23.7.19

Le Cimetière des plaisirs de Jérôme Leroy


© Liberatore
         REDOUTABLE ÉCOLE DE LA SENSUALITÉ

         EXERGUES
« …Quelle époque extra-terrestre ce fut, enfer ou paradis, quand Elena m’a quitté en février 1976. Ô Seigneur comme je suis heureux d’avoir vécu pareil moment et ce terrible malheur…
         Époque d’un cœur dépouillé ! L’air était étrange, brûlait comme l’alcool, avec des monstres qui rugissaient alentour et un complot général de la nature contre moi (…)
         Combien d’observations invraisemblables, combien d’expériences cauchemardesques ! (…)
         Et maintenant que je voudrais connaître le même état, impossible, impossible hélas. Une telle vision n’est permise que dans un épouvantable malheur, une seule fois, et un tel état n’avoisine que la mort. »
         « Edward Limonov, Journal d’un raté, Albin Michel, 1982, traduit par Antoine Pingaud.

         "Il y a une trentaine d’années, je me réveillai par un matin de fin d’hiver, mes préférés, grisaille amicale et fraîcheur, assez banalement vers 8 h 30. Après avoir confectionné dans une cafetière italienne de contrefaçon arabe achetée à la Goutte-d’Or toute proche un jus carabiné, j’entrepris ma gymnastique matinale au bâton, un manche à balai tenu à bout de bras dont les circonvolutions permettent de se tordre dans tous les sens. Pour rythmer les exercices, j’avais mis sur le magnétophone à cassettes, une bande de Katonoma, un groupe de rock français à la mode, trop affecté et arty à mon goût, mais dont le morceau Billy the Kid, par exemple, avait une ambiance hypnotique avec ses anachronismes, ses parasites sonores : Radio, Radio… With the sherif’s posse after him…
         Puis, je me mis au travail sur le recueil de nouvelles de Bruce Benderson New York Rage, dont chaque récit était une bombe à fragmentation, vignettes éclatées d’un Times Square disparu, à la scansion hachée, télescopages de l’anglais Nuyorican et des accélérés cocaïnomanes…
         Vers treize heures, je levai le nez de ma traduction, j’avais faim. Et je m’aperçus que pas une seule fois depuis mon réveil, je n’avais pensé à elle.
         Sans avoir eu besoin de me pendre, ou de m’engager dans la Bandera,  j’étais libre.
         Quelque temps plus tôt, Michel Bulteau, un vétéran que nous fréquentions à l’époque, Jérôme Leroy et moi aux éditions du Rocher, m’avait dit : « Y’en a marre des désespérés de l’amour… »
         (Thierry Marignac, écrits posthumes, 2019).
© Bill Térébenthine


         LES DÉSESPOIRS SONT PRÉSOMPTUEUX
         Si j’avais lu à l’époque Le Cimetière des plaisirs de Jérôme Leroy, j’aurais guéri plus tôt. En effet, loin de se complaire dans le ressassement pathologique, cette chronique d’un chagrin d’amour transcende le genre en s’élevant dans un envol d’une grâce inédite aux échos d’absolu. De ces livres dont on a envie de citer une phrase sur deux, tant elles sont à graver dans le marbre. Ceux dont le caractère d’intimité, loin d’être une cause de gêne, devient une occasion de transport. Combien de querelles inutiles eussions-nous évité si j’avais lu ça en temps et en heure !… Je lui aurais pardonné pour toujours son communisme balnéaire. Parce que notre héros y fait montre de sa bravoure, de sa capacité de rupture. Le souvenir que j’ai de Jérôme à l’époque parle effectivement d’un type brisé par une histoire virée à l’aigre s’exilant dans le Nord de la France pour y accomplir un boulot de prof dans une banlieue de Lille. C’était un choix dont j’appréciais la modestie en tout premier lieu sans en connaître les affres. J’avais vu un type sapé mylord assez raide, visiblement marqué, maigre comme un clou. Dans la bouillie néo-hussard du Rocher 1990, la radicalité d’opter pour un boulot obscur dans une métropole de la pluie m’avait toutefois impressionné. Je twistais entre un XVIIIe de zonard, aux ruelles en embuscade et la Rive Gauche des éditeurs où ma spontanéité passait mal. Ce mec-là avait au moins le courage dont les rues grises m’enseignaient la valeur.
        
         LA SONNERIE DÉSUÈTE D’UN TRAMWAY
         Un Jérôme Leroy que je découvre trente ans plus tard possède ici l’élégance du gentleman énumérant avec patience et minutieusement les hasards objectifs, reflets de sa douleur aux éclats universels, dans la déchéance d’une Phrance qui pourrit de l’intérieur, de « L’Europe Nouvelle » et ses lendemains radieux aux avant-goûts d’horreur cybernétique — plutôt qu’une névrose d’absence de l’objet d’adoration. Il en parle souvent, La jeune femme blonde, mais déjà à distance, en cure de désintoxication. Et si loin qu’on puisse être de ses parti-pris, on se souvient avec ferveur de tous les moments où, comme lui, on souhaitait parfois inconsidérément — le présent de la domination le prouve, l'inversion des valeurs n'annule pas l'oppression — la ruine de tout ce qui avait précédé, parfois pour les mêmes raisons que lui : une garce nous avait rappelé à l’ordre éternel des choses.

         PUTSCH DE LA DÉSILLUSION
         Les moyens de notre héros pour décrocher de la belle blonde enfuie ont leurs effets secondaires : les auteurs à maximes, les antidépresseurs (notamment l’Ordinator à l’effet analogue, mais pas identique, aux amphétamines, dont j’avais volontairement abusé avant d’aller aux trois jours à la caserne de Vincennes en 1979), l’alcool, les filles de rencontre, les aphorismes de La Rochefoucauld, Chamfort, Cioran, Perros, de Roux, le sillage de fantasmagories sur les belles étrangères… Aussi toxicomane dans la rupture que dans la peine, notre héros se voue à de nouvelles malédictions d’accoutumance.
         Et tout ça se résumait à rien, les filles de rencontre s’estompaient, les belles étrangères étaient amnésiques, les anti-dépresseurs et la gnôle, les virées en bagnole, la révolte intérieure… laissaient un goût de cendres.
         Seule, la métropole de la pluie, où notre héros vit aujourd’hui encore, malgré ses habits neufs « Europe Nouvelle » semblait tenir le coup.
         « Et nous n’aurons plus jamais la pâleur en partage. »

         Tous les titres et intertitres sont tirés du Cimetière des plaisirs, la Table Ronde, Petite Vermillon, 7, 30 €.

         TM, 2019.