31.7.19

D'amour, les métastases


 (Traduit du russe par TM)
         Des territoires urbains et leurs artères
         L’oxygène indigent, les criards maillots
         Une composition de tourments, de critères —
         Des carrefours mentaux,
         Des débordements musculaires —
         Ce qui semblait un dédale de rues
         Devenues métastase, par la poussière.
         Toi et moi étroitement enchevêtrés, tendus
         Comme d’un méta conte les boulevards
         Comme la fibre d’un tsigane cafard,
         Le réseau neuronal des Balkans,
         Tu ne récrimines plus à présent,
         Contre mes neuronaux encorbellements.
         Comme dans les draps du déjà vu les froissements
         Au village Sud dans l’appartement témoin,
         Où personne à soi-même n'arrachera quelqu'un.
         Sémione Piegov, 2019.

         Городских территорий и их артерий -
         Бедного кислорода, футболок пёстрых
         Сочетанье, как вымученный критерий -
         Мысленных перекрёстков,
         Мышечных перехлёстов -
         Того, что казалось сплетеньем улиц,
         Пылью, ставшею метастазой.
         Мы с тобою туго перехлестнулись
         Точно тропы из мета-сказок,
         Словно волокна тоски цыганской,
         Как Балканы нейронной сети,
         Ты теперь на меня не сетуй
         За нейронные выкрутасы.
         Чем длиннее небо, тем сны короче,
         Точно складки на дежавюшной
         Простыне в квартире посёлка Южный,
         Где никто никого из себя не корчит.

         Семен Пегов, 2019.
        
        
        

         

27.7.19

KGB rock

Carte du sieur Andropov

         On a beau rester à l’écart des auteurs, on finit par en connaître une tripotée, et aux quatre coins du monde. Leurs bouquins arrivent en rafales, parce qu’un malheur n’arrive jamais seul !…
         Après P-F Moreau et son manga hélvéto-nigérian, après le drame en pointillés de Jérôme Leroy, mon vieux copain Vladimir Kozlov (c’est aussi ça le problème, les vieux copains s’accumulent !…) vient d’ajouter un nouveau roman: KGB rock (éditions Distopia, Moscou), à son archéologie des soviets !… Le titre fait référence à un morceau légendaire du groupe Défense Civile où chantait feu le non moins légendaire Lietov, vedette underground.
          L’intrigue tragi-comique d’une bande de sbires fatigués du KGB, abasourdis par quelques néo-nazis surgis de nulle part, alors que le dernier grand tyran Brejnev est à l’article de la mort, sur fond de pourrissement soviet définitif, de contreculture occidentale pernicieuse, et d’un sentiment d’impasse rappelant si fort une UE en fin de parcours dans son blabla dogmatique de jour en jour plus autiste… Nos agents chevronnés s’arrachent les cheveux, d’où sont sortis ces groupies du IIIe Reich ?… Et leur patron s’acharne, il veut des résultats !… Nos agents, habitués à coffrer du dissident droitsdelhommiste, sont complètement largués… Pas un indice !…Pas un indic !…
         Kozlov n’en fera jamais d’autres !… Impossible de résister à livrer les premières pages…


         KGB Rock
         De Vladimir Kozlov
         (Traduit du russe par Thierry Marignac)

         20 avril 1982, mardi
         —Qu’est-ce qui se passe avec ton film ? demanda Liza. Tu as des nouvelles ?
         Liza — cheveux courts, en robe noire au profond décolleté — et Stass — cheveux foncés, légèrement bouclés, moins de trente ans, en veste de velours marron — étaient assis à une table de café devant une fenêtre.
         Stass fronça le sourcil, tourna la tête.
         —Après-demain, la commission artistique se réunit au studio…
         Il sortit une cigarette d’un paquet de « Iava », prit son briquet, l’alluma, tira une bouffée, souffla la fumée.
         —…C’est là que tout se décidera. Ou bien le studio recommandera la sortie du film… et alors on passera à l’étape suivante, l’Institut d’État du Cinéma. Ou alors…
         Liza regarda par la fenêtre. Le soleil jouait sur l’eau jaillissant de la fontaine.
         —Un certain Alexeï m’a passé un coup de fil, dit Liza. Il avait eu mon téléphone par Gocha. Il monte un groupe. Il m’a proposé d’essayer de chanter avec eux.
         —Quel genre de groupe ? Qu’est-ce qu’ils jouent ?
         —Il m’a dit que c’était du punk-rock.
         —Et qu’est-ce que tu as répondu ?
         —J’ai dit pourquoi pas. On s’est mis d’accord pour se retrouver demain soir et aller à la Maison de la Culture. Vers Khorvino.
         Stass écrasa sa cigarette dans le cendrier.
         —Je n’ai pas beaucoup écouté de punk-rock. Mais j’ai bien aimé les Sex Pistols. Des mecs marrants qui hurlaient avec des voix de fausset. Tu connais ?
         —Ouais.
         —Bon. On y va ?
         Liza hocha la tête, se leva, recula sa chaise, se dirigea vers la sortie.
         Stass prit ses cigarettes et son briquet sur la table et la suivit.
Logo des SA


         Liza et Stass sortirent du passage souterrain.
         Une douzaine de types en chemises noires se tenaient devant la statue de Pouchkine avec des brassards blancs sur lesquels des swastikas étaient dessinées à la main.
         Les passants se retournaient et s’arrêtaient pour les regarder. Un homme aux cheveux roux en blouson de cuir sur un maillot froissé écrivait rapidement sur un bloc-notes, jetant de temps en temps des coup d’œil de droite et de gauche.
         Un des types — de haute taille, avec des cheveux courts de couleur claire — se mit à crier :
         —La Russie est sous le joug d’une dictature communiste depuis plus de soixante ans ! Seul le national-socialisme est en mesure de la vaincre !
         —Qu’est-ce que c’est ? demanda Liza.
         —Aucune idée.
         Stass haussa les épaules.
         Ils s’arrêtèrent à leur tour.
         Les types levèrent le bras en l’air pour faire un salut nazi. Un milicien  courut vers eux, portant les galons de sergent et hurla :
         —Qu’est-ce que c’est que cette manif ? On trouble l’ordre public ?
         Les types éclatèrent de rire.
         Leur chef leva le bras à nouveau, les autres l’imitèrent, et se mirent à crier : « Sieg Heil ! ».
         L’un d’eux extirpa une pile de tracts d’un sac et la projeta dans les airs. Les tracts s’envolèrent et retombèrent s’éparpillant sur le trottoir. Quelques passants les ramassèrent.
         Un homme en blouson bleu saisit un des types à l’épaule.
         —Je vais te casser la gueule ! Je me suis trouvé un facho ! Mon père est mort à la guerre !
         Deux autres types sortis du groupe le repoussèrent.
         Le leader fit le signe convenu, croisant les bras sur la poitrine. Les types se dispersèrent d’un pas rapide dans toutes les directions. Il passa à quelques mètres de Liza et Stass.
         Il regarda Liza dans les yeux avant de se fondre dans la foule.
         —Qu’est-ce que c’était que ça ?
         Liza regardait Stass.
         —Quelque chose de simultanément très étrange, très rare, et très interdit, dit celui-ci. S’il y avait eu un caméraman, quels plans on aurait eu…
         Liza ramassa un tract sur le trottoir, maculé d’une trace de semelle. Il était illustré d’une swastika, d’une faucille et d’un marteau barrés d’une croix et d’un slogan : « Vive la victoire du national-socialisme sur le communisme ! »
         Le sergent de la milice ôta sa casquette, et se gratta un front où la sueur perlait. Il secoua la tête.
         L’homme roux s’approcha de lui et dit avec un fort accent étranger :
         —Bonjour ! Je suis correspondant du New York Times. Je m’appelle Glenn Stark. Pouvez-vous nous commenter ce qui vient d’arriver ?
         Le sergent remit sa casquette, agita le bras dans un geste impatient. Le correspondant s’éloigna.

         (…)

23.7.19

Le Cimetière des plaisirs de Jérôme Leroy


© Liberatore
         REDOUTABLE ÉCOLE DE LA SENSUALITÉ

         EXERGUES
« …Quelle époque extra-terrestre ce fut, enfer ou paradis, quand Elena m’a quitté en février 1976. Ô Seigneur comme je suis heureux d’avoir vécu pareil moment et ce terrible malheur…
         Époque d’un cœur dépouillé ! L’air était étrange, brûlait comme l’alcool, avec des monstres qui rugissaient alentour et un complot général de la nature contre moi (…)
         Combien d’observations invraisemblables, combien d’expériences cauchemardesques ! (…)
         Et maintenant que je voudrais connaître le même état, impossible, impossible hélas. Une telle vision n’est permise que dans un épouvantable malheur, une seule fois, et un tel état n’avoisine que la mort. »
         « Edward Limonov, Journal d’un raté, Albin Michel, 1982, traduit par Antoine Pingaud.

         "Il y a une trentaine d’années, je me réveillai par un matin de fin d’hiver, mes préférés, grisaille amicale et fraîcheur, assez banalement vers 8 h 30. Après avoir confectionné dans une cafetière italienne de contrefaçon arabe achetée à la Goutte-d’Or toute proche un jus carabiné, j’entrepris ma gymnastique matinale au bâton, un manche à balai tenu à bout de bras dont les circonvolutions permettent de se tordre dans tous les sens. Pour rythmer les exercices, j’avais mis sur le magnétophone à cassettes, une bande de Katonoma, un groupe de rock français à la mode, trop affecté et arty à mon goût, mais dont le morceau Billy the Kid, par exemple, avait une ambiance hypnotique avec ses anachronismes, ses parasites sonores : Radio, Radio… With the sherif’s posse after him…
         Puis, je me mis au travail sur le recueil de nouvelles de Bruce Benderson New York Rage, dont chaque récit était une bombe à fragmentation, vignettes éclatées d’un Times Square disparu, à la scansion hachée, télescopages de l’anglais Nuyorican et des accélérés cocaïnomanes…
         Vers treize heures, je levai le nez de ma traduction, j’avais faim. Et je m’aperçus que pas une seule fois depuis mon réveil, je n’avais pensé à elle.
         Sans avoir eu besoin de me pendre, ou de m’engager dans la Bandera,  j’étais libre.
         Quelque temps plus tôt, Michel Bulteau, un vétéran que nous fréquentions à l’époque, Jérôme Leroy et moi aux éditions du Rocher, m’avait dit : « Y’en a marre des désespérés de l’amour… »
         (Thierry Marignac, écrits posthumes, 2019).
© Bill Térébenthine


         LES DÉSESPOIRS SONT PRÉSOMPTUEUX
         Si j’avais lu à l’époque Le Cimetière des plaisirs de Jérôme Leroy, j’aurais guéri plus tôt. En effet, loin de se complaire dans le ressassement pathologique, cette chronique d’un chagrin d’amour transcende le genre en s’élevant dans un envol d’une grâce inédite aux échos d’absolu. De ces livres dont on a envie de citer une phrase sur deux, tant elles sont à graver dans le marbre. Ceux dont le caractère d’intimité, loin d’être une cause de gêne, devient une occasion de transport. Combien de querelles inutiles eussions-nous évité si j’avais lu ça en temps et en heure !… Je lui aurais pardonné pour toujours son communisme balnéaire. Parce que notre héros y fait montre de sa bravoure, de sa capacité de rupture. Le souvenir que j’ai de Jérôme à l’époque parle effectivement d’un type brisé par une histoire virée à l’aigre s’exilant dans le Nord de la France pour y accomplir un boulot de prof dans une banlieue de Lille. C’était un choix dont j’appréciais la modestie en tout premier lieu sans en connaître les affres. J’avais vu un type sapé mylord assez raide, visiblement marqué, maigre comme un clou. Dans la bouillie néo-hussard du Rocher 1990, la radicalité d’opter pour un boulot obscur dans une métropole de la pluie m’avait toutefois impressionné. Je twistais entre un XVIIIe de zonard, aux ruelles en embuscade et la Rive Gauche des éditeurs où ma spontanéité passait mal. Ce mec-là avait au moins le courage dont les rues grises m’enseignaient la valeur.
        
         LA SONNERIE DÉSUÈTE D’UN TRAMWAY
         Un Jérôme Leroy que je découvre trente ans plus tard possède ici l’élégance du gentleman énumérant avec patience et minutieusement les hasards objectifs, reflets de sa douleur aux éclats universels, dans la déchéance d’une Phrance qui pourrit de l’intérieur, de « L’Europe Nouvelle » et ses lendemains radieux aux avant-goûts d’horreur cybernétique — plutôt qu’une névrose d’absence de l’objet d’adoration. Il en parle souvent, La jeune femme blonde, mais déjà à distance, en cure de désintoxication. Et si loin qu’on puisse être de ses parti-pris, on se souvient avec ferveur de tous les moments où, comme lui, on souhaitait parfois inconsidérément — le présent de la domination le prouve, l'inversion des valeurs n'annule pas l'oppression — la ruine de tout ce qui avait précédé, parfois pour les mêmes raisons que lui : une garce nous avait rappelé à l’ordre éternel des choses.

         PUTSCH DE LA DÉSILLUSION
         Les moyens de notre héros pour décrocher de la belle blonde enfuie ont leurs effets secondaires : les auteurs à maximes, les antidépresseurs (notamment l’Ordinator à l’effet analogue, mais pas identique, aux amphétamines, dont j’avais volontairement abusé avant d’aller aux trois jours à la caserne de Vincennes en 1979), l’alcool, les filles de rencontre, les aphorismes de La Rochefoucauld, Chamfort, Cioran, Perros, de Roux, le sillage de fantasmagories sur les belles étrangères… Aussi toxicomane dans la rupture que dans la peine, notre héros se voue à de nouvelles malédictions d’accoutumance.
         Et tout ça se résumait à rien, les filles de rencontre s’estompaient, les belles étrangères étaient amnésiques, les anti-dépresseurs et la gnôle, les virées en bagnole, la révolte intérieure… laissaient un goût de cendres.
         Seule, la métropole de la pluie, où notre héros vit aujourd’hui encore, malgré ses habits neufs « Europe Nouvelle » semblait tenir le coup.
         « Et nous n’aurons plus jamais la pâleur en partage. »

         Tous les titres et intertitres sont tirés du Cimetière des plaisirs, la Table Ronde, Petite Vermillon, 7, 30 €.

         TM, 2019.