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Édouard Limonov, assis au centre, en jeune poète Rastignac parti à la conquête de Moscou (début des années 1970). |
Héros d’un temps de troubles
Par
Kira Sapguir
(Traduction TM)
Devenir écrivain est le rêve d’un Français sur trois, selon les statistiques. Et un demi-million de Français âgés de plus de 18 ans, conservent un manuscrit dans un dossier secret. Et à quoi rêvent les auteurs le cœur battant, célèbres ou inconnus ? Aux prix littéraires, bien entendu. Lequel d’entre eux reste insensible aux mots magiques — « Goncourt », « Médicis », "Renaudot", « Fémina », « Décembre » — le splendide quintet couronnant l’olympe des prix de la littérature française ?
GONCOURT AGRICOLE
« Goncourt »… Ce mot contient tant de choses ! Au seuil de cette moisson automnale de lauriers littéraires, la rumeur et la critique prédisent que cette récompense ira au Limonov d’Emmanuel Carrère, paru en septembre aux éditions POL. L’auteur est un écrivain français connu aux racines russes, lauréat de plusieurs prix prestigieux, y compris le tout récent prix de la Langue Française 2011. Deux de ses romans ont été publiés en Russie, où Carrère se rend sans arrêt et où selon ses propres dires, lui revient « La langue de son enfance émigrée » (Bien qu’il ait en réalité appris la langue de Pouchkine à l’institut de langues et civilisations orientales, département russe). En 2007, cette « résurgence de la langue russe » poussa Carrère à écrire « Un roman russe ». Il y évoquait la collaboration avec les nazis de son grand-père, Georges Zourabichvili — sur lequel ne manqua pas d’éloquence… la propre mère de l’auteur, Hélène Carrère d’Encausse, historienne et politologue, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française. En 1978 parut sa thèse consacrée à la question nationale en URSS, sous le titre « L’Empire éclaté ». Et « l’évidence invraisemblable » se produisit : grâce à la lecture du surtitre crève-les-yeux Hélène Carrère d’Encausse acquit une célébrité mondiale jusqu’au jour d’aujourd’hui comme « prophétesse de la désintégration de l’URSS ». Que faire ? Les gens n’ont plus le temps de lire — à moins que ce ne soit des journaux.
Son fils Emmanuel marcha sur les traces de sa mère au beau brin de plume. Et il vient d’écrire son Limonov de 500 pages, pressentant le cheval gagnant en abordant ce thème — et c'est loin d'être une malheureuse initiative. Son Limonov trône en tête de gondole des meilleures ventes en librairie.
BOURDES
Il est bien difficile de définir le genre auquel appartient ce livre. Ce n’est pas une œuvre de publiciste, mais on ne peut l’appeler roman. Carrère lui-même désigne ce genre par le terme très fumeux de récit, parce qu’il est fondé sur des faits de son choix entièrement réels, quoique rendus dans un style reportage aux multiples strates (et au déluge de mots). C’est un genre très populaire, en France. Le moindre éditeur présente un bouquin de cette sorte tous les ans.
Le théâtre commence au vestiaire, mais le récit, lui souvent avec une citation qui définit la tonalité générale. En guise de « mise en voix » de son livre E. Carrère a placé des paroles de Vladimir Poutine. Mais elles sont inexactes. Ça vaut le coup de vérifier. Chez Carrère : « Celui qui ne regrette pas la chute du communisme n’a pas de cœur. Mais celui qui souhaite restaurer le communisme dans sa forme précédente n’a pas de tête ». Mais chez Poutine : « Celui qui ne regrette pas la chute de L’Union soviétique n’a pas de cœur. Mais celui qui souhaite restaurer l’Union soviétique dans sa forme précédente n’a pas de tête ». La citation originale ne parle pas de la structure soviétique, ni de la stagnation, ni du Politbureau — mais de l’écroulement de l’Union soviétique et de la reconquête de l’empire russe. Les citations des hommes d’État ne valent en général pas grand-chose, et encore moins quand on les emploie de travers. Et c’est précisément de ce genre de bourdes (volontaires ou accidentelles) que ce livre est farci.
PHOTO SYMBOLE
Je possède dans mon appartement parisien une photo datant du début des années 1970 : visages figés volontairement dans des poses solennelle — cinq personnes. En col mao le satiriste Vagritch Bakhanian ; le crâne rasé, vêtu d’un pull élégant, Igor Kholine ; sanglé dans une veste sévère Henri Sapguir, Vladislav Lenn, avec ses lunettes noires ; au centre, cheveux bouclés et nœud papillon : Édouard Limonov qui en avait conçu l’idée. « Faisons-nous prendre en photo tous ensemble, comme une troupe de théâtre », avait proposé Limonov. J’avais cherché un photographe sur le Vieil Arbat, qui avait pris le cliché sur un appareil antédiluvien, quasiment avec négatifs sur plaque de verre…
Cette photo devint le symbole des liens indéfectibles (du moins le croyait-on alors) d’une poignée d’artistes « de gauche » (c’est ainsi qu’on les nommait) groupe hétéroclite, poètes et peintres. Dans l’atmosphère étouffante de stagnation de cette époque, c’était là, dans ce cercle étroit, que, miraculeusement, circulait une légère mais constante bouffée d’oxygène. Venu de Kharkov, le poète Édouard Limonov devint un membre à part entière de cette communauté artistique.
LA SPLENDIDE HELENA
Je connais Limonov depuis ses premiers pas à Moscou. Il venait fréquemment chez nous avec le cahier où il écrivait ses vers, dans la rue Chepkine. Il était avec Anna venue elle aussi de Kharkov, triste créature en robe de velours au col de dentelles comme une petite fille de trois ans. Et la rencontre d’Hélena et d’Édouard se produisit à mon anniversaire. « La splendide Hélena » (Kozlik pour les proches, ainsi surnommée à cause de son nom de jeune fille, Kozlov), habillée chez Dior des pieds à la tête, était alors avec son mari Vitia, un homme sans beauté, bienveillant et riche. Mais Édouard, comme on dit, vint, la vit et vainquit — toutefois pas immédiatement. Edik débarqua chez nous, tout droit sorti du « Sklifa » (C’est comme ça qu’on appelait la polyclinique Sklifassofcki, équivalent moscovite de la Salpétrière à Paris). Livide, les poignets bandés. Tremblant des pieds à la tête, il but du thé dans la cuisine.
« Ce soir, je me suis tranché les veines dans la cuisine d’Hélena » me confia-t-il. «J’étais posté en sentinelle dans l’immeuble. Je suis entré dans leur appartement de location. Elle était rentrée dans la nuit, en compagnie de K, l'acteur. J'ai pénétré derrière eux subrepticement dans la cuisine. Je suis resté assis en me demandant : qui dois-je tuer ? Le chien ? Non, c’est injuste. Lui, elle ? On va me foutre en taule. Et j’ai décidé de me tuer moi-même mais pas complètement, pour qu’ils me sauvent. Et je me suis coupé les veines avec un couteau et le sang a giclé jusque sur le plafond. Ils ont accouru aussitôt m’ont bandé les poignets en déchirant son peignoir de dentelles en lanières et ils ont passé la nuit à nettoyer le sang dans la cuisine. Il fallait faire vite parce que son mari rentrait de Varsovie le lendemain matin. Après ils m’ont emmené au Skifla…Que dois-je faire ? ». « Quelle chance tu as, Edik » lui dis-je. « Tu as trouvé une compagne de jeu idéale. Tu peux jouer avec elle jusqu’à la fin de tes jours. En effet ta vie est un jeu, tout ce qui est, et tout ce qui sera… » C’est bien ce qui s’est passé plus tard. C’est bien ce qui passe encore maintenant.
Parole, nous communiquions de la manière la plus intime. Mais dans les pages du livre de Carrère, je me heurte à ce genre de « perles » : " Sapguir... est une des rares personnes de leur connaissance qui se débrouille bien dans sa vie. Auteur de contes pleins d'ours et de roussalkas (русалка - fr. sirène) que lisent tous les enfants du pays, il a un bel appartement, une datcha (sic!) /.../
On rencontrait chez lui des gens comme les frères Mikhalkov, Nikita et Andrei"
(Pour une raison quelconque, défiant toute réflexion sérieuse, les "formalistes" comme on les appelait à l'époque échappaient à la censure en littérature enfantine)
Mon cher Editchka, tu dois te régaler ! Mais, non, ils ne sont jamais venus, ni ensemble, ni séparément ! Et nous n’avons, hélas, jamais eu de datcha. Toi, tu venais chez nous. Et tes amis SMOGUISTES. Vous étiez unis comme les doigts de la main, vous vous croisiez presque tous les jours ! Dans le livre, on trouve cette déclaration : « Les Beat de New York restèrent dans son panthéon, mais pas les Smoguistes ». C’est vrai, ça, Editchka ?! On comprend que depuis Kharkov tes idoles aient été Kerouac, Ginsberg, Warhol. Mais quand même pourquoi écarter Goubanov, Aleïnikov, tes compatriotes, tes frères d’armes ? Editchka ? Ça n’est pas juste. Ce sont tes anciens amis.
« Que dois-je faire ? » me questionna Kozlik (Hélena). Je suis amoureuse de Limonov mais je n’arrive pas à quitter Vitia ! » « Joue-le à pile ou face » lui conseillais-je. « Face — Vitia. Pile — Limonov ». Elle prit mon conseil pour argent comptant et lança la pièce trois fois de suite. Et trois fois apparut le côté pile. La suite est connue de tout le monde, ils se marièrent à l’église et à l’automne 1974, le vent de l’émigration souffla sur eux, les emportant au-delà des mers. Un an et demi plus tard le manuscrit de « C’est moi Editchka » (Le Poète russe préfère les grands nègres) retraversa les océans pour revenir vers nous. Avec quel ravissement notre groupe lut-il ce roman espiègle semblable à Gil Blas de Sentillane. C’est ce « Editchka » qui devait inscrire Limonov dans la littérature mondiale, comme le Lolita de Nabokov.
Passons sur les erreurs historiques ( !) d’E. Carrère : attribuer l’armée Vlassov (alliée aux nazis) aux Russes blancs alors qu’elle était composée de prisonniers soviétiques cherchant à échapper aux camps nazis pour l’essentiel, la conquête de la Moldavie à Staline, alors qu’elle appartenait à l’empire russe depuis 1812 après avoir été ottomane.
Sur les 14 ans passés à Paris, l’auteur garde un silence complet sur l’entourage russe de Limonov, ne parlant que de sa nouvelle amie Natalia Medvedeva ou des célébrités comme Jean-Edern Hallier rédacteur-en-chef de L’idiot International et son cercle d’intellectuels clinquants. C’est pourtant dans cette parenthèse qu’on relève des figures majeures, telles que M. Chemiakine, V. Brui, I. Andreev et autres. Le héros du « récit » en est en partie responsable, ce n’est pas tout à fait accidentel, il n’a pas envie d’un portrait de groupe, une communication d’égal à égal. Son entourage présent est composé de Natsbols juvéniles.
Dans son livre, Carrère se présente avec coquetterie comme un petit-bourgeois dans l’espoir qu’on le contredise. Mais c’est un philistin, un conformiste. Il sait, pour citer Paul Valéry « d’avance jusqu’où aller trop loin ». En particulier en ce qui concerne les évènements de Serbie : il partage l’opinion antiserbe des intellectuels français « engagés ». Les Français diabolisent les Serbes. En effet après le démantèlement de la Yougoslavie, contrairement aux Russes des anciennes républiques soviétiques, ceux-ci n’ont pas accepté le statut de citoyens de second rang en Croatie, et en Bosnie. Ils ont été entraînés dans de sanglantes guerres ethniques. Et Limonov s’est engagé aux côtés des « frères serbes », participant aux trois guerres (Vukovar, Bosnie, Kraïna).
CAMOUFLAGE
Carrère remarque avec justesse que Limonov est dépourvu d’imagination — pareil à Carrère lui-même, du reste. Ni l’un ni l’autre ne sont doués pour la fiction. Limonov est cependant un analyste observateur et pénétrant, un maître du portrait.
Limonov est doué d’un talent naturellement supérieur à Houelbecque, la baronne belge Nothomb, et Carrère lui-même. Mais le héros de Carrère ainsi que son prototype vivant est indésirable dans la société occidentale. Ses qualités d’écrivain sont passées sous silence. C’est bien entendu le droit de Carrère de dire que Limonov est indifférent à tout et tous à part lui-même. Mais ce n’est pas un lâche et il aime le camouflage, y compris celui des tenues léopard. Mais lorsque Carrère vit Limonov en tenue camouflée tirer en l’air dans le paysage de Sarajevo à la BBC, il reporta son livre d’un an.
Ouvertement conformiste, E. Carrère emploie constamment le pronom pluriel : « Nous » : « De notre point de vue (c’est à dire de celui du petit-bourgeois français) Limonov est un fasciste ». C’est pour la même raison qu’il omet de parler des raisons du retour de Limonov en Russie. Et préfère ne souffler mot du livre d’Édouard « Le grand Hospice occidental » ( Belles Lettres, Paris 1993). En effet, ce livre, le dernier paru en France avant le départ de Limonov, écrit sans conteste sous l’influence d’Alexandre Douguine, futur idéologue du Nats-Bolchevisme porte littéralement un coup fatal au tissu social français. Et c’est avec des extraits de ce livre que le journal Le Monde expédia Limonov dans l’enfer rouge-brun. Édouard mesura la situation avec un sang-froid total. Il comprit qu’il était devenu une figure odieuse aux yeux des intellectuels français. Ça signifiait qu’on ne publierait plus ses livres. Il décida de partir.
« Le nom même d’Édouard Limonov justifie à lui seul notre époque troublée et honteuse » devait écrire le natsbol Zakhar Prilepine (auteur de San'Kia, roman, et de Des Chaussures pleines de vodka chaude, nouvelles, les deux ouvrages sont parus chez Actes-Sud).
C’est vrai — envers et contre tout. Limonov est talentueux, audacieux aventureux. Un révolté, toujours prêt à troubler le repos — Il n’a jamais appris à se mentir à lui-même.
© Kira Sapguir, octobre 2011.