5.4.19

CAUSE CÉLÈBRE

            



Brique-moi ça !…
Exergues :
            Je n’ai jamais entendu ou lu l’expression « cause célèbre » qu’aux États-Unis, un des rares gallicismes du jargon hégémonique CNN si prisé des chiens de garde français des médias. Il désigne toute une série d’engagements des intellectuels à travers les âges : de Sartre et Genet (et avant) à Hammett et les Rosenberg, jusqu’à Norman Mailer et Jack Henry Abbott (et après), que le grand écrivain tenta d’aider à se réinsérer en 1980, impressionné par la puissance d’évocation du criminel dans leur correspondance, publiée sous le titre : « Dans le Ventre de la bête ». Mais Jack Henry Abbott, paumé dans un Lower East Side ravagé par les drogues et la misère, poignarda à mort un garçon de café qui lui refusait l’entrée des toilettes.
         —Je pense que Norman s’est fait rouler par Abbott et sa ruse de taulard endurci prétendant à une droiture sans concession, alors qu’il était en réalité plein de traîtrise, me confia[1] Richard Stratton[2], vieil ami de Mailer, lui-même vétéran des pénitenciers fédéraux pendant huit longues années pour trafic d’herbe et de haschich (aujourd’hui légaux) à la tonne.

         Dans une soirée de signature et de promotion de son livre « Les Forcenés », l’ex-braqueur Hafed Benotman — invité dans une librairie anarchiste où on l’on faisait l’éloge de ses braquages au nom de la « reprise individuelle » — détrompa son auditoire :
         —Non, disait-il, il n’y a rien d’admirable à braquer une arme sur quelqu’un. Vous ne vous rendez pas compte de la violence que cela représente, quand on brandit une arme, on sait qu’on est susceptible de s’en servir. Sinon, on la laisse sous l’oreiller.

         Lev Bilounov fut surnommé Lev Mackintosh pour un de ses faits d’arme : le braquage d’un train entier d’ordinateurs Apple au début de la Pérestroïka. Vétéran de l’univers carcéral soviet depuis son plus jeune âge, seigneur de la guerre ayant survécu aux tueries de la pègre russe des années 1990, il vit maintenant en France, menant une vie d’homme d’affaires rangé des voitures, protégé par la DST pour avoir permis la libération des otages français en Tchétchénie sous Chirac : « Chirac ne pouvait rien faire, Eltsine ne pouvait rien faire, moi, si. J’ai appelé un Tchétchène dont j’avais sauvé la vie en prison. Quelques jours après, les otages étaient libres ».
         Lev Bilounov, alias Mackintosh, était l’un des parrains russes interrogés dans le film anglais « Thieves in the Law », où on l’entendait dire notamment :
         —En temps de paix, il faut s’assurer que son tonneau de poudre reste au sec.
         Plus tard, Bilounov répondit à une interview pour l’émission de télévision Совершенно Секретно (« Ultra-Confidentiel »), entretien réalisé au Ritz où le truand de haut vol portait une écharpe de soie. On l’interrogea sur le meurtre d’un de ses rivaux qu’on lui imputait.
         —Il n’y a pas de prescription pour les assassinats. Alors monsieur, non merci, je n’ai pas tué Untel.
Ah, Dieu que la guerre est jolie!…


         Introduction :
         Au moment où la page se tourne sur Cesare Battisti, où la lourde porte automatique blindée d’une cellule se referme sur celui qui n’est plus depuis longtemps qu’un fugitif, la joie mauvaise qu’on voit ici et là à l’enfoncer plus profondément dans ce qui ne sera bientôt plus qu’une tombe en gestation donne la nausée. On ne peut plus à ce stade tardif de l’affaire, qu’éprouver — si on éprouve quelque chose — de la compassion pour un homme face à un avenir réduit à 6 m 2, enterré vivant. Dans de telles circonstances, hurler avec les loups n’est rien moins que déshonorant.
         Si pour une raison ou pour une autre — ses crimes — on n’est pas saisi d’effroi à l’idée du vertige qui est sans doute le sien devant l’abîme, qu’on s’en tienne aux faits.
         Bien entendu, et tout à fait au-delà du faux débat sur la culpabilité ou l’innocence de Cesare Battisti — l’une comme l‘autre fort délicates à prouver — les faits sont très loin d’être limpides. Les milieux médiatico-intellectuels de tous bords — ceux qui se sont emparés de cette affaire pour des raisons qui leur appartiennent en propre et n’ont rien à voir ni avec le criminel ni avec les victimes — ont encore obscurci la donne jusqu’à la rendre impénétrable. Au-delà du magnétisme qui émane du gangster aux yeux de l’intellectuel, une cause célèbre contribue à la célébrité de ce dernier.
         La seule utilité du déballage incessant, de la débauche de commentaires intéressés dont ce siècle vagissant raffole, affichant sa vulgarité ostentatoire, serait en l’occurrence d’ouvrir une véritable réflexion sur crime et châtiment, nécessaire à toutes les époques.
La chambre de Jack l'Éventreur, tableau de Walter Sickert.


         Chapitre 1 :
         Précisons tout de suite que l’auteur de ces lignes — pour des raisons qu’on expliquera plus loin —ne nourrissait aucune sympathie pour Monsieur Battisti, contrairement à certains qui l’ont soutenu et se taisent, ou cherchent à s’en distancier aujourd’hui. Néanmoins, comme dans toute affaire criminelle, il convient d’examiner le contexte dans lequel il aurait commis les actes qui lui sont reprochés. Or, il semble que sur ce point au moins, l’homme n’a pas menti — l’Italie était en proie à une guerre larvée.
         Ceux qui sont assez vieux pour s’en souvenir, ont présent à la mémoire non seulement les luttes sociales très violentes à l’époque  —les émeutes du « mai rampant » italien — notamment à Turin aux usines Fiat, mais aussi les épisodes en cascade prouvant que la Péninsule était le terrain de batailles acharnées entre factions politiques, divers services secrets et que se profilait l’ombre de la pègre. De loin, cet imbroglio inextricable de scandales et de manipulations enchevêtrés paraissait presque comique, on attendait le prochain coup de théâtre. Et ils s’enchaînaient. De l’attentat de Milan en 1969, imputé aux anarchistes mais en réalité complot d’une nébuleuse où trempaient les services de sécurité, à celui de Bologne, un bain de sang, en 1980, se sont succédés les épisodes les plus stupéfiants, révélant que cette « démocratie » n’en avait plus que le nom. Le coup d’État de 1970 préparé par le Prince Borghese — fasciste historique, inventeur des « nageurs de combat », qui firent sauter la flotte anglaise à Gibraltar dans les années 40, et très certainement la flotte soviétique à Sébastopol en 1955 — mais décommandé au dernier moment, n’en était qu’une péripétie finalement burlesque. Le soulèvement oublié de Reggio di Calabre au début des années 1970, la foule chassant les blindés des carabinieri. Se succédèrent : les révélations sur la loge P2, les exactions du réseau Gladio marionnette de la CIA et du MI6, la collusion mal démentie du président Andreotti et de la mafia sicilienne, un banquier du Vatican retrouvé pendu sous un pont de Londres et compromis jusqu’au trognon, les agissements souvent illogiques de groupes terroristes qu’on pouvait soupçonner d’être sous influence notamment dans le cas d’Aldo Moro dont la mort est encore l’objet de bien des conjectures… On sait que la RAF allemande, aux abois, traquée chez elle, avait finalement « accepté » les bons soins de la Stasi d’Allemagne de l’Est. Il est probable que les services des pays de l’Est jouaient un rôle dans la partie italienne face aux Américains et aux Anglais ; on ne voit pas pourquoi ils auraient laissé le champ libre à leurs adversaires. Comme le jeu de la violence est automatiquement un poker menteur, on a aussi parlé de contacts entre les Brigades Rouges et le Mossad, de cette fraction de la Démocratie Chrétienne qui ne tenait pas tellement à ce que Moro s’en sorte vivant. Dans un tel chaos, difficile de savoir qui manipule qui. En ce sens, Monsieur Battisti a légitimement le droit de revendiquer ce contexte pour des circonstances atténuantes.

         Quel que soit le détail des crimes de Monsieur Battisti — qui a, sur un autre plan, une importance cruciale — ceux qui se retranchent aujourd’hui derrière la fiction de « l’État de droit » en parlant de l’Italie de l’époque sont des ignares ou des intoxicateurs. Ces quelques lignes accessibles à tous au prix d’une recherche rapide suffisent à le démontrer :
         Entre 1969 et 1980, l'Italie aurait enregistré 12 690 attentats, faisant 362 morts. Les « massacres d’État » (stragi di Stato, comme les Italiens désignent les attentats ayant bénéficié de la complicité de services déviants de l’État), auraient causé la mort de 150 personnes. On compterait 4 490 blessés, dont 551 imputables à l’extrême-droite.
         L'interprétation de cette très longue crise reste encore difficile, y compris dans sa chronologie, que certains font débuter en 1969 alors que d'autres remontent à la Libération, avec le refus de rendre les armes d’une partie de la résistance communiste.
Massacre à l'heure de pointe

         Chapitre deux :
         Au cours de la quinzaine d’années où j’ai collaboré à divers titres — auteur, traducteur, directeur de collection — avec la maison d’éditions Payot-Rivages, j’ai eu l’occasion croiser Monsieur Battisti à diverses reprises, dans les locaux de Rivages-Noir, où il publia un roman je crois, et dirigea une anthologie, j’en suis sûr. Je l’aperçus et écoutai aussi ses discours dans les festivals, grand-messes où l’église gauchiste du polar alors hégémonique égrenait son prêchi-prêcha en chaire. Je ne le connaissais pas personnellement et nos contacts n’allèrent jamais plus loin qu’un bref salut. L’individu me déplaisait souverainement, pour deux raisons essentielles :
         —Tout d’abord, une méfiance de fond pour celui qui flingue au nom du peuple et de la lutte des classes. Mes expériences dans quelques lieux m’avaient enseigné tant l’hypocrisie mafieuse du libérateur que sa bonne conscience et sa cruauté de « combattant », vivant des armes et de « l’impôt révolutionnaire ». À Belfast, en 1986, les Catholiques du ghetto de Falls Road n’en faisaient pas mystère : ils haïssaient — autant que les troupes britanniques — l’IRA et l’INLA vivant à leurs crochets par le racket, l’oppression et parfois la torture de la population qu’ils prétendaient défendre. Je consacrai à ce paradoxe un chapitre de mon premier roman. Plus tard, j’appris par la presse que si le Hamas avait pris tant d’importance sur la Rive Gauche du Jourdain, c’était notamment parce que les caciques de l’OLP détournaient l’aide européenne pour aller se saouler au Château-Margaux dans les restaurants de Tel-Aviv en Mercédès. Presque vingt ans après Belfast, en 2005, dans l’Ukraine de la Révolution Orange[3], je vis les défenseurs du peuple se ruer sur les rentes du pouvoir dès Ianoukovitch détrôné. Leur cupidité et leur concurrence pour les loyers des pipe-lines ramenèrent Ianoukovitch au poste de président, ce qui conduisit ensuite au Maïdan et à la révolte de 2014 dans le cycle infini de la misère ukrainienne.
         —Monsieur Battisti, désireux sans doute de survivre en s’assurant des appuis profitables, jouait un jeu trouble en se servant de la fascination trouble d’un petit milieu de privilégiés dont l’engagement gauchiste n’avait jamais dépassé — dans le meilleur des cas — un douillet militantisme. Pour reprendre une formule d’Alain Dubrieu, ex-taulard braqueur de banque, extraordinaire auteur mûri sous les verrous : « Il avait commis ce dont eux-mêmes rêvaient »[4]. Quiconque ayant fréquenté truands, policiers, espions ou militaires, aura du mal à avaler que l’Italien était dupe de la ferveur de ces larves à son égard et de la structure de pouvoir mise en place dans le petit milieu du polar donnant accès au système médiatique TéléramInrockObsMondÉration, qui permettait les ventes et l’adulation des bibliothécaires de province. Dès qu’un homme d’action possède un tant soit peu d’intelligence, son réalisme professionnel l’informe sur la tournure des choses. Mais l’Italien roulait avec une certaine duplicité sur la même pente que les libérateurs cités plus haut : rentabiliser les risques pris autrefois. À sa décharge, il vivait toutefois dans des conditions précaires… Et ça devait être si tentant, avec ces caves !…
         Hafed Benotman, du même milieu et pas plus riche, jouait certes le même jeu, reçu par Delanoé, plébiscité par la presse de gauche à grands renforts de mièvreries sur le pauvre Arabe obligé de braquer des Caisses d’Épargne, etc. En revanche, il ne se prenait pas pour un révolutionnaire, n’en arborait pas l’arrogance, ne sermonnait personne. Nous avions le même âge, nés à Paris tous les deux, chacun ses comptes à régler avec la Phrance. Et Hafed était suprêmement sympathique. De plus, j’ai toujours préféré les rebelles sans cause. On n’est pas trompé sur la marchandise.
         Enfin, contrairement à Battisti, dont les romans de médiocre militance —fût-elle armée — tombaient des mains, ceux de Benotman avaient une qualité « d’accélération psychotique » qui lui était singulière et le plaçaient assez haut au rang des romanciers significatifs.
         Un incident survenu à la Série Noire renseignait sur le personnage de Battisti à l’époque. Il avait joué les gros bras pour remettre à sa place cette épave de Maurice Dantec, vedette égarée dans les errements pro-américains fanatiques dont elle avait le secret. Monsieur Battisti s’en vantait. Il n’était pas beaucoup plus épais que Dantec, mais celui-ci était en très mauvais état. De notoriété publique, prêter attention à ses incohérences ne rimait à rien. De surcroît, l’Italien traînait derrière lui sa légende de violence, or Dantec était notoirement impressionnable. Et toute l’église gauchiste d’approuver dévotement l’inverse d’une prouesse.
         Je comprends que Monsieur Battisti n’avait pas le choix, qu’il devait imposer une certaine stature et rafler les suffrages gauche caviar pour échapper au sort qui est le sien aujourd’hui, mais ça n’était pas joli-joli. Hafed ne se serait jamais comporté comme ça.
De multiples acteurs…


         Chapitre trois et conclusion :
         C’est la correspondance que j’entretiens parfois avec Serge Quadruppani qui est l’origine du pensum que je vous inflige aujourd’hui. Apprenant la nouvelle des aveux de Monsieur Battisti, j’étais désireux de savoir ce qu’il en pensait. Serge est un ardent défenseur de l’ex-boute-feu, italien comme lui, et il me répondit par un texte paru sur un site ultragauche au lien suivant :
         Si je partage très peu des opinions exprimées par Quadruppe, cet article me semble toutefois juste sur quelques points essentiels, et je m’enorgueillis certainement d’avoir un ami aussi intègre que Serge. Ses considérations sur la situation italienne des « années de plomb », plus informées que les miennes, mettent en perspective l’accusation de « violence » portée contre Monsieur Battisti, pour les raisons évoquées plus haut :
         —Combien de manipulateurs tiraient les ficelles en coulisse et ne paieront jamais les pots cassés, combien d’innocents condamnés. Comment la presse bobo peut-elle juger rétrospectivement un homme pris dans l’engrenage d’une violence d’État et de décisions prises dans l’urgence ? Monsieur Battisti n’a-t-il pas même agi dans un réflexe erroné d’autodéfense que la période aurait justifié et qui l’aurait poussé à des actes injustifiables ? Comme on colle un coup de boule pour se sortir d’une rixe de bar ? La rhétorique révolutionnaire ne facilite évidemment pas cette  défense, elle fait partie des faiblesses de l’argumentation en faveur de Monsieur Battisti parce qu’elle suppose la préméditation à l’horreur du meurtre. Mais sur un plan plus vaste, celui d’une guerre civile larvée, c’est une ligne de défense possible.
         —Contrairement à tous ceux qui lâchent l’Italien en taule en retournant leur veste, ou en se taisant, Serge ne fait pas dépendre son soutien de « l’innocence » ou de la « culpabilité » présumée de l’auteur des faits. On a vu un quotidien du matin parisien se couvrir de ridicule en « fuck-checkant » — selon le charabia CNN ignorant des verbes vérifier et recouper — son soutien éhonté à Battisti, motivé par le credo politcorrect de ce torchon. Le but de la feuille de chou en question — Serge m’assure qu’elle est moins lue que son site ultragauche — étant de mettre en branle la machine sadomasochiste made in America divulgation/confession tout en protestant de son attachement — depuis que les copains sont au pouvoir — aux dix commandements de la « démocratie » et de la décence. On sait depuis longtemps à quoi s’en tenir sur ce puritanisme d’origine anglo-saxonne des bobos, la récente « ligue du lol » a confirmé le verdict. Pas un seul cacique gauchiste de la rédaction pour rappeler ce qu’était l’Italie de l’époque — amnésie, gâtisme, ou pure couardise ?
         Serge rappelle avec pertinence quelle valeur on peut accorder à des aveux obtenus dans une situation telle que celle de Monsieur Battisti à l’heure actuelle. Le prisonnier a en effet un revolver sur la tempe au moment où il parle. Par ailleurs, il énumère les « crimes » présumés, et, en effet, il serait judicieux de déterminer les abus ou crimes éventuels dont se seraient rendu coupable le policier et le gardien de prison abattus dans le contexte de guerre dont tout le monde s’obstine à faire abstraction. En revanche, en ce qui concerne le bijoutier, je diverge avec Quadruppani, il défendait son bien contre un hold-up, il n’est certainement pas plus en tort que celui qui cherchait à le lui ravir par les armes, c’est un duel. De surcroît, même s’il n’a pas tiré dessus, le braqueur est responsable de l’invalidité du gamin. Ce qui devrait mettre en garde tous ceux qui rêvent de violence : elle a des conséquences imprévisibles, c’est un sale boulot dégueulasse.
         Au vu de ce réalisme et du courage moral dont fait preuve Quadruppani à cette heure, la romancière à succès accrochée mordicus à son histoire d’innocence prête à rire, comme tout le milieu intello-médiatique bien embarrassé. On a envie d’aller trouver la vieille dans son salon de thé pour lui demander : — Alors, mamie, s’il est coupable, tu ne le soutiens plus ?
         On se demande aussi comment le charlatan à chemise blanche signeur de pétition, qui comparait il y a peu les Gilets jaunes aux chemises brunes justifie aujourd’hui son intervention de 2004. On se demande comment réagissent les petits-bourgeois de gauche des maisons d’édition où Battisti publiait et en particulier les directeurs de collection au légalisme caricatural. Me souvenant de la réaction à Rivages-Noir quand Hafed Benotman a recommencé à braquer, tous les attendris sur l’Arabe de service brusquement en congés maladie, on peut rêver le pire. Cette occasion fut sans doute la seule fois où Battisti et moi avons partagé le même point de vue : lorsque Guérif m’annonça que Benotman était retourné en taule, j’éclatai de rire, l’info était sans surprise — un truand est un truand. À celle de Guérif, Battisti avait réagi de la même manière.
         Quadruppani a encore mille fois raison de souligner la lâcheté méprisable des éditions du Seuil quand elles ajournent l’édition du roman de l’Italien sous les verrous. Il va un peu loin quand il cite la vieille baderne académicienne tchécoslovaque vendue à Mitterrand, mais le sens de la citation est juste : Crapules de la censure politcorrecte bas les pattes !… Occupez-vous de vos tartufferies de salauds au pouvoir !… De vos auteurs aux ordres !… Nos affaires de romanciers ne vous regardent pas !… Dernier rappel, bande de larves !… Après, on vous fout au contentieux !…
          En ce qui concerne l’église du polar et les chiens de garde des médias, suivons le conseil de Baudelaire : économiser son mépris.
         Mais, ce sera ma dernière objection, en croyant si fort au messianisme des masses porteuses de notre salut, à la « violence révolutionnaire », et en s’appuyant bon gré mal gré sur tout le lobby gauchiste du polar et ses soutiens médiatiques, en collaborant donc avec le pouvoir local, Battisti a ouvert un boulevard à ceux qui veulent sa peau à présent. De même, mon pote Serge Quadruppani est obligé de prendre le maquis ultragauche en entonnant le même credo, alors qu’il a toujours entretenu des rapports ambigus avec le clergé supérieur de l’église gauchiste, s’en arrangeant comme d’un moindre mal. Il est aujourd’hui servi : les tartuffes crient haro sur le baudet ou se planquent. Sa fidélité à ses idées est toute à son honneur, mais je l’avais prévenu que collaborer avec ce mini-pouvoir-là était une compromission grave aux conséquences imprévisibles. Dont acte.
         Enfin, il est aussi possible que les aveux de Battisti soient issus d’un repentir sincère, qu’il ait commis ces actes et eu le temps au cours de ses trente-cinq années de cavale d’en mesurer la gravité sinon l’horreur, par exemple parce qu’il a des enfants — ce qui donne une mesure de la vie qu’on donne et de celle qu’on prend, or on compte un enfant parmi les victimes de ses actes. Il est possible que ses mensonges aux grues de bénitier du polar phrançais, ses enrobages de la réalité, lui aient parfois coûté une bile amère de remords.
         Quoi qu’il en soit, si improbable que cela semble, il faudrait que tout ce qui précède entre dans le jugement judiciaire et celui que l’Histoire portera sur cet homme : l’adolescent révolté, le gangster, le militant révolutionnaire, le tueur, le taulard, le fugitif, le manipulateur, le père. Il est hélas à peu près certain qu’il n’en sera tenu aucun compte.
         Thierry Marignac, 2019.

Tous les coupables ne sont pas sous les verrous.





[1] Pour le film documentaire sur Norman Mailer réalisé dans le cadre de l’émission Un Siècle d’écrivains, diffusé le 20 janvier 1999.
[2] Auteur de L’Idole des camés, Rivages-Noir, traduit par TM.
[3] Vint, le roman noir de la drogue en Ukraine, Payot-documents, 2006.
[4] Paris-Noir, Dernier Terrain Vague, 1980.