26.5.18

Qu'est-ce que la "critique sociale" ?

Eh bien, l'excellente Annie Le Brun, une des rares surréalistes d'après-guerre à avoir réussi un véritable style digne des premiers surréalistes, en donne ci-dessous une interprétation qui froissera sûrement ceux qui vivent de leurs convictions, dans un excellent ouvrage que nous recommandons, Ce qui n'a pas de prix, chez Stock:
…Quelque chose que l'on croirait impossible de rattraper semble désormais courir devant les hommes. Ce n'est pas plus leur avenir que leur présent, ce sont leurs rêves qui leur échappent. Et tout se passe comme si l'on ne savait plus saisir, ni dire, ni penser l'écart qui se creuse de plus en plus entre ce que nous vivons et les discours censés en rendre compte. Au point que la critique sociale, si rigoureuse soit-elle, finit par n'être plus qu'une musique d'accompagnement, sans aucune efficience, réduite à donner bonne conscience à ceux qui la partagent. Depuis le temps que la crise est devenue le sujet de tous les débats, on dirait même que la multiplicité des approches critiques fait le jeu de la domination. À ceux qui les mènent est en effet échu un rôle de spécialistes, qu'ils paraissent pour la plupart fort satisfaits d'avoir endossé, sans en être même vraiment conscient. Seulement, plus ces spécialistes se rencontrent, moins se trouve un langage commun. De sorte qu'au lieu de voir émerger une critique de la crise, on ne peut que prendre acte d'une crise de la critique.

C'est tout de même terrifiant, je n'ai de goût quasiment que pour des auteurs férocement anti-roman, comme Limonov, qui déclarait avant-hier: C'est un genre qu'il faut enterrer, dans une librairie de Moscou où il faisait la réclame d'un de ses bouquins, la dernière surréaliste digne de ce nom partage les mêmes idées sur ce sujet (c'est d'ailleurs à peu près le seul point sur lequel ces deux individus irréconciliables soient en parfait accord). Personnellement, je pense l'inverse. Le jour que jette une fiction intelligente sur la réalité est irremplaçable. On peut objecter que, de nos jours, la fiction est presque invariablement débile. Certes, c'est accablant: nombrilisme, littérature des complexes, critique sociale !… Nous sommes quelques-uns à croire que créer de la beauté dans un drame de mots (le roman n'est pas autre chose) met du baume à nos plaies contemporaines. Ce qui est une œuvre humanitaire, et socialement utile !…
Bref, en dehors de mes copains, et de Modiano, je ne lis en français qu'Annie Le Brun. 
On est à cette dernière particulièrement reconnaissant d'avoir, en claire référence au stalinisme, trouvé la formule réalisme globaliste pour définir les immondices monumentales post-modernes qui défigurent la planète en guise de déconstruction grassement payée.
Thierry Marignac, mai 2018

23.5.18

"Le Grand Écrivain" de J-F Merle

         À une époque où la classe dominante dans son ensemble (les autres n’ont pas le temps) est « rebelle », mon vieil ami Jean-François Merle a cette grande qualité de savoir que l’anticonformisme est nécessairement secret, dissimulé sous les blouses grises des anonymes de la mégapole. Du reste, il le sent plutôt qu’il ne le sait et c’est sous une amabilité impeccable que perce parfois le fanal implacable de son radar caustique. Vraiment difficile de prendre cette bête de travail en défaut, et je n’ai pas ménagé les moyens, depuis trente ans au bas mot, pour effacer ce sourire désarmant — rien à faire. Et pourtant je pars vers chacun de nos déjeuners au bas de la maison d’éditions où il officie depuis une quarantaine d’années, de nos réunions de travail dans ce blockhaus de bouquins qu’il appelle un domicile, armé de mes plus mauvaises résolutions. À ce jour, nib de nib. Mais avec « Le grand Écrivain », aux éditions Arléa, je crois bien l’avoir enfin pris en flagrant délit d’une forme de critique au scalpel du monde qu’il connaît le mieux : celui de l’édition. Depuis trente ans qu’il nous parle de son deuxième roman — après un premier dont le désespoir écrasant, et le ton funèbre ressemblait aux dernières volontés d’un tout jeune homme — l’affaire avait, pour un petit cercle d’initiés, pris une allure hybride entre mythe et gaudriole, entre le yéti et le monstre du Loch Ness. Le 9e round Ali-Foreman ! L’encerclement de la VIe Armée sur la Volga ! Le second roman de Jean-François Merle ! 
         Oui parce qu’en plus d’être d’une gentillesse sans défaut, Jean-François est agaçant : pour son premier roman, il a décroché un prix, et pour sa première traduction, rebelote. Gavé d’honneurs, repu, il se contentait désormais de traduire des anglo-américains, et n’apparaissait plus en public aux fonctions littéraires que rarement, lorsque l’exigeaient les devoirs de sa charge d’éditeur. Il ne peut plus se cacher maintenant, l’affaire s’étale au grand jour : J-FM fourbissait ses armes.
         C’est dans une intrigue tragi-comique de supercherie littéraire que se dévoile le regard en coulisse porté sur le germano-pratinisme, avec toute son acuité : cette éditrice, mondaine Cruella qui porte beau dans ses petites combines, cet auteur raté mais brave type qui croit encore à la Littérature, ce ragoteur professionnel qui vit des bruits de chiottes des Deux-Magots et les étale dans sa petite revue, ce Grand Écrivain enfin qui s’ennuie, confit dans sa renommée… et toute la ménagerie éditoriale, la cuisine des grands hôtels. Et cette histoire est menée d’une main légère, sur un ton enlevé, le trait juste, mais jamais appuyé, avec des pages à se tordre de rire.
         Ou je me trompe fort, ou l’ouvrage de mon vieux copain, petite merveille, va être plébiscité, encensé par ceux-là mêmes qu’il dépeint, ravis de se mirer dans leur propre bonne conscience, enfin dédouanés !…
         La première grosse question est de savoir comment ce vieux Jean-François va supporter les feux de la rampe, lui d’une modestie maladive. La seconde grosse question, s’il engrange un best-seller, est de savoir quelle grande lutte contre quelle intolérable discrimination, il va bien pouvoir dénicher pour échapper au fisc. Un suspense aussi insoutenable que celui de son livre…

Thierry Marignac, mai 2018.