31.10.18

Pénitentiaire tête-à-tête avec soi-même

La transmission, mission s'il en fût, est semée d'embûches — a priori, personne n'en a rien à secouer. Contre toute attente, votre serviteur y connut quelques succès. Le poète homosexuel de Times Square Bruce Benderson, l'ex guitariste punk britannique Charles Higson, le plus punk des auteurs russes Vladimir Kozlov, les génies littéraires déjantés: Carl Watson, misanthrope de Chicago, et, plus récemment, Andreï Doronine, ex-camé de Norislk, la ville du nickel construite par les prisonniers du Goulag. Les délires nymphomanes de Kathy Acker  dans Algeria, le beau poème d'amour en prose de la lesbienne Sarah Schulman avec After Delores. La violence de Phillip Baker, gangster jamaïcain croisé à Brooklyn, dans Rasta Gang.  Par quel miracle suis-je parvenu à les traduire et faire publier à Paris — sujet sur lequel je me perds en conjectures. L'acharnement, sans doute. Avec le mallarméen Sergueï Tchoudakov, le Villon russe, l'histoire est un peu différente, c'est notre co-blogueuse Kira Sapguir qui me mit au parfum sur le poète maquereau de l'ère Kroutschev. mais j'apportai ma pierre à l'édifice en y faisant allusion devant mon vieil ami Danila Doubschine, féroce collectionneur, et érudit, qui n'en avait jamais entendu parler, assez vexé, du reste — Parisien, j'en savais plus que lui sur un poète de Moscou et non des moindres. Une semaine plus tard, Danila savait tout et m'emmenait dîner chez l'éditeur de Tchoudakov. Ensuite, il tourna un documentaire sur Tchoudakov, et tout ce qui restait dans l'ombre sur la biographie du poète maudit sur lequel on ne possédait qu'une photo vit le jour petit à petit, y compris sa mort mystérieuse. Je ne m'étais pas trop trompé, en le comparant à Lautréamont, sur lequel on possède à présent des informations sérieuses. Tchoudakov, chassé de chez lui par des bandits caucasiens dans les féroces années 1990, était mort de froid (fiche de police) dans une entrée d'immeuble. Récemment, de nouvelles photos du poète,visiblement prises par la police (ci-dessous), sont apparues. C'est notre co-blogueur Vincent Deyveaux qui nous les envoie. Le poème qui les accompagne est un témoignage de solitaire.
 (Traduit du russe par TM)        


J'oppose à l'univers
         Pas terminé, mon verre
         Sur le parquet de sapin
         Les rongeurs font leur chemin

         Je suis dans un château étranger
         Comme une sorte de Jeanne d'Arc
         Le système des rats dérangés
         À domicile un zooparc

         Il est convenable légalement
         Dans la vie quotidienne soviétique
         Les oreilles à l'appareil téléphonique
         Les coller, les clouer instamment

         J'y décèle un obstacle dans ma strophe
         Attendre les coups de fil, inutile
         Personne au bout du fil
         Ne demandera "Tchoudakov?"

         Et encore, à demi-couplet
         Démarche littéraire
         Sur l'épineux parquet
         Du Nouvel An, je suis destinataire

         À l'honneur de Boutyrka[1], je bois en rafales
         Sur la nappe, une tache s'étale
         Les frais du lavage s'ajoutant
         Aux dépenses pour le vin du Nouvel An

         De cette situation solitaire
         J'ai conçu une évasion
         En tout quatre vers
         De la neige du Nouvel An, la vision

         Une lime je ne prendrai pas
         Héros romanesque je ne suis pas
         Mon sobre compagnon d'ivresse, ce soir
         N'est que mon double dans le miroir

         Les lois du genre, hélas
         De banalités sont remplies
         Dors bien, Janna,
         Nous attendent les rêves de la nuit
         31 décembre 1972
         Sergueï Tchoudakov

Поставлю против света
недопитый стакан
на ёлочках паркета
гуляет таракан.
Я в замке иностранном
как будто Жанна д'Арк.
Система с тараканом
домашний зоопарк.
Положен по закону
простой советский быт
ушами к телефону
приклеен и прибит.
Я вижу в нём препону
не стану ждать звонков
никто по телефону
не скажет Чудаков.
Ещё на полкуплета
литературный ход
на ёлочках паркета
встречаю новый год.
Пью залпом за Бутырку
на скатерти пятно
прибавь расход на стирку
к расходам на вино.
Из этой одиночки
задумал я побег.
Всего четыре строчки
и новогодний снег.
Я не возьму напильник
я не герой из книг
мой трезвый собутыльник
лишь в зеркале двойник.
Увы законы жанра
банальности полны.
Спокойной ночи Жанна
нас ожидают сны.
Сергей Чудаков 
31 декабря 1972



[1] Prison de Moscou