30.1.19

Le sponsor maléfique

© Robert Mc Ginnis, le champion du pulp.
         TENTER LE DIABLE…

            AUX COPAINS DE PÉTERSBOURG

         Sur la ville basse de Taguil[1], la pluie tombe,
         Il vaudrait mieux gésir dans la tombe,
         Il vaudrait mieux qu’on m’ait tué
         Tonton en imperméable rutilant
         Avec un tonton d’une robe grise enveloppé
         Il vaudrait mieux être dans la tombe pourrissant.
         De lieux pour la méchanceté ou bonté,
         Dans la fosse on ne peut trouver.
         Il était une fois, un écolier,
         De l’honneur, un prisonnier
         Il composa un syllabique poème :
         Je vous aime,
         Et vous êtes passés-partis,
         Et où êtes-vous arrivés ?
         Nulle part n’êtes arrivés,
         Dans la ville de Taguil, la pluie.
         Du seuil jusqu’à Dieu le père,
         Le chemin est vide et solitaire
         Aucun bruit n’y retentit
         Aucun réverbère ne luit.
         Mes flancs sont devenus les piécettes,
         Mon chant est entonné.
         De moi n’est pas sorti le poète,
         Le diable m’a emporté !
         Boris Ryjii[2], 1998
         (Traduction TM)
         Au beau temps de notre ivresse[3], insolence de la jeunesse, la poésie nous paraissait : remplie d’une notable quantité d’importance nulle[4], une occupation ridicule… Tant dans ses déclinaisons officielles, les caciques Maison de la Poésie et leurs subventions, que dans les transgressions bidons des universitaires poststructuralistes, leurs laborieux efforts pour nous persuader, sémiotique aidant, que le langage avait pour fonction de ne rien dire que lui-même. Sans parler des tourments et malédictions de rimbaldiens attardés, ne suscitant chez notre matérialisme dialectique d’auteurs ou éditeurs concrets vivant dans un monde tridimensionnel comme un poing dans la gueule — que l’hilarité.
         Et puis, plus tard, l’univers mental se réduisant toujours plus à l’emballage déprimant de la marchandise si propice au rêve en vitrine, et ordure dès qu’elle est sortie de son écrin, la poésie reprit à nos yeux du prestige — plus près du ciel. Mais pas n’importe laquelle.
         À l’inverse de ce qui se pratiquait majoritairement en Occident, les exercices de style des uns, la sémantique des autres, se réduisant au fond à une abstraction mercantile (It’s all about money, Ain’t a damn thing funny, scandait le rapper du Bronx Grand Master Flash en… 1982, dans The Message), la poésie russe parlait de quelque chose !… Quelle découverte !…
         La terre des bagnards contemple le ciel des dieux. Les aléas de la traduction jouaient ici un rôle. La simplicité en trompe-l’œil d’Essenine[5] était plus facile à transmettre. Incontrôlable et sans doute assassiné par les Bolchéviques parce qu’il avait écrit le poème épique Pougatchev, récit d’une révolte paysanne à l’heure d’une collectivisation provoquant la révolte des campagnes contre les communistes, il avait sa part de malédiction concrète. Et, ineffable, la profondeur subjective d’un paysan râblé devenu castagneur de rues, dont le coup de boule était légendaire dans les cabarets louches de l’époque de la NEP[6], où foisonnaient les bandits :
         La vie est une tromperie d’une tristesse envoûtante,
         Et que d’une main brutale,
         Elle nous rédige des lettres fatales,
         C’est ce qui la rend si puissante…
(Traduction TM)
Portrait de Sergueï Essennine

         Les messages cryptés d’un Sergueï Tchoudakov[7], fils d’un directeur de camp du Goulag et d’une schizophrène avérée, poète-voyou de l’ère Kroutschev ( !) né en 1935, plus d’une fois interné dans les hôpitaux psychiatriques soviets et mort dans des circonstances mystérieuses (de froid, semble-t-il, dans une entrée d’immeuble où il avait trouvé refuge) au cours des années 1990, avaient eux aussi un fondement concret, ancré dans le totalitarisme soviétique :
Les motos de la milice
Vérifient l'identité
Sur la pente sur la pente
Je roule sur la pente
Je suis authentique, je suis régulier,
Ultralumpenprolétaire
À part les chocottes et la trique
Je n'ai aucun sentiment civique.
(Traduction TM)

Sergueï Tchoudakov, à l'époque de la fac, où il confectionnait de faux diplômes.

         Puis vint une dernière figure énigmatique, Boris Ryjii, le poète phare d’Ekaterinbourg jusqu’au jour d’aujourd‘hui.
Boris Ryjji avec sa femme et son fils.

         Il s’agit de la ville où l’on exécuta la famille du tsar, celle où Sverdlovsk, voyant en 1918 un jeune soldat hésiter avant de tirer sur une petite fille de la famille impériale, lui arracha le fusil des mains pour abattre la gamine. Plus tard, en 1946, lorsqu'un des participants de l'assassinat du tsar Koudrine, dit Medvedev, qui donna au Musée de l'URSS le flingue avec lequel il avait tué le tsar (et non Sverdlosk comme l'a fait remarquer à juste titre un commentateur du même article sur Causeur 
https://www.causeur.fr/les-poetes-russes-aiment-tenter-le-diable-158859) se présenta au maréchal Joukov, nommé chef de la garnison d’Ekaterinbourg, un homme qui avait battu Hitler et pris Berlin — mais en disgrâce auprès de Staline qui n’aimait pas la concurrence et le trouvait trop populaire — en déclarant : J’ai tué le Tsar, Joukov lui répondit : Je ne serre pas la main des assassins. Parole de soldat.
         Boris Ryjii, quoique d’une famille de la classe moyenne soviet, père géologue à l’université et plus tard géologue lui-même, grandit dans un quartier prolétarien en lisière d’Ekaterinbourg, Btortchermet, à proximité des seules usines métallurgiques où l’on acceptait des anciens taulards avec casier judiciaire. Le quartier attirait donc les criminels tout juste sortis du Goulag. Souvent, au printemps où fondent les tas de neige, on découvrait dans le quartier des cadavres ensevelis là en hiver. Boris Ryjii n’oublia jamais d’où il venait, si poète qu’il soit, champion de boxe amateur d’Ekaterinbourg, il sauva notamment du viol, à la nuit tombée, un certain nombre de jeunes filles traversant le parc voisin, grâce à la vélocité de ses poings.
         Au début des années 2000, dans le groupe des quatre poètes d’Ekaterinbourg auquel appartenait notre cher Boris, le leader, Roman Tiagounov, eut une idée géniale : construire des monuments aux meilleurs poètes de la ville de leur vivant, sous la forme de pages manuscrites dans le marbre de leurs meilleurs vers. À ce groupe appartenaient aussi Dimitri Riabokon, et Oleg Dozmorov. Le seul sponsor du projet que réussit à trouver Roman Tiagounov était… un entrepreneur de pompes funèbres !… Nous restons ici dans le concret, la malédiction ne tombe pas du ciel, elle vient d’une décision pratique, si étrange que semble sa réalisation matérielle. Dans les quelques semaines qui suivirent, Roman Tiagounov tomba par la fenêtre au cours d’une soirée arrosée, accidentellement dit-on et Boris Ryjii se pendit chez ses parents, sans raison, ni justification apparente. Les deux autres poètes du groupe déménagèrent illico presto vers Moscou pour échapper à la malédiction, encore vivants aujourd’hui. Le projet de monument aux poètes de leur vivant n’eut jamais aucune suite, ce qui n’étonnera personne. La science et la rationalité contemporaines ne savent peut-être pas tout. Certaines forces dans le champ magnétique leur échappent peut-être. Le concret, si maléfique fut-il de la malédiction, qui nous réconcilie avec une poésie vivante.
Thierry Marignac, 2019.




[1] Ville de l’Oural, connue pour ses usines de tracteurs.
[2] Boris Ryjii,(1974-2001) célèbre poète d’Ekaterinbourg, lauréat de l’alternatif prix Antibooker de Russie, peu avant son suicide. Apparaissant dans de nombreuses revues de l’Oural et de Pétersbourg, auteur d’un recueil posthume de 350 poèmes, publié par le Fonds Pouchkine.
[3] Baudelaire : Le Vin de l’assassin.
[4] Isidore Ducasse, alias comte de Lautréamont, correspondance.
[5] Célèbre poète du début du vingtième siècle, génie paysan sorti du rang, mort à trente ans dans des circonstances jamais élucidées, dans un hôtel de Pétersbourg bourré de tchékistes. Ami d’Alexandre Blok et membre de l’école des Imaginistes.
[6] Nouvelle Économie politique, introduite par Lénine après la Guerre Civile, une dose de capitalisme pour relancer le pays, qui enrichit nombre de trafiquants du marché noir.
[7] Serguei Tchoudakov (1935-1997), poète-culte de l’underground moscovite des années 60-70, uniquement alors publié dans des samizdats circulant sous le manteau, ami de Iossip Brodski, Prix Nobel de poésie 1987. Ses activités de faussaire, voleur d’éditions originales, trafiquant de drogue et proxénète à l’occasion lui valurent le surnom de « Villon russe ». Féru de cinéma, fin connaisseur du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague, ami d’acteurs et de metteurs en scène, il servait de nègre aux plus célèbres critiques de cinéma de la presse officielle soviet.  Souvent décrit par ses pairs comme « le génie poétique russe de la seconde moitié du XXe siècle », un recueil de ses poésies parut en 2007 sous le titre : « Couleur locale ».