4.8.17

Aux Armes de Bruxelles, de Christopher Gérard

         VILLE À VIVRE ET VILLE À VENDRE

         Dans les nostalgies du XXe siècle figure en haut de liste celle de la ville, devenue un pur objet de spéculation marchande, et par conséquent un enjeu de pouvoir. Ce qu’il ne nous a pas fallu subir, par exemple, depuis les 40 ans de l’établissement d’une administration centralisée à Paris — qui n’avait jusqu’en 1977 pas de maire, mais était géré collectivement par un Conseil Municipal regroupant les maires d’arrondissements ! L’établissement d’un système complexe politico-affairiste pourri jusqu’au trognon, où la vente de la ville sur le marché du tourisme mondial, sur le marché olympique et du football (ça, ça rapporte !}, la manne des travaux publics finançant les partis politiques et donc devenus permanents, et divers cadeaux faits aux grosses corporations multinationales installées à demeure — ont détruit la moindre trace de ce qu’était la ville aux cents villages. Cette misère devait atteindre son point culminant avec le règne des sociaux-dèmes, dont la cupidité, la moraline et l’autoritarisme n’ont pu prendre racine que parce qu’on avait purgé la ville de ses habitants, les remplaçant par les rejetons de la bourgeoisie provinciale, notamment. Ils ne connaissent rien, ces ploucs, et semblables en cela aux militants, ils savent pourtant tout. Ils viennent des pavillons de la province recomposée transportant avec eux et leur fric — qui chasse les habitants historiques des quartiers populaires — et cette interchangeable politcorrectitude, ces mœurs de fausse cordialité, de convivialité mesquine apprises dans les séries télé, le cheese-burger socio-urbain du Manhattan universel. Mais j’ai vu ça partout : à Londres, dans les années 1980 — vous n’aimez ni Thatcher, ni Hidalgo, même pas Christine Lagarde ?… vous êtes sûrement misogyne !… Même dans la canaille au pouvoir vous êtes contre la parité !…— quand le café a remplacé le thé, et la pizza amerlock, le steak and kidney pie. À Manhattan lui-même, colonisé par les étudiants de l’Ohio, à Moscou, autrefois un coupe-gorge, quand on a commencé à éclairer les rues du centre-ville, il y a vingt ans… On me dit qu’à Rio, Dublin, et Hong-Kong…
         Ce système est universel comme la marchandise, géré indifféremment par des vautours de droite ou de gauche qui se succèdent avec le même ordre du jour : revendre la ville, après en avoir expulsé les habitants d’origine, aux populations les plus riches et les plus taxables, d’une part, aux plus démunies, corvéables à merci, de l’autre.
         Il faut partir, mais il n’y a plus nulle part où fuir, on est partout face à l’hydre. Alors on fait des pas de côté en douce, comme un enfant cache ses trésors, ou un chien lèche ses blessures, on garde ses recoins de ville secrets. Il n’y a plus guère d’endroits fréquentables à Paris, où un gonze sur deux est avocat tandis que l’autre est informaticien, où tout le monde passe son temps à se gratter le téléphone… mais j’ai caressé ma ville natale comme aucune autre quand elle gardait encore quelque splendeur, il m’en reste la limaille subtile de grâce — et j’en connais encore un ou deux.
Max Ernst, Les hommes n'en sauront rien


         LES PLOUCS N’EN SAURONT RIEN
         Eh bien, Christopher Gérard, toujours à rebours, l’effronté, comme son cher Huysmans, fait exactement le contraire !… Il livre à l’envi les lieux de haut parage aime-t-il à répéter, où sa passion inassouvie jusqu’à ce jour pour sa belle capitale défigurée par l'UE se repaît encore de mille secrètes beautés, de mille délices. Dans l’édition revue et augmentée des Armes de Bruxelles,[1] livre sous-titré Flâneries urbaines, dédié aux comtes d’Egmont et de Hornes chevaliers de la Toison d’Or exécutés le 5 juin 1568 sur la Grand-Place — car la mémoire de notre héros remonte… et plus loin encore !…— il a l’habileté de faire de son exploration, digne de la déambulation sans but des surréalistes, de la dérive situationniste, à laquelle il nous convie, un itinéraire de séduction envapée, un rituel de cour endiablée à une mythique Louise, entraperçue et aussitôt perdue par une aube d’ivresse couronnant les libations de la St-Jean. Cette forme donne à cette errance dans la capitale de l’Europe tout son charme et son rythme changeant, comme est l’humeur des amants, exubérante, volatile, sévère, exquise, mélancolique et clandestine. Combien de guides amoureux sur tout et le contraire, ne voit-on pas prendre la poussière en librairie à mesure que le cliché fait fortune ?… 

James Ensor, rue du Bon secours

Celui-ci, qui — Dieu nous en préserve ! — s’est fort pertinemment gardé d’en prendre le nom galvaudé, en a subrepticement dérobé la grâce. Et puisque l’ambiance du jeu est par nature instable, en particulier celui de l’amour, l’auteur réserve ses surprises à sa bien-aimée Louise qu’il n’a de cesse de retrouver, des changements d’ambiance, des hausses et des baisses de tension, des repos mérités, des courses folles. Après ce point du jour échevelé du solstice d’été — la demi-brume ensoleillée de la rencontre — Christopher Gérard entraîne modestement la belle dans son quartier, qu’il lui fait découvrir petit à petit, commençant par ce lieu méconnu et envoûtant : le parc Tenbosch, autrefois privé et donné à la ville par son riche propriétaire et recelant une collection d’arbres du monde entier dans ses dédales verdoyants. Peut-être craint-il encore que le pari ne soit trop risqué : dévoiler à Louise, pour la conquérir tout à fait, les charmes capiteux de sa rivale, Bruxelles. On a vu des liaisons tourner court pour moins que ça ! Des amants éconduits, des chagrins éternels ! Combien de drames, combien de ruptures, faute à cette imprudence !… Un brin de calcul ne peut pas nuire. Et puis, le narrateur éperdu est sûr que la fortune sourit aux audacieux ! Un brin de déambulation dans son quartier dont il connaît chaque merveille architecturale, de l’austère classicisme austro-espagnol aux débordements Art Nouveau. Pour l’exotisme, et l’amour du travail bien fait, un passage chez l’encadreur russe blanc du quartier. Puis l’ambassade des Indes, l’Hôtel Solvay, somptueuse demeure où l’on entend résonner les cithares du jardin ouvert lors des soirées culturelles. Tout au long de cette promenade, de multiples points d’Histoire, les fantômes de Verlaine et Rimbaud, l’écho de leur malencontreuse querelle au revolver, sont passés un peu plus tôt. Les souvenirs des turpitudes de la police collabo à l’Hôtel des Tourelles, notre amoureux sait doser ses effets, la belle frissonne, hop, ça tombe bien place aux plaisirs de la chair, le Hoef , ravissante rôtisserie-fermette à peine marquée par le temps depuis…1627 !… Un peu de gaieté que diable, on se restaure, boit un vin frais, Louise frôle la pâmoison.
James Ensor, Henri de Groux

         C’est toute la gamme des lieux d’histoire, des musées désertés, des rues écartées, des bouquinistes — quoique l’auteur déplore leur disparition progressive il en reste tout de même un nombre stupéfiant ! — que nous décline ici Christopher Gérard, dans un style plein de verve et de sensualité. Dans combien d’estaminets, combien de brasseries le Roméo n’entraîne-t-il pas sa Juliette !… Si Louise a le tort de se confier à sa duègne, le verdict sera impitoyable : Méfiez-vous mon enfant, ce Gérard est un voluptueux !… On ira même Aux Armes de Bruxelles, restaurant réputé auquel l’auteur a emprunté son titre. On passera aussi dans un antre à peine visible de l’extérieur, étroit et allongé où se réunissaient les dadaïstes, puis surréalistes belges, dont les tenanciers flamands bourrus ont tenu à garder les inscriptions frondeuses ou énigmatiques sur des murs jaunis par la fumée des pipes d’artistes. On y sert tout l’éventail des bières, de la Faro à la Gueuze, et aussi un excellent genièvre citron. Gare, c’est une boisson traître, si facile à lamper… L’histoire ne nous dit pas, si Gérard,  furtivement, ne cherchait pas à enivrer Louise, et nous ne nous perdrons pas en conjectures scabreuses. Il en est capable, le bougre !…
James Ensor, Acacia

         Si notre amoureux émerveille et étourdit tour à tour sa belle avec toutes ces mignardises de bouche, il est aussi prolixe en histoires et références. On partagera bientôt son goût tant pour le peintre Ensor, que pour le poète prématurément disparu, Odilon-Jean Périer —Je vous aime, Cité, domaine de la pluie… — L’étrange romancier Ghelderode, l’auteur de Sortilèges, un maître méconnu de la veine fantastique belge, ou la romancière Jacqueline Harpman, qui écrivit Le Bonheur dans le crime, un titre qu’on peut lui envier ! C’est clair Gérard  se sert de tout pour impressionner Louise, le roué !…
         Enfin, et c’est la marque du véritable habitant des capitales, une espèce en voie d’extinction que nul ne protège, il sait regarder autrement même les monuments les plus touristiques. Gérard offre ainsi à sa dulcinée six ou sept façon d’aborder la majestueuse Grand-Place, où se massent les Japonais descendus d’autocar, par six ou sept rues dérobées qui y mènent…
James Ensor, Maison sur le boulevard Anspacht

         La chute originale de ce récit de dérive sentimentale, où se confondent la femme et la ville, est trop savoureuse pour qu’on en prive le lecteur en la livrant ici.
         Qu’y-a-t-il de plus rasoir qu’un guide touristique ?… Eh bien, d’un difficile exercice de visite guidée Christopher Gérard a su faire un conte enchanteur.
         TM, août 2017.




[1] Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 284 pages, 21,90€.