvent ainsi que se baptisent
les individualistes, en marge de la société, artistes et intellectuels vivant
avec le sentiment de leur liberté intérieure.
Enfin, que représentent ces traductions ? Le bousculeur
d’idées reçues Henri de Montherlant
affirmait que la qualité d’une traduction ne changeait rien (prenant
pour exemple les traductions indigentes de son mentor, Léon Tolstoï). Un grand
auteur reste un grand auteur quoi qu’il en soit. Cependant, on peut et l’on
doit juger une traduction suivant ses
mérites.
Les traductions de Thierry Marignac, malgré leurs travers
occasionnels — sont crédibles par leur tonalité, leur son, leur instinct, leur
sens général du tact. Et le plus important, cet auteur français, avec un
authentique sens de la langue russe, cherche le salut pour d’autres et pour
lui-même dans la littérature — et cogne sur la muraille de verre avec un
désespoir acharné.
Kira Sapguir, mars 2013.