31.5.17

Le dadaïsme spontané des broyeurs de formes

Enterrer dans la commémoration
         On parle beaucoup ces jours-ci de rendre hommage à Dominique de Roux, mort il y a quarante ans cette année. On en parle avec raison car il s’agit probablement du dernier génie de la littérature française au XXe siècle, et puis selon le mot inégalé de Jean-Marc Parisis à son égard : On l’a salement oublié, et on s’est salement arrangé avec cet oubli…
         Mais, si l’on comprend et apprécie que les historiques — ses amis et sa famille — tiennent à évoquer celui qu’ils aimaient tant, il est des façons d’enterrer dans la commémoration qui ne sont qu’une forme d’oubli. À l’été 2014, nos fidèles lecteurs s’en souviendront peut-être, ce fut le thème d’un de nos articles polémiques avec les amis de Livr’arbitre au sujet d’un numéro de Roux assez platement funéraire, recyclage des thèmes éternels que suscite toujours la hâte catastrophique des passants considérables. L’exercice scolaire de l’admiration partisane ensevelit aussi sûrement alors que la loi du silence ou de la réprobation entretenus autour des figures controversées. C’est sensiblement la même équipe qui a entrepris une journée DDR le 10 juin, avec sensiblement les mêmes oraisons, et sensiblement les mêmes lacunes. On ne s’en étonnera guère, Les collisions flamboyantes de mots rares — pas souvent, dites— (…) chères à Jacques Vaché produisent un effet de stupeur du à l’éblouissement figeant le commémorateur dans la contemplation, voire le fétichisme, ankylosant le saisisseur de balle au bond pour relancer la partie.

         Dans Livr’arbitre, seuls échappaient aux morsures de notre appareil critique, l’excellent exégète du style Frédéric Saenen, et un autre auteur dont le nom nous échappe — qu’il nous en excuse — qui avait l’originalité de souligner l’intérêt que de Roux avait porté à la Beat Generation dans son ensemble, y compris les moins connus comme John Retchy, ou Jack Kaufman, dont on trouve mention dans Maison jaune. L’exégète et les Beat sont absents du 10 juin, où seront plutôt ressassées les tartes à la crème aventurier, éditeur, poète, homme d’action, DDR et l’empire, on en passera —par charité. C’est une des malédictions du déjà fusillé à Nuremberg, d’attirer les interprétations partisanes, sans parler de la mythologie des aventures africaines chères aux post-mercenaires. On ignore le dadaïsme spontané du formidable broyeur de formes, et par conséquent le hasard objectif le conduisant vers Burroughs et Ginsberg, parmi les derniers visiteurs de l’ermite de Meudon — à l'époque du Beat-hotel, rue Gît-le-Cœur — ce dont à l’autre bord, les thuriféraires post-structuralistes des Beat n’aiment pas trop se souvenir non plus. Ces derniers préfèrent également ne pas entendre que Ginsberg refusa de se joindre aux manifestations de masse de la Convention Démocrate à Chicago en 1968, parce qu’il avait rendez-vous avec… Ezra Pound, et que, devait-il confier dans une interview à l’auteur de ces lignes, « pour rien au monde { il} n’aurait manqué une entrevue avec le Vieux Maître » (documentaire sur Norman Mailer de l'émission Un siècle d'écrivains,  diffusé le 20 janvier 1999). Regardez autour de vous, partout des larves qui prêchent, selon le mot de Cioran que nous ne lasserons jamais de répéter — puisque personne ne l’entend. Quand il s’agit de DDR, incarnation de la curiosité foudroyante et décisive, ça chiffonne les tympans. Oui, il évoquait ici et là un gaullisme révolutionnaire, parti imaginaire qui confortait son image de Malraux sous acide et qui a complètement disparu des périscopes… Oui, il allait chataigner les communistes en Angola. Etc, ad nauseam, ou comment enfermer un homme dans des décisions ultimes prises aux instants existentiels, disait Norman Mailer, ceux qui signifient poursuivre ou disparaître. Cette mise à distance permet de figer un homme dans la gelée du mythe — et de continuer dans sa chapelle, et son train-train. Or, ce qui devrait aveugler chez un DDR, c’est la méthode des bottes de sept lieues, bondissant par-dessus les sectes. Qui songerait à résumer le jeune Malraux à l’assez colonial et pitoyable épisode du temple d’Angkor ?…

         Les raisons de cet aveuglement sont assez concrètes. Peu de nos commémorateurs ont l’expérience de l’édition, de l’écriture, de la traduction comme aventure en soi. Peu d’entre eux savent ce que signifie le glisser ici…Raccrocher là !… du sulfureux Céline parce que la plaie des chapelles qui sape les fondations et termite les charpentes, c’est l’immobilité. Peu d’entre eux savent d’instinct dénicher un auteur, l’imposer, le défendre à n’importe quel prix — peu d’entre eux savent écrire à contre-courant — Bien trop tôt !… se lamentait à notre sujet Jérôme Leroy — au risque des omerta et bannissements dont le milieu éditorial est si friand. Peu d’entre eux sont susceptibles de passer des bas-fonds de New York à ceux d’Odessa, de fréquenter tour à tour les révolutionnaires ou les banquiers à Moscou, les taulards d’Amérique, les dignitaires de l’Europe en décomposition, les camés de Pétersbourg, parce qu’un romancier se sert de tout, et qu’un journaliste authentique n’a pas de parti-pris.

         C’est en ceci qu’ils n’ont saisi en rien la méthode de DDR : s'électriser comme par hasard aux éclairs de génie des œuvres marquantes pour relancer le Grand Jeu de la littérature, vitaliser la hargne de tout dérégler et de tout renouveler. Se charger d’une électricité statique pour la diffuser dans le mouvement perpétuel.
Le travail contemplatif des commémorateurs est une œuvre de mort. Lorsque DDR affolait la machine en concassant une multiplicité de langages et de médias, il portait la vie plus loin — le dadaïsme spontané des broyeurs de formes.
TM, juin 2017.