Guest stars

22.10.11

MILIEU HOSTILE, roman de TM(éditions La Baleine), en librairie dans dix jours




Présentation de l'éditeur: 
" Lui, c’était Dessaignes, ex-facilitateur ONG en Russie, extraducteur juridique aux Etats-Unis, intérimaire cosmopolite, demi-solde d’une caste inférieure d’employés internationaux – roulant au gré des chocs de l’existence comme une boule de billard jouée à plusieurs bandes, sur la planète. De Moscou à Paris, à New York, jusqu’en Crimée. » Milieu Hostile met en scène le même personnage que Renegade Boxing Club (Série Noire, Gallimard): Dessaignes. Traducteur calamiteux, celui-ci est à présent parachuté en Crimée, Ukraine, pour répondre à l’appel d’un amour d’autrefois. Il devient alors une proie facile pour son vieux copain Loutrel, en poste d’ONG humanitaire en Lituanie qui l’envoie en mission de renseignements à Kiev. Loutrel, travaille en réalité pour les laboratoires pharmaceutiques Heinz, fournisseurs des ONG et de la nomenklatura médico-policière d’Ukraine. Loutrel rêve d’aller affronter la dictature biélorusse toute proche, tandis que sa femme, récemment rescapée du Tatarstan, rêve de Paris. Lorsque celle-ci tombe enceinte, les ambitions de Loutrel sont réduites à néant. Il est néanmoins obligé d’envoyer Dessaignes au casse-pipe."


Tout sur cette dérive dans une zone de tempête(Milieu Hostile, TM, éditions La Baleine), au lien ci-dessous(vidéo de l'auteur en capitaine Haddock):

21.10.11

Limonov par les siens

Édouard Limonov, assis au centre, en jeune poète Rastignac parti à la conquête de Moscou (début des années 1970).

            Héros d’un temps de troubles
         Par
Kira Sapguir
(Traduction TM)
         Devenir écrivain est le rêve d’un Français sur trois, selon les statistiques. Et un demi-million de Français âgés de plus de 18 ans, conservent un manuscrit dans un dossier secret. Et à quoi rêvent les auteurs le cœur battant, célèbres ou inconnus ? Aux prix littéraires, bien entendu. Lequel d’entre eux reste insensible aux mots magiques — « Goncourt », « Médicis », "Renaudot", « Fémina », « Décembre » — le splendide quintet couronnant l’olympe des prix de la littérature française ?

GONCOURT AGRICOLE
         « Goncourt »… Ce mot contient tant de choses ! Au seuil de cette moisson automnale de lauriers littéraires, la rumeur et la critique prédisent que cette récompense ira au Limonov d’Emmanuel Carrère, paru en septembre aux éditions POL. L’auteur est un écrivain français connu aux racines russes, lauréat de plusieurs prix prestigieux, y compris le tout récent prix de la Langue Française 2011. Deux de ses romans ont été publiés en Russie, où Carrère se rend sans arrêt et où selon ses propres dires, lui revient « La langue de son enfance émigrée » (Bien qu’il ait en réalité appris la langue de Pouchkine à l’institut de langues et civilisations orientales, département russe). En 2007, cette « résurgence de la langue russe » poussa Carrère à écrire « Un roman russe ». Il y évoquait la collaboration avec les nazis de son grand-père, Georges Zourabichvili — sur lequel ne manqua pas d’éloquence… la propre mère de l’auteur, Hélène Carrère d’Encausse, historienne et politologue, secrétaire perpétuelle de l’Académie Française. En 1978 parut sa thèse consacrée à la question nationale  en URSS, sous le titre « L’Empire éclaté ». Et « l’évidence invraisemblable » se produisit : grâce à la lecture du surtitre crève-les-yeux Hélène Carrère d’Encausse acquit une célébrité mondiale jusqu’au jour d’aujourd’hui comme « prophétesse de la désintégration de l’URSS ». Que faire ? Les gens n’ont plus le temps de lire — à moins que ce ne soit des journaux.

         Son fils Emmanuel marcha sur les traces de sa mère au beau brin de plume. Et il vient d’écrire son Limonov de 500 pages, pressentant le cheval gagnant en abordant ce thème — et c'est loin d'être une malheureuse initiative. Son Limonov trône en tête de gondole des meilleures ventes en librairie.


BOURDES
Il est bien difficile de définir le genre auquel appartient ce livre. Ce n’est pas une œuvre de publiciste, mais on ne peut l’appeler roman. Carrère lui-même désigne ce genre par le terme très fumeux de récit, parce qu’il est fondé sur des faits de son choix entièrement réels, quoique rendus dans un style reportage aux multiples strates (et au déluge de mots). C’est un genre très populaire, en France. Le moindre éditeur présente un bouquin de cette sorte tous les ans.

         Le théâtre commence au vestiaire, mais le récit, lui souvent avec une citation qui définit la tonalité générale. En guise de « mise en voix » de son livre E. Carrère a placé des paroles de Vladimir Poutine. Mais elles sont inexactes. Ça vaut le coup de vérifier. Chez Carrère : « Celui qui ne regrette pas la chute du communisme n’a pas de cœur. Mais celui qui souhaite restaurer le communisme dans sa forme précédente n’a pas de tête ». Mais chez Poutine : « Celui qui ne regrette pas la chute de L’Union soviétique n’a pas de cœur. Mais celui qui souhaite restaurer l’Union soviétique dans sa forme précédente n’a pas de tête ». La citation originale  ne parle pas de la structure soviétique, ni de la stagnation, ni du Politbureau — mais de l’écroulement de l’Union soviétique et de la reconquête de l’empire russe. Les citations des hommes d’État ne valent en général pas grand-chose, et encore moins quand on les emploie de travers. Et c’est précisément de ce genre de bourdes (volontaires ou accidentelles) que ce livre est farci.

         PHOTO SYMBOLE
Je possède dans mon appartement parisien une photo datant du début des années 1970 : visages figés volontairement dans des poses solennelle — cinq personnes. En col mao le satiriste Vagritch Bakhanian ; le crâne rasé, vêtu d’un pull élégant, Igor Kholine ; sanglé dans une veste sévère Henri Sapguir[1], Vladislav Lenn, avec ses lunettes noires ; au centre, cheveux bouclés et nœud papillon : Édouard Limonov qui en avait conçu l’idée. « Faisons-nous prendre en photo tous ensemble, comme une troupe de théâtre », avait proposé Limonov. J’avais cherché un photographe sur le Vieil Arbat[2], qui avait pris le cliché sur un appareil antédiluvien, quasiment avec négatifs sur plaque de verre…
        
Cette photo devint le symbole des liens indéfectibles (du moins le croyait-on alors) d’une poignée d’artistes « de gauche » (c’est ainsi qu’on les nommait) groupe hétéroclite, poètes et peintres. Dans l’atmosphère étouffante de stagnation de cette époque, c’était là, dans ce cercle étroit, que, miraculeusement, circulait une légère mais constante bouffée d’oxygène. Venu de Kharkov, le poète Édouard Limonov devint un membre à part entière de cette communauté artistique.



LA SPLENDIDE HELENA
Je connais Limonov depuis ses premiers pas à Moscou. Il venait fréquemment chez nous avec le cahier où il écrivait ses vers, dans la rue Chepkine. Il était avec Anna venue elle aussi de Kharkov, triste créature en robe de velours au col de dentelles comme une petite fille de trois ans. Et la rencontre d’Hélena et d’Édouard se produisit à mon anniversaire. « La splendide Hélena » (Kozlik pour les proches, ainsi surnommée à cause de son nom de jeune fille, Kozlov), habillée chez Dior des pieds à la tête, était alors avec son mari Vitia,  un homme sans beauté, bienveillant et riche. Mais Édouard, comme on dit, vint, la vit et vainquit — toutefois pas immédiatement. Edik débarqua chez nous, tout droit sorti du « Sklifa » (C’est comme ça qu’on appelait la polyclinique Sklifassofcki, équivalent moscovite de la Salpétrière à Paris).  Livide, les poignets bandés. Tremblant des pieds à la tête, il but du thé dans la cuisine.

« Ce soir, je me suis tranché les veines dans la cuisine d’Hélena » me confia-t-il. «J’étais posté en sentinelle dans l’immeuble. Je suis entré dans leur appartement de location. Elle était rentrée dans la nuit, en compagnie de K, l'acteur. J'ai pénétré derrière eux subrepticement dans la cuisine. Je suis resté assis en me demandant : qui dois-je tuer ? Le chien ? Non, c’est injuste. Lui, elle ? On va me foutre en taule. Et j’ai décidé de me tuer moi-même mais pas complètement, pour qu’ils me sauvent. Et je me suis coupé les veines avec un couteau et le sang a giclé jusque sur le plafond. Ils ont accouru aussitôt m’ont bandé les poignets en déchirant son peignoir de dentelles en lanières et ils ont passé la nuit à nettoyer le sang dans la cuisine. Il fallait faire vite parce que son mari rentrait de Varsovie le lendemain matin. Après ils m’ont emmené au Skifla…Que dois-je faire ? ». «  Quelle chance tu as, Edik » lui dis-je. « Tu as trouvé une compagne de jeu idéale. Tu peux jouer avec elle jusqu’à la fin de tes jours. En effet ta vie est un jeu, tout ce qui est, et tout ce qui sera… » C’est bien ce qui s’est passé  plus tard. C’est bien ce qui passe encore maintenant.

Parole, nous communiquions de la manière la plus intime. Mais dans les pages du livre de Carrère, je me heurte à ce genre de « perles » : " Sapguir... est une des rares personnes de leur connaissance qui se débrouille bien dans sa vie. Auteur de contes pleins d'ours et de roussalkas (русалка - fr. sirène) que lisent tous les enfants du pays, il a un bel appartement, une datcha (sic!) /.../
On rencontrait chez lui des gens comme les frères Mikhalkov, Nikita et Andrei"
(Pour une raison quelconque,  défiant toute réflexion sérieuse, les "formalistes" comme on les appelait à l'époque échappaient à la censure en littérature enfantine)
 Mon cher Editchka, tu dois te régaler ! Mais, non, ils ne sont jamais venus, ni ensemble, ni séparément ! Et nous n’avons, hélas, jamais eu de datcha. Toi, tu venais chez nous. Et tes amis SMOGUISTES[3]. Vous étiez unis comme les doigts de la main, vous vous croisiez presque tous les jours ! Dans le livre, on trouve cette déclaration : « Les Beat de New York restèrent dans son panthéon, mais pas les Smoguistes ». C’est vrai, ça, Editchka ?! On comprend que depuis Kharkov tes idoles aient été Kerouac, Ginsberg, Warhol. Mais quand même pourquoi écarter Goubanov, Aleïnikov, tes compatriotes, tes frères d’armes ? Editchka ? Ça n’est pas juste. Ce sont tes anciens amis.

         « Que dois-je faire ? » me questionna Kozlik (Hélena). Je suis amoureuse de Limonov mais je n’arrive pas à quitter Vitia ! » « Joue-le à pile ou face » lui conseillais-je. « Face — Vitia. Pile — Limonov ». Elle prit mon conseil pour argent comptant et lança la pièce trois fois de suite. Et trois fois apparut le côté pile. La suite est connue de tout le monde, ils se marièrent à l’église et à l’automne 1974, le vent de l’émigration souffla sur eux, les emportant au-delà des mers. Un an et demi plus tard le manuscrit de « C’est moi Editchka » (Le Poète russe préfère les grands nègres) retraversa les océans pour revenir vers nous. Avec quel ravissement notre groupe lut-il ce roman espiègle semblable à Gil Blas de Sentillane. C’est ce « Editchka » qui devait inscrire Limonov dans la littérature mondiale, comme le Lolita  de Nabokov.


SILENCE COMPLET
Passons sur les erreurs historiques ( !) d’E. Carrère : attribuer l’armée Vlassov (alliée aux nazis) aux Russes blancs alors qu’elle était composée de prisonniers soviétiques cherchant à échapper aux camps nazis  pour l’essentiel, la conquête de la Moldavie à Staline, alors qu’elle appartenait à l’empire russe depuis 1812 après avoir été ottomane.

Sur les 14 ans passés à Paris, l’auteur garde un silence complet sur l’entourage russe de Limonov, ne parlant que de sa nouvelle amie Natalia Medvedeva ou des célébrités comme Jean-Edern Hallier rédacteur-en-chef de L’idiot International et son cercle d’intellectuels clinquants. C’est pourtant dans cette parenthèse qu’on relève des figures majeures, telles que M. Chemiakine[4], V. Brui[5], I. Andreev[6] et autres. Le héros du « récit » en est en partie responsable, ce n’est pas tout à fait accidentel, il n’a pas envie d’un portrait de groupe, une communication d’égal à égal. Son entourage présent est composé de Natsbols juvéniles.

Dans son livre, Carrère se présente avec coquetterie  comme un petit-bourgeois dans l’espoir qu’on le contredise. Mais c’est un philistin, un conformiste. Il sait, pour citer Paul Valéry « d’avance jusqu’où aller trop loin ». En particulier en ce qui concerne les évènements de Serbie : il partage l’opinion antiserbe des intellectuels français « engagés ».  Les Français diabolisent les Serbes. En effet après le démantèlement de la Yougoslavie, contrairement aux Russes des anciennes républiques soviétiques, ceux-ci n’ont pas accepté le statut de citoyens de second rang en Croatie,  et en Bosnie. Ils ont été entraînés dans de sanglantes guerres ethniques. Et Limonov s’est engagé aux côtés des « frères serbes », participant  aux trois guerres (Vukovar, Bosnie, Kraïna).


CAMOUFLAGE
Carrère remarque avec justesse que Limonov est dépourvu d’imagination — pareil à Carrère lui-même, du reste. Ni l’un ni l’autre ne sont doués pour la fiction. Limonov est cependant un analyste observateur et pénétrant, un maître du portrait.

Limonov est doué d’un talent naturellement supérieur à Houelbecque, la baronne belge Nothomb, et Carrère lui-même. Mais le héros de Carrère ainsi que son prototype vivant est indésirable dans la société occidentale. Ses qualités d’écrivain sont passées sous silence. C’est bien entendu le droit de Carrère de dire que Limonov est indifférent à tout et tous à part lui-même. Mais ce n’est pas un lâche et il aime le camouflage, y compris celui des tenues léopard. Mais lorsque Carrère vit Limonov en tenue camouflée tirer en l’air dans le paysage de Sarajevo à la BBC, il reporta son livre d’un an.

Ouvertement conformiste, E. Carrère emploie constamment le pronom pluriel : « Nous » : « De notre point de vue (c’est à dire de celui du petit-bourgeois français) Limonov est un fasciste ». C’est pour la même raison qu’il omet de parler des raisons du retour de Limonov en Russie. Et préfère ne souffler mot du livre d’Édouard « Le grand Hospice occidental » ( Belles Lettres, Paris 1993). En effet, ce livre, le dernier paru en France avant le départ de Limonov, écrit sans conteste sous l’influence d’Alexandre Douguine, futur idéologue du Nats-Bolchevisme porte littéralement un coup fatal au tissu social français. Et c’est avec des extraits de ce livre que le journal Le Monde expédia Limonov dans l’enfer rouge-brun. Édouard mesura la situation avec un sang-froid total. Il comprit qu’il était devenu une figure odieuse aux yeux des intellectuels français. Ça signifiait qu’on ne publierait plus ses livres. Il décida de partir.

« Le nom même d’Édouard Limonov justifie à lui seul notre époque troublée et honteuse » devait écrire le natsbol Zakhar Prilepine (auteur de San'Kia, roman, et de Des Chaussures pleines de vodka chaude, nouvelles, les deux ouvrages sont parus chez Actes-Sud). 
C’est vrai — envers et contre tout. Limonov est talentueux, audacieux aventureux. Un révolté, toujours prêt à troubler le repos — Il n’a jamais appris à se mentir à lui-même.
© Kira Sapguir, octobre 2011.




[1] Feu le mari de Kira.
[2] Artère de Moscou, célèbre pour sa population bohème, dans les années précédent la chute du régime.
[3] Nom du groupe d’artistes anticonformistes dont EL faisait partie.
[4] Célèbre peintre, un temps protégé de Dali.
[5] Peintre abstrait
[6] Peintre expressionniste

14.10.11

Années Limonov 3


FLASH-BACKS
Rue Greneta, 1986 :
Horreur, Natacha Medvedeva venait d’appeler chez ma copine, elle pleurait, hurlait, gémissait au bout du fil, incapable même de parler français, jurant en anglais de douleur et de solitude. Elle n’habitait plus chez Édouard. Depuis quelques mois, selon la rumeur féminine (ma copine) elle avait un amant français, motocycliste. Où était-il celui-là par ce matin pluvieux d’un printemps maussade, pourquoi pas à son chevet — inutile de se poser ce genre de questions, c’était pas l’heure. Bref, à défaut de cet introuvable aux heures critiques, et comme elle ne voulait absolument pas appeler Limonov, c’était à moi, mari de circonstance pour la carte de séjour (mais la symbolique lui importait tout de même) de sauver la chanteuse des nuits en péril. Que lui était-il arrivé ? Au téléphone, impossible de savoir, bribes d’explication, entrecoupées de pleurs et hurlements.
Bon, j’étais plutôt chômeur à cette époque, je me dévouai. En débarquant vers 10h du mat dans sa piaule au sixième étage d’un immeuble de rapport, escalier tortueux, comme on savait les faire à Paname dans les quartiers-boxons à deux pas de la rue St-Denis, j’affichais un enthousiasme minimum. Quand elle entendit mes pas dans l’escalier, ses cris de douleur augmentèrent d’une dizaine de décibels. Puis en approchant pour m’ouvrir la porte, d’une vingtaine de décibels. Je la découvris en larmes, le visage déformé par la souffrance physique et bouffi d’alcool, je ne l’avais pas vue depuis quelque temps. Elle hurlait à la mort en retournant s’étendre sur son lit. La piaule était minuscule. Je vis bientôt tout en écoutant ses explications sanglotantes, que son pied droit avait triplé de volume. Je finis par comprendre qu’en rentrant du Raspoutine, cabaret de luxe où elle était (elle devait s’en vanter plus tard et en faire une bannière) Chanteuse de Nuit, elle s’était renversé sur le pied un de ces gros radiateurs électriques en métal qu’on ne fabrique plus de nos jours. Et endormie quand même, ce qui confirma mes soupçons sur l’étrangeté de l’incident — elle était complètement bourrée, la nuit précédente. Il n’était toujours pas question d’appeler Édouard, j’étais son mari, à moi de m’en occuper. Le pied était violet et vraiment enflé. Je pensais sérieusement à une fracture, et quelle que soit sa propension au drame, ça fait un mal de chien. J’appelai un taxi. Elle continua à bramer à chaque marche des six étages. À l’Hôtel Dieu, comme sa Sécu n’était pas au point pour une raison quelconque incompréhensible à un marginal comme moi, et qu’elle avait peur de la médecine, elle se déchaînait à chaque apparition de blouse blanche. Et on peut dire beaucoup de choses sur Natacha, mais aucun de ceux qui l’ont connu ne niera qu’elle avait du coffre. L’ennui, c’est que c’est l’attitude exactement inverse qu’il faut adopter avec infirmiers infirmières aux urgences, surtout quand on a une Séc Soc à éclipses. Ceux-ci la détestèrent d’entrée et j’avais beau essayer de la calmer, en lui faisant comprendre que son hystérie nuisible à sa cause n’accélérait certainement pas les analgésiques qu’elle réclamait à cor et à cri, elle ne m’écoutait pas. Les infirmières me prirent même en pitié, me confiant que Natacha exagérait. Peut-être, mais c’est toujours plus facile à dire quand on ne s’est pas fracturé un membre. Je finis par passer un coup de fil à Édouard, parce que je n’en pouvais plus. Mais alors plus du tout. Il se montra assez laconique et fut sur place en une demie-heure. Je crois qu’il avait vu sa chance de la faire rentrer à la maison, ce qui survint après cet incident. Natacha rompit avec le motocycliste, retourna vivre avec Édouard, cessa de boire, et perdit sept kilos, redevenant la beauté qu’elle était. Quant à moi, je partis prendre une murge à mon tour. J’en avais besoin.

Place des Vosges, 1991 :
Ce con de Jean-Edern Hallier, imbibé jusqu’au trognon, vermine sans scrupules, hurlait à la fenêtre qu’on était des marginaux et qu’on aille se faire foutre, il avait confisqué le matériel informatique de mes amis, dont le graphiste et peintre Placid. Il avait fermé sa porte blindée à double tour sur les cinq verrous et pas mèche pour entrer, j’avais déjà balancé une dizaine de coups de latte plein pot en prenant mon élan, impossible d’ébranler quoi que ce soit. J’étais hors de moi à plus d’un titre : Jean Edern était une pitoyable épave, une éponge tellement faux-jeton, comme dit Maurice Biraud dans je ne sais plus quel film d’Audiard, que c’en était de la franchise. J’avais refusé de travailler pour L’Idiot International comme il me l’avait lui-même proposé et comme Limonov m’y incitait, puisque je savais bien qu’on ne verrait jamais une thune avec ce pedzouille maso. Sans compter que je me refaisais une virginité de traducteur après avoir été proprement exclu du milieu éditorial pour refus de me justifier sur Fasciste, mon premier roman. Alors quand Daniel Mallerin, mon alter ego du Dernier Terrain Vague avait conseillé à toute son équipe de graphistes et ses petites mains de faire la maquette de L’Idiot, j’avais explosé. Personne ne m’écoute en général et cette fois-là non plus. Mais Edern la balletringue avait — dans son délire alcoolique — décidé de confisquer le matériel de mes amis, et j’étais le seul assez déterminé pour aller leur péter la gueule, à L’Idiot. D’autant plus déterminé du reste, en plus du dégoût que m’inspirait Edern, cette serpillière, que mon ami Fabrice Bénichou venait de mourir d’OD, qu’Edern avait promis à sa veuve sans un radis, de la payer si on lui laissait présenter cette mort comme le décès d’un vendeur de L’Idiot à la criée — à cette époque, c’était le « boulot » de Fabrice — et qu’il ne l’avait pas payée, et que c’était le jour de l’enterrement. Edern, à sa fenêtre de la Place des Vosges, ivre-mort, nous insultait derrière sa porte blindée. Rétrospectivement, je suis content que la porte ait tenu le coup…
Mais je tombai sur son factotum, le mec qui l’avait soi-disant sauvé de son enlèvement, crétin dont le nom m’échappe — une histoire idiote de ces années-là, fabrication totale d’Edern pour se faire de la pub, et celui-là je lui sautai à la jugulaire. Je le prévins que si les ordinateurs de la fabrication ne retournaient pas à leurs propriétaires, on se reverrait. Je suis très convaincant, les jours des funérailles de mes amis. J’avais ce pauvre type devant moi, et je le prévins qu’il ne s’agissait pas de menaces mais de promesses. J’étais furieux contre tout le monde, Edern, bien sûr, mais aussi contre mon alter ego qui s’était fourvoyé dans un cul-de-sac aveuglant, avec une ordure comme Edern.
Au final, chou blanc. Retranché dans sa forteresse, la crapule Edern nous narguait, le factotum était très pâle, mais on n’avançait pas d’un pouce, et il était l’heure d’aller à l’enterrement de Fabrice.
Alors je passai un coup de fil à Limonov en fin de journée, pour lui expliquer l’affaire. Pour lester mon propos, je lui demandai de me renvoyer l’ascenseur. En effet, grâce à mon mariage avec Medvedeva, elle avait pu rester en France, avec lui. Édouard n’éleva aucune objection, sachant que je ne me battais même pas pour moi.
Je lui parlerai, vous récupérerez votre matériel.
Le lendemain, les portes de l’appartement de la Place des Vosges s’ouvraient et mes amis déménageaient leurs ordinateurs vers un lieu plus sûr, cessant pour toujours de travailler à L’Idiot.

RUE DE CLIGNANCOURT, 1995.
Un crétin qu’on avait surnommé Le Pape, ou encore Trotski suivant l’humeur et les références, un pontifieur de première bourre du genre qui connaît rien mais qui sait tout, s’est pointé dans ce rade kabyle où j’avais mes entrées et je traînais par désœuvrement devant une bière. Il était à la tête d’une bande de braillards à la propreté douteuse, du même acabit que lui, trois ou quatre.
C’était l’époque où Édouard roulait sa caisse à Moscou avec le Front puis le Parti National-Bolchevique, passant des alliances tantôt avec Jirinovski, tantôt avec les communistes, dans le chaos des années Yeltsine — quand les Russes mouraient par dizaines voire centaines de milliers de faim, d’alcool, de poudre, de SIDA, des guerres criminelles pour le partage du magot soviet. Une défaite, même quand la guerre est froide, se paie en victimes. Encore peu familier avec la Russie, et sans aucune confiance dans les reportages des médias occidentaux aux ordres, je m’abstenais de juger de loin une situation plus complexe qu’elle ne le semblait, vue des bistrots du 18e. Je remarquais avec un certain amusement que mon vieux copain continuait à défrayer la chronique, au beau milieu de la catastrophe.
Mais Trotski avait un tout autre point de vue, c’est à dire qu’il en avait un. Qu’il entreprit à la tête de sa bande de marlous de contrebande, de m’exposer :
—Ton copain est un salaud. Il envoie des mecs au casse-pipe. Y’en a qui crèvent. Tu dois le désavouer. C’est une ordure, un fasciste, un type à flinguer.
—Qu’est-ce que tu connais de là-bas ? lui répondis-je. Tu sais ce qui se passe ? Où en sont les gens ? La population ? Ou bien tu te contentes de regarder Arte ?
—Il y a des mecs qui crèvent !… répéta-t-il avec force. Tu ne peux pas continuer à le cautionner. On sait ce qui se passe, on a des informations.
Les débraillés derrière lui s’agitaient, mais le Kabyle du bar était un copain, et il leur fit signe, que — moins fort. Je lui commandais une bière bouteille. Pour en avoir une. Le Kabyle était moins con qu’il n’en avait l’air, il fit la grimace.
—Ça change quoi, que je le désavoue ? Et qu’est-ce que ça peut te foutre au fond ? Si tu veux sa peau, tu vas là-bas, tu le cherches. Je crois qu’il n’est pas difficile à trouver.
Le Kabyle me servit la bière bouteille en grimaçant de plus belle. Je gardai le verre et la bouteille en main.
—Tu es complice, finit par dire Trotski.
—Non, je suis en train de boire une bière. Tranquillement, avant ton irruption.
Les débraillés s’agitaient toujours derrière, mais le Kabyle s’était penché sur le comptoir, près de moi, et tout en sirotant, j’avais penché verre et bouteille vers eux. Trotski finit par prendre une moue dégoutée et me traiter de fasciste, les débraillés auraient bien voulu tenter quelque chose, mais le problème éternel, c’est qui y va le premier, même quand on est plusieurs. On m’avait souvent traité de fasciste, jusqu’à l’heure actuelle, du reste. C’est une injure qu’on emploie à tout propos de nos jours : elle est commode, ne réclame plus aucune justification, en dehors de la banderolle virtuelle qui flotte au-dessus de l’insulteur. Drapé dans sa dignité, Trotski finit par sortir du troquet, suivi de sa bande. Le Kabyle était soulagé.
—Qu’est-ce qu’il a ? me dit-il en parlant de Trotski.
—Tu le connais, c’est un braillard. J’ai un bon copain qui lui plait pas. En Russie.
—En Russie ? dit le Kabyle avec un sifflement. J’ai des cousins là-bas. C’est dur, trop dur, chez eux. Je veux même pas aller les voir.
Puis le Kabyle se remit à essuyer les verres.

6.10.11

Années Limonov (2)


Collision de deux galaxies © télescope de la NASA










4.10.11

Années Limonov (1)

TM et EL, Moscou, 1999. Photo © Danila Doubschine

FLASH-BACKS.
1er épisode :
FIN JUILLET 1981, RUE DES ÉCOUFFES :
Je ne connaissais le poète maudit que depuis quelques mois, flatté de son amitié, et dévoré de curiosité pour un des rares écrivains professionnels (avec Hervé Prudon) que je puisse approcher, alors que je me destinais à cette « carrière ». De son côté, ma bande de jeunes constituait un des premiers groupes rencontrés à Paris en dehors de son éditeur et du cercle mondain auquel le Russe révolté mais non-dissident avait accès.
Il vivait dans un appartement, pour moi spacieux et extraordinaire, haut de plafond, sur trois niveaux, du Marais non encore rénové. Rue des Écouffes, en face d’une synagogue. Plus aucun d’entre nous n’aurait de nos jours les moyens de crécher là. Paris ne veut plus de nous ses fils depuis longtemps. Je ne sais plus pourquoi j’étais là, discuter le bout de gras sans doute, je voulais tout savoir : les soviets, New York (à cette époque le centre du monde), le montant de ses avances sur un livre, les perspectives de traduction, son jeu de bascule avec les éditeurs. Il était très généreux avec ses informations. Personnellement, je n’avais besoin de personne pour savoir comment et quoi écrire, mais j’étais ignorant du mode de vie, qu’il possédait à la perfection, vagabond planétaire, cosmopolite et bohème. Nos conversations se déroulaient à l’époque en anglais, il ne possédait pas encore le français, je ne parlais pas russe. L’avait-il fait exprès, c’est possible, cela arriva en d’autres occasions, mais Elena, la femme qui lui avait brisé le cœur quelques années plus tôt, celle pour qui il avait, de son propre aveu frôlé la mort dans les bas-fonds de Manhattan, frappa à la porte.

PRIVILÈGE SUFFISANT
C’est peu de dire qu’elle était sensationnelle. Visage racé de poupée russe ravissante, cambrée, et cette peau miroitante de blonde parfaite — à se damner. Comme n’importe quel imbécile, je la désirai aussitôt, de façon tout à fait abstraite du reste, elle était à Édouard, enfin plus ou moins, la contempler dans la lumière estivale et celle du premier livre de Limonov était un privilège suffisant. De surcroît, la belle dans la mire portait une robe de soie blanche et des escarpins rouge sang à hauts talons. Elle venait de se marier avec un comte italien, dont Édouard, je crois, était férocement jaloux, et cette aristocratie fraîchement acquise colorait ses manières. Elle était en escapade, et sans doute venue pour quelques défilés de mode, elle travaillait encore comme mannequin, mince et parfaite, ondoyante — avec un chien d’enfer qui démentait l’innocence virginale qu’on prête facilement à son genre de plastique irréprochable, évocateur de pureté infinie.

SIMPLICITÉ DÉCONCERTANTE
Je restai bouche bée sans doute devant une telle merveille, mais cela ne dura que quelques instants. En effet, la nouveauté, l’exotisme proprement russe de Limonov et de ses amis tenait à cette simplicité élémentaire, inconnue en dehors de notre cercle de mômes parisiens à la dérive, dans le Paris pompier, empesé des années Mitterrand : pour être admis, il suffisait d’être là, et bon camarade. Elena, une fois passé son petit effet théâtral avait gardé elle aussi de Moscou cette simplicité déconcertante, et au bout de quelques verres, la comtesse était redevenue une terrienne sans détour, une belle poule russe à l’ironie facile. Je soupçonne donc qu’Édouard, comme il devait le faire par la suite avec Natacha (épisode suivant), ne m’avait pas invité par hasard, pour une raison quelconque, il désirait retarder leurs retrouvailles ultérieures, ou peut-être lui montrer comme il était autonome et intégré à la population parisienne.
Au bout de quelques heures à boire et bavarder, ivres autant d’alcool que de l’improbable réunion dans la touffeur de juillet, on décida d’immigrer au Trocadéro, où la splendeur avait un pied-à-terre sous les toits, prêté par je ne sais qui. La tension envahit aussitôt les traits d’Édouard — se déplacer avec la comtesse dans Paris en chaleur promettait des péripéties.

CORDON SANITAIRE
Nous y fumes confrontés immédiatement, Elena allongeait ses jambes de déesse d’un pas martial la tête droite, les épaules à nu dans la soie blanche, et autour de nous c’était l’émeute. Nonobstant notre double présence masculine encadrant l’icône, les hommes s’arrêtaient l’interpelaient, lui proposaient de l’argent, les voitures klaxonnaient — je vis une femme gifler son mari dont le regard ne pouvait se détacher d’Elena. À l’époque, le Marais finissant était encore bourré de Juifs, de Berbères, et d’Arabes pauvres, (et même quelques prolos français) encore plein de leurs bars interlopes, de leurs truandages et de leurs règlement de comptes, je me souvenais de leurs bagarres, autour de la rue des Rosiers, lors de la guerre du Kippour, quelques années plus tôt. Sur les quelques centaines de mètres nous séparant du métro St-Paul des grappes de mecs patibulaires s’accrochaient à notre troupe, Édouard et moi avions fort à faire pour maintenir un cordon sanitaire autour de la belle blonde, tandis qu’Elena poursuivait son avance la tête haute. Je me demandais ce qu’il en serait dans le métro, c’est à dire un espace restreint de déplacement immobile, mais en arrivant sur la rue St-Antoine, Édouard mit fin sèchement à cette transe de viol collectif :
—On prend un taxi.

Ensuite, nous bûmes du champagne dans sa soupente de luxe au Trocadéro, et je partis tard dans la nuit déserte, avenue d’Iéna. Ils s’engueulaient en russe depuis déjà une heure. Des années plus tard, en lisant un récit d’Édouard de je ne sais plus quel recueil, j’appris qu’il avait déchiré les vêtements de la belle endormie dont il avait découvert une nouvelle trahison après l’amour et s’était enfui par les toits aux approches de l’aube. Peut-être que la porte était fermée à clé, ou qu’il n’avait, par un tour d’esprit typiquement ivrogne, rien trouvé de mieux.

Limonov géopo

Pirates somaliens en action


(Vers traduits du russe par TM)

КАРТИНА МИРА

Броунинг взвел китаец
Нож достает малаец
Пятеро храбрых бразильских ребят
Банк гробануть хотят

Жизнь происходит круто
У капитана Кнута
Кнут капитан продал АК
И купил в Макао песка

Таиландски рыбак и малайский пират
Получили калашников автомат
Им пожимая желтые руки
Кнут обешает привезть базуки

Том руку Dику перетянул
И шприц ему воткул
В Ню-Йорке в кроватu ребята лежат
Не выидёт из них солдат…


TABLEAU DU MONDE

De son Browning le Chinois leva le percuteur
De son coupe-coupe s'empara le Malais
Au Brésil vivaient cinq gars sans peur
Braquer une banque ils voulaient

La vie se déroule à la dure
Du capitaine Knout la vie
Des AK 47 il vendit
Acquit à Macao de la poudre pure

Les pirates malais et les pêcheurs thaîs
S'armèrent de Kalachs fusils d'assaut
En serrant leurs mains jaune paille
Knout promit des bazookas pour bientôt

Tom le bras de Dick déplia
La seringue dans la veine enfonçant
Sur les lits de New York les gisants
On n'en fera jamais des soldats…


Edward Limonov,
Мой отрицательный герой, (Mon héros Négatif), Poésies 1976-1982, New York-Paris, Glagol, Moscou, 1995.