2.7.19

Amies lointaines, amies perdues, amies du temps des soviets…

         Il y a quelque temps déjà, s’éteignait une égérie de l’underground moscovite. Kira Sapguir, qui connait tout le monde, lui rend ici hommage à sa manière singulière et attachante. Tranche de vie soviet. La rumeur et certains indices poussent les mauvaises langues à croire qu'il est fait allusion au poète Yossip Brodski dans ce texte. La rédaction n'est pas en mesure de confirmer ces bruits dénués de tout fondement argumenté.
         Bassia Raflezia, la poétesse.
         De Kira Sapguir
          (Traduit par Thierry Marignac)
        
         Bassia, la pirate, possède des yeux verts de libellule qui flamboient dans la pénombre des cours de l’Arbat. Sans elle, Moscou ne serait pas Moscou. Elle est poète. C’est Raflezia — un papillon de nuit, qui a remplacé la vie diurne par la vie nocturne. Ses vers ondoient comme une danse — c’est ainsi qu’on parle d’elle. Morphée diffuse et sauve sa poésie. Elle vit la nuit, sait rire d’elle-même et avec elle-même : « Je suis un aigle, je vole en solitaire… »
         En pantalon de fourrure, les cheveux au vent, la motocycliste Raflezia fonce sur son engin à tombeau ouvert dans la ville des tsars. En tête, au rythme des courses folles, des anapestes et des chorées en embuscade sifflent sous crâne,  s’emparant de la rime au vol, engendrant des métaphores sauvageonnes. Elle est l’idole et le symbole romantique du SMOUT (l’ Union des Créateurs à Succès les Plus Jeunes). Sa maison est située juste au milieu de Sadovoe Koltso, à peu près en face de l’Ermitage, à proximité d’un square verdoyant.
         Les jeunes s’allongeaient à ses pieds, comme des joyaux de sa couronne…
         La moitié de Moscou était fou d’elle.
         Dans l’appartement déglingué de Bassia trônait dans un coin rougeoyant un fauteuil sculpté dans le style d’Abramtsevo[1] : axes d’accoudoir, le dossier est un carcan, sur le siège, des mitaines de bois, le style russe. Une pipe à la Erhenbourg au bec, sur son trône d’Abramtsevo gravé au burin, voici Raflezia, ses panoramas lexicaux dansants. Les futuristes survivants admiratifs, conquis naïvement par la nouveauté les applaudissaient et prophétisaient… Mais même la création poétique n’épuisait pas l’énergie naturelle de Raflezia.
         Elle faisait fureur au pavillon de billard du jardin Bauman, où Tchadaev s’était autrefois baguenaudé « Toujours sage, mais parfois rêveur… ». La reine du tapis vert maîtrisait la queue de billard, les poches, et les boules, éblouissante.
         En pleine nuit ou tôt le matin, on entendait parfois des cris sous ses fenêtres, montés de la rue :
         — Montre-toi souillon ! Sors ! criait Bogdanov, son mari de l’époque, le poète le plus en vue de SMOUT.
         L’homme est le joyau de la Création
         Par un demi-litre de courage rempli
         De cinquante admiratrices ayant fui
         Dans la porte cochère a chié et vomi
         Jusqu’aux mouches chassant,
         Bogdanov, le poète tonitruant (…)

        
         Voyage de Moscou à Pétersbourg
         Avec Bassia, ma meilleure amie de l’époque, on décide de fuir nos cinglés de maris-poètes pour Pétersbourg, soit pour un baptême, soit pour une première. Comme on dit, et pour se laver, on nous avait coupé l’eau chaude à l’une et à l’autre simultanément.
         Nous voici à la gare pour Leningrad. On s’arrange avec le contrôleur pour un rouble. Il nous glisse dans son compartiment.
         Toute la nuit, le remue-ménage de Bassia me tape sur la tête — elle essaie ses fringues, principalement ses jeans en fourrure célèbres dans tout Moscou.
  Putain de ta mère, laisse-moi dormir !
  Tu dormiras dans l’autre monde, me répond Bassia.
         On débarque à la gare de Moscou à Piter à l’aube. Bassia doit forcément boire un café — sans café c’est impossible, voyez-vous ça. Hélas, à cette heure indue, ils sont tous fermés. Mais chez Bassia la force de volonté est grandiose ! Elle déniche par miracle un rade en train d’ouvrir !
         On appelle tout le monde successivement d’une cabine publique — il n’y a personne en ville. Ils sont tous à Moscou. Ceux qui ne sont pas à Moscou, leur appart’ est en travaux. Ou bien on leur a coupé l’eau. Bref, rien à faire.
         — Allons chez Bardel, il nous laissera entrer. C’est pas loin, finis-je par décider.
         On appelle Isaac (diminutif Ize, c’est le nom de ce poète, futur Prix Nobel, par chance il est chez lui). Il nous accueille sans enthousiasme, mais sans nous barrer la route, drôles de créatures couvertes de la crasse des voies ferrées. Il a deux pièces dans un appartement communautaire avec une arche chez ses parents. Au-delà de l’arche se situe le refuge et le nid de Bardel : une mince trousse à crayon qu’il avait apportée, un bureau, et juste au-dessus un portrait crayonné par Modigliani d’Akhmatova punaisé au mur.
         Le poète n’en était vraiment pas à nous recevoir, il donnait une interview à une journaliste d’Allemagne de l’Ouest. « Rilke et moi… », « Gœthe et moi… », entendait-on sans arrêt. La journaliste prenait méticuleusement des notes sur son carnet. Nous étions assises près du mur.
         —Ize, je peux prendre une douche chez toi ? ai-je demandé.
         Malheureusement, on lui avait aussi coupé l’eau chaude.
         —Bon, voilà, je dois sortir. Vous pouvez rester ici si vous voulez.
         Sur ces mots Bardel et la journaliste s’en vont.
         On reste toutes seules. On a très envie de fumer. Mais on n’a pas de cigarettes. Pas d’argent. Que faire ? Bassia ouvre les tiroirs du bureau l’un après l’autre. Oh, miracle ! On tombe sur une cartouche de Marlboro ! Authentiques ! Occidentales ! On reprend vie ! On tire des taffes avec avidité. La vie s’améliore.
         On tire les rideaux. Le père d’Ize nous regarde avec bonheur. On sait qu’il est photographe sur le port.
         —Voilà mon Ize ! Dès qu’une étrangère apparaît, des courants d’air dans la tête !
         Errant dans une ville inhospitalière, on retourne à la maison du poète. Il nous laisse rentrer, à contrecœur, il est vrai. Dans une pièce qui pue une fumée épaisse. Des Françaises en minijupes de daim sont assises dans les coins, on nous tend des clopes Prima.
         On décline l’offre, le propriétaire des lieux ne fait aucune objection. Et, sans domicile, déshéritées, on erre sur la Perspective Nevski, on n’a pas un rond. Bassia appelle sa mère — une prima donna d’opérette et poétesse d’une cabine interurbaine.
         —C’est toi, maman ? Envoie-moi de l’argent ! Par mandat télégraphique ! Vite ! entend-on de la cabine.
         —Bassia, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as perdu la tête ? Tu as embarqué mon agrafe, je n’ai rien pour l’ourlet de ma robe et je passe en concert !
         —Va te faire… avec ton agrafe !
         —Va te faire… toi-même ! Où est mon agrafe ?
         —Va te faire…! C’est moi qui l’ai ton agrafe. Envoie-moi du blé !
         —Va te faire…!
         —Crève avec ton agrafe !
         La queue pour la cabine s’esclaffe.

         On traîne dans une gargote sur la Perspective Nevski, on picore les dernières miettes. Une serveuse passe un chiffon graisseux sur la table sous notre nez.
         —Qu’est-ce que vous faites ? Vous ne voyez pas qu’il y a des clients assis ?
         —C’est ça ! Des clients ! Cassez-vous, vous avez fait votre temps !
         —Qu’est-ce que vous vous permettez ? Vous ne savez pas qui je suis ?!
         —Si, je vois, une poufiasse ! se moque la bonne femme.
         —Je vais vous montrer qui je suis !
         Sur ces mots, je prends mon sac en un éclair à la recherche de ma carte de presse. Au lieu de ça, mon soutien-gorge et une culotte tombent du sac !
         Les autres clients sont pliés en deux.
         Blessées à mort, on dégage de la gargote. On n’a plus une thune. Plongée dans l’inconnu.
         On est à nouveau sur la Perspective Nevski.
  On peut pas continuer comme ça ! Ouste à la maison ! À Moscou !
  À Moscou ? Comment ? Avec quel oseille ?
  Allons chez ma tante, elle nous donnera de l’argent. Elle habite à Vassilievski, décide Bassia.
         Par un crépuscule de plomb, on va chez la tante, on traverse la ville en taxi avec nos derniers deniers.
         On arrive enfin. En chapeau et robe d’intérieur boutonnée la Dame de Pique[2] repose sur le lit sous une couverture matelassée.
         —Pourquoi vous êtes venues ?
         C’est la question avec laquelle nous accueille la Dame de Pique.
         —Donne-nous trois roubles, dit Bassia déterminée.
         —Deux, et allez-vous en !
         On prend les deux roubles et on se rend à la gare de Moscou en taxi dans cette ville hostile. On n’a plus un traître sou. Et plus d’espoir.
         On tourne dans la gare comme des âmes en peine au purgatoire.
         —Eh, les filles ! Pourquoi vous faites une tête pareille ?
         Deux jeunes à l’air avenant viennent vers nous.
         —Il faut qu’on rentre à Moscou, et on ne peut pas…
         —Pourquoi ?
         —Pas d’argent.
         —Ça peut s’arranger. Venez avec nous.
         Dans une nuit noire, on se retrouve près d’un train. Très étrange : aucune lueur aux fenêtres. Mais les gens y vont à la queue leu leu, en relevant leur cols. Une fille au visage rond les fait entrer, debout près du seul wagon dont la porte soit ouverte.
         —Qu’est-ce que c’est ? C’est qui, tous ces gens ? Pourquoi est-ce qu’il n’y pas de lumière ?!!! J’ai acheté mon billet, qu’est-ce que c’est que ce train ?
         La voix s’élève dans l’obscurité, mourante.
         On se saisit rapidement du protestataire et on l’entraîne à l’écart. Les cris s’apaisent, tout redevient silencieux.
         —Je vous en prie, nous invite galamment notre compagnon de route. Installez-vous sur la troisième couchette, évidemment c’est haut, mais le matelas est en plume.
         Je grimpe et m’étale. Dormir, dormir, dormir ! Mais on n’était pas encore au bout de nos peines !
         —Descends, dit Bassia en me tirant la jambe. Les garçons nous invitent.
         On va au wagon des contrôleurs. Nos sauveurs sont là. Du cognac arménien et des bonbons sur la table.
         —Servez-vous les filles !
         On roule vers la capitale dans la nuit au rythme d’une joyeuse conversation.
         —Quelle est votre profession ? questionnent nos sauveurs.
         —Je suis journaliste, dis-je.
         —Et vous ? demande-t-on à Bassia.
         —Moi aussi.
         —Vous travaillez où ?
         —À l’agence Tass, dis-je.
         —À l’APN, dit Bassia.
         —Vous êtes mariées ?
         —Oui, répondons-nous en chœur.
         —Et vos maris, qu’est-ce qu’ils font ?
         —Mon mari est poète, dis-je.
         —Et le vôtre ?
         —Le mien aussi…
         Et là, on se rend toutes les deux compte que ça sonne complètement bidon, quoique ce soit la pure vérité.
         Sur le chemin, les gars nous expliquent que ce sont des militants du komsomol, volontaires expédiés par le Comité Central sur le trajet « Moscou-Leningrad » travailler comme contrôleurs pour être plus près du peuple. Les volontaires ont bourré le train de gens sans billets qu’ils convoient pour une somme modique…
         Tout à coup c’est l’aube aux fenêtres du wagon. Nous sommes à Moscou. Sur le marchepied, en nous faisant ses adieux, un des garçons claque des talons cérémonieusement et se présente :
         —E.
         Et oui, celui-là même qui, quelques décennies plus tard présidera le conseil d’administration du méga holding « Opportunité » possédant quasiment toute la presse nationale !
         À ce moment-là, à la maison, on nous avait remis l’eau chaude.
         Kira Sapguir
        
        




[1] Cercle artistique de la fin du XIXe siècle russe, ainsi nommé parce son fondateur possédait un domaine dans la bourgade d’Abramtsevo.
[2] Œuvre de Pouchkine.