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30.4.11

Farris et sa frime poétique




This
is a
photograph :
I am in color :
everything else
is black
&white (how
I like
ribs, whether
I
Am some kind of lit-
er-
ary fig-
ure
me !

Ceci
est
une photographie
je suis en couleurs
tout le reste
est blanc
&noir (la cuisson que j'aime pour les côtelettes, si
je suis une figure lit-
téraire
que tu pigeras jamais !

John Farris, tiré du recueil de poèmes : It’s Not About Time, Fly by Night Press, 1995.

14.4.11

Arrière, gogos, v'là Farris, le meilleur poète du Lower East Side

L'artiste (photo Dora Espinoza)



PAR ICI
De
John Farris

(Trad. Thierry Marignac)

Y’a vraiment pas mal de violence à Alphabet City. J’ai des tas de gnons, plaies & bosses pour le prouver, des points de suture & des excroissances & protubérances & affaissements, des dents qui manquent, des cicatrices aux deux arcades, un trou béant (une autre bosse, en creux, sûrement une plaie) & dans ma fierté, la conscience, qu’hélas, je ne suis pas invincible ! C’est ce que j’aimerais être, invincible, mais j’ai bien peur que ça soit hors de portée.
Il y a trop de monde par ici. Je marchais du côté de chez Vazac1 l’autre soir, y avait un monde fou ! et même du beau linge, attiré par les promesses d’une nourriture de choix, du gibier, des rôtis tendres et juteux : je me suis dit « Bon Dieu, rentre ! t’as rien à perdre, même si c’est un putain de match de base-ball des New York Mets » — mon problème avec cette équipe c’est que les gars distraient l’attention des auditeurs dont j’ai besoin quand je donne une interview, je veux dire : ça intéresse qui de savoir que je suis génial quand Dwight Gooden2 vient juste de faire décrire la plus belle courbe de l’histoire du base-ball à cette Bon Dieu de balle ? Il devait y avoir au moins une centaine d’yeux là-dedans, tous bleus & tous braqués dans la même direction…
Mes yeux à moi sont bruns et ne sont plus ce qu’ils étaient, bien que j’aie horreur des lunettes et n’en porte que si je conduis.
Je voyais rien, si ce n’est deux Noirs sans chemise et en short, en train de se coller une raclée monumentale, c’est-à-dire qu’il y en avait un qui collait une raclée à l’autre, qui avait l’air d’avoir besoin d’un bon antihistaminique : ses yeux étaient rouges et gonflés, comme les miens, il y a deux hivers.
Quand j’ai cassé la gueule à Patrick, à cause d’un crochet moulin-à-vent que Frieda m’avait balancé avec cacahuète & qui avait fait mouche le moins qu’on puisse dire. Je l’ai loupé alors d’un crochet moulin-à-vent maison. Mes jambes se dérobaient indéniablement, alors je me suis redressé pour me sauver de l’ignominie : celle des cornes de brume, des cloches, flûtes et chants d’oiseaux —twitt, twitt & chip chip—cette mystérieuse « chambre noire » dont parlent les champions poids lourds (un bon boxeur doit aussi être un bon psychologue).


LA SENSATION LA PLUS HORRIBLE QUI SOIT

Je suis revenu à moi & mes esprits après avoir éprouvé la sensation la plus horrible qui soit. Je n’oublierai jamais cette famille, tous ces gens, bien qu’ils soient gentils au fond, je n’oublierai jamais cette mise en scène des crochets larges, du droit, du gauche : des Arabes obséquieux, des Jamaïcains misérables, des Nicaraguayens, des Dominicains, des Mexicains, des Trinidadiens, des Guatémaltèques, des Salvadoriens, des Portoricains, des Haïtiens, des Martiniquais, des Panaméens, des Brésiliens et de simples Nègres américains comme ceux-là, en pleine castagne… Tous les deux presque à poil, à part des chaussures de sport et des shorts, en soie, avec des noms comme Everlast en travers du plexus.
Ce crochet, large, c’était quelque chose — exactement le contraire d’un « bolo punch »3 — mais il n’avait rien de classique, il venait droit d’un dieu de l’Olympe, quelqu’un dont on n’avait rien à foutre parce qu’on ne savait même pas qu’il était de là-haut, un type avec une grosse verrue, pleine de poils géants & la dernière pierre sur le chemin d’une longue carrière & tu es crevé, en manque de sommeil & pas en forme pour te la donner avec ce mec aux muscles superbes & saillants & qui frappe comme la foudre.
Là tu le vois, là tu l’as pas vu ! Pas assez en forme pour voir d’où viennent les coups qu’il assène, parce que tu n’as pas eu le sérieux nécessaire pour pouvoir te mesurer à lui de façon méthodique. Abruti ! il a enfoncé tes dents pourries par le tabac, frappé ta bouche à te la faire gonfler toute rouge, collé ce sourire idiot sur ton visage devenu de craie, arrangé tes mirettes façon Cinq colonnes à la une.
Un bouffon s’est fait casser la gueule au Vazac’s Polish Hall, pour avoir voulu jouer avec Reymundo del Mundo, mettez-lui un chapeau de clown, des grandes oreilles rouges et une barbe, faites-le monter sur un âne s’il est fatigué ! J’ai reconnu les combattants : un ancien champion du monde poids lourd & mon jeune ami Michael qui disait « Viens, viens ! » (il n’a jamais fait de mal à une mouche), c’est son frère qui l’avait entraîné dans cette galère. Il n’a jamais pu s’en sortir, tocard ou pas, il aurait fallu qu’il gagne huit ou dix millions de dollars pour ça, c’était au Vazac’s Polish Hall, on aurait donné notre sang pour pouvoir assister à ça en direct, alors on est venu vite fait (poussé un peu aussi par la bière, dirais-je).



LE NEZ DE TA MÈRE

C’est fini. Alors je traîne en ville, comme je traînais en ville le soir où quatre Italiens me sont tombés dessus. Le P’tit malin m’a demandé pourquoi j’avais baissé le nez & je lui ai dit « C’est le nez de ta mère que j’ai baissé, niveau bas-ventre connard ! », à quoi, c’est un Rital, il a répondu qu’il allait me casser en deux & quand je l’ai balancé contre la porte de l’école Saint-Stanislas, j’ai vu ses potes avancer sur moi, je l’ai décroché de la grille et l’ai suspendu devant moi comme un putain de bouclier pour défendre ma vie & aussi pour les voir se marrer un peu.
Drôle d’échange. John Farris contre quatre Ritals WOP4 & rien à foutre ce week-end & une bagatelle dirait un ami français & un Polack à Tompkins Square vient me dire qu’il a quitté la Pologne depuis deux semaines seulement et qu’il trouve juste plus de musique classique ici, c’est-à-dire plus de violence, ce genre de conneries… Je lui dis « Ta gueule, enculé, tu t’es tiré de Pologne parce qu’ils te laissaient rien écouter d’autre que des mazurkas de merde que Chopin aurait soi-disant composées & éteins la lumière & coupe la radio & c’est l’heure du couvre-feu ! Alors qu’est-ce que tu connais, putain, putain… putain mais on a de la bonne musique ici ! », à quoi il a répondu : « La musique portoricaine ? » & j’ai dit « Merde non, je te parle pas de putain de musique portoricaine !», je venais d’entendre Billy Bang massacrer un morceau de funk avec son petit violon parce ça prétendait être mélodique, voyez-vous ça !
Billy veut que les gens sautent en l’air comme si on leur bottait le train, que ça leur plaise ou pas & j’ai pris un coup sous l’oreille qui aurait couché un bœuf, mais c’est un animal qui m’est familier & un petit Borinqueno5 a jailli derrière moi, il a dit « Enculés de jazzeux, qui t’a permis toi le Nègre de parler des Portoricains ? » & j’ai foncé sur ce gnome comme un quinze tonnes, stoppé dans mon élan par une apparition, une ombre & y a encore quatre types… j’ai un problème avec le chiffre quatre je crois.

VAUT MIEUX COURIR QUE PRENDRE UNE TOISE

Mais ils ne se sont pas groupés comme ces imbéciles de Ritals pour que je puisse en profiter, non. Ces mecs se sont déployés comme une amibe, ont cassé des bouteilles et tâté ma garde avec les pointes ébréchées, attendant qu’elle descende pour me charcler… Alors je me suis baissé, je veux dire vraiment, et j’ai sauté au dessus comme un Ninja & j’ai couru à peu près trente mètres à fond la caisse, en pensant au bon conseil : « Mieux vaut courir que prendre une toise » (demande à George Custer).
Un ami à moi se pointe sans prévenir & je déniche une poubelle & une planche d’environ 1 mètre et j’y retourne, mais mon pote leur a fait peur : le temps que j’arrive c’était déjà fini, on en est aux explications. Ils disent que je me suis payé leurs têtes de Portoricains. Mon ami dit que je n’aurais pas dû faire ça et j’ai dit : « Merde, mais on est en Amérique ici, je peux chier sur le Président si ça m’amuse, ou ta mère, personne m’écoute de toute manière…»
Je me demande où est parti ce Polonais avec ces conneries : ça devait être le Diable ce mec-là !
Il y a aussi un autre genre de violence : mon propriétaire vient de faire retirer la poutre maîtresse de l’immeuble qui jouxte le mien…
Il dit que je dois partir, vite. Je ne sais pas où aller.
J’ai Flatbush6 en horreur.

1) Le Vazac Polish Hall est un bar qui date de 1935, au coin de la 7e Rue et de l'Avenue B dans l’East Village, dénommé aujourd’hui Horseshoe.
2) Dwight Gooden, alias Doc Gooden ou Dr.K, fameux joueur de base-ball dans les années 80.
3) Le «bolo punch » est une sorte d'uppercut acrobatique, qui aurait été inventé par Henri Armstrong, légendaire poids welter des années 30-40.
4) WOP : terme péjoratif pour les sans-papiers, without papers.
5) Borinqueno : Portoricain.
6) Flatbush : quartier populaire très mélangé de Brooklyn.

John Farris, poète, mélomane, écrivain légendaire d’Alphabet Street’s, dont son traducteur disait : « John est sans conteste le meilleur poète du Lower East Side. Il dit de lui-même : “I'm a formalist”, et c'est assez drôle de voir ce vieux Noir entamé lire Virgile, Tite-Live, Eschyle… À Tompkins Square Park les jours ensoleillés, il dispense aussi sa philosophie de la vie, sans qu'on ait besoin de beaucoup le solliciter.»

PAR ICI, de John Farris, traduit par Thierry Marignac, texte paru avec d’autres nouvelles d’auteurs américains dans « Jungles d’Amérique », Mapmond en 1993, anthologie culte maintenant quasi introuvable.
(Texte préparé par Nouara K.)