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25.8.11

Sauvé en enfer



Terrible est le peuple quand il se soulève, torrent furieux emportant tout sur son passage. Il n'écoute pas les appels au secours des anonymes, ne vient pas en aide à celui qui est dans le besoin. De n'importe quel homme le peuple se libèrera, désinvoltement l'écartera. La forme la plus courante de la tyrannie est la tyrannie d'un seul homme, bien qu'en fin de compte il ne soit qu'un homme seul. Le groupe peut s'en séparer au moment où il le décide; et même un homme de peu, du commun, peut y arriver. Mais la tyrannie de la masse est autrement redoutable, car qui se soulèvera contre le flot destructeur, se lèvera face à l'irrésistible force aveugle?
J'aime la liberté des masses, leur ondulation sans chef à leur tête. Libérés de leurs entraves, les gens chantent et se réjouissent, célébrent la fin de leur malheur, de leur chagrin. Mais comme je les crains ! J'aime les masses de la même manière que j'aime mon père, et j'en ai peur tout autant. Dans la société bédouine sans autorité suprême, qui empêche le père de punir son fils? Oh, les enfants adorent leur père, mais ils le craignent aussi (...)
Quand elles sont satisfaites, les masses sont bienveillantes et portent leurs enfants à bout de bras. C'est ainsi qu'elles soulevèrent Hannibal, Barclay, Savonarole, Danton, Robespierre, Musssolini et Nixon; mais comme elles sont cruelles quand elles sont irritées! Elles ont empoisonné Hannibal, brûlé Savonarole, envoyé Danton à l'échafaud. La propre fiancée de Robespierre causa sa perte, le peuple traina le cadavre de Mussolini à travers les rues et crachait à la figure de Nixon quittant la Maison Blanche quelques années après avoir applaudi à son élection!

Qu'est-ce-donc qui rend la foule impitoyable ou au
contraire lui confère des sentiments? Qui charme cette intelligence collective qui ne se trouve dans aucun en particulier? Qui soulève de ses bras des millions de gens? Qui entend ces millions de mots venus de millions de lèvres? Dans ce rugissement, ce fracas infini, qui sera écouté et compris? Et qui accusera qui?
Les masses, ce sont ceux qui ont empoisonné Hannibal, brûlé Savonarole, éliminé Robespierre, c'est la personne qui vous aime mais qui oublie de vous garder une place au cinéma, une chaise au café, celui qui vous aime mais ne le montrera d'aucune manière, jamais...
Voilà ce que les masses ont fait et font encore à de telles individualités. Alors qu'ai-je à espérer, moi le pauvre débouin, dans l'insensée ville moderne?
Les gens m'envient et s'inclinent devant moi: "Construis-nous une maison, mets-nous la ligne du téléphone, trace une route jusqu'à la plage, construis un parc, attrape-nous du poisson, protège-nous par un envoutement, soit le parrain de noces de ma fille, tue ce chien et achète-nous un chat! ". Mais le pauvre débouin confus, sa houlette sous le bras, n'a même pas de certificat de naissance, il passe quand le feu est rouge et n'a pas peur du policier qui l'arrête.
Je peux sentir sous ma peau comme les masses, inaccessibles à la compassion envers même leur propre sauveur, s'agglutinent autour de moi, me dévorent des yeux. Et quand elles m'applaudissent, c'est comme si elles me piquetaient, me becquetaient. Je suis un bédouin illétré, je ne connais rien à la peinture en bâtiment ni aux canalisations. Je bois l'eau de pluie qui est dans la paume de ma main (...) Je ne sais pas nager, ni sur le dos ni sur le ventre. Je ne sais pas à quoi ressemble l'argent. Et pourtant, tous ceux que je rencontre me parlent de ces choses mystérieuses. Ce que j'ai, je l'ai oté des dents des rats, des crocs des chiens, j'ai distribué les richesses aux habitants des villes, en bienfaiteur venu du désert, en briseur de chaînes et d'entraves. Pour restituer ce qui a été volé, il faut du temps et les forces de plusieurs personnes.

Néanmoins, les gens des cités exigent toujours quelque choses encore de moi. J'étais le seul qui ne possédait rien en propre, qui ne dirigeait rien, et c'est pourquoi je n'avais besoin ni de canalisations d'eau, ni de salons de coiffure...etc. Et puisque seul je ne revendiquais rien, ma situation devenait inhabituelle, contre-nature même. C'est pourquoi on me poursuit depuis avec toutes sortes de plaintes, de réclamations, mais là...il me faut concéder que j'en suis en partie responsable.
En un mot : je ne suis pas venu vers la ville avec joie...Alors maintenant, laissez-moi partir, que je puisse emmener paître mon troupeau, car je l'ai laissé dans la vallée à la garde de ma mère. Mais ma mère est morte, et ma grande soeur également. On me dit que j'avais d'autres frères et soeurs, mais les avions américains les ont tués...Alors

laissez-moi en paix. Pourquoi me désignez-vous à vos enfants tant et si bien qu'ils me courent derrière en s'exclamant : "Regarde, c'est lui! "? Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille, ne me permettez-vous pas de me promener simplement dans la rue? Je suis un homme tout comme vous. J'aime le ragoût, mais pourquoi ne puis-je venir dans vos marchés? Et au fait, pourquoi ne me donnez-vous pas de passeport? Mais à quoi me servirait-il au fait ? Car il m' est interdit de voyager en touriste ou pour aller me faire soigner. Je ne peux me déplacer qu'en qualité de représentant officiel, et voilà pourquoi un jour, je décidai de me sauver en enfer...
Le chemin en enfer, ce n'est pas ce que vous croyez, il n'est pas comme dans vos prophéties mensongères. Je vais vous dire à quoi cela ressemble, car je l'ai emprunté deux fois. Il m'a été donné de m'immerger et de descendre en enfer et je peux vous dire que ces deux nuits furent parmi les plus belles de ma vie, ces deux nuits où j'étais seul. J'étais mille fois mieux que parmi vous, car vous m'avez chassé, privé de ma tranquillité, et j'ai dû me sauver en enfer (...)


Mouammar Khadafi
Escape from hell and others stories.
1998 Stanke, Montréal, New-York

(посвященный Г.Сидорову)

1 commentaire:

  1. délicieux à souhait
    je commençais à trouver que les reportages télé étaient sérieusement dépourvus de viande autour de l'os en plus d'être d'un répétitif désolant à en pleurer
    cet extrait que vous nous présentez est le steak bien saignant qui manquait dans mon assiette
    plein dans le mille

    un de vos grands admirateurs

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