20.6.16

Les péroreurs du web

Tableau © Evgueni Pinaïev

LA PÉRORAISON
         Un fléau ravage nos steppes virtuelles, détruisant la faune et la flore, combiné de la myxomatose et du phylloxéra : la péroraison. Elle fait toujours plus de victimes. Dans les heures tragiques que nous traversons avec une constance admirable depuis toutes ces années où le monde part en vrille, l’oraison pérenne génocide la fantaisie toujours plus vite, barrant la route à toute évasion, toute grâce possible, toute lucidité poétique sur les impénétrables voies de l’absurde dérèglement planétaire, prolongeant l’horreur jusque dans les discours. Il n’est pas jusqu’aux poètes qui ne se sentent tenus aux condamnations, revendications, déclarations, affirmations, pour nous interdire le moindre pas de côté hors de la déprimante réalité de l’idéologie devenue folle sur la planète entière, interdire toute pensée, toute sensibilité indépendante des remugles médias, et de leur ordre du jour morbide : nous clouer à l’actualité de l’empire du management, selon l’expression si juste du philosophe Pierre Legendre. Monsieur Jourdain pérore en prose : il est contre le terrorisme — mais pas contre les guerres de conquête des ressources menées par l’OTAN, et autres armées à la manœuvre des puissances émergentes, éternelle politique coloniale de la canonnière, sous prétexte de démocratie, ou d'investissement contre la corruption dans l’État ou le football, la cupidité des banquiers, le négationnisme khmer rouge, la phallocratie des crapauds-buffles du Nord de l’Orénoque vis-à-vis des grenouilles montées de Terre de Feu sans papiers. Il s’indigne qu’on poignarde la veuve et l’orphelin dans le dos, il protège les minorités fut-ce contre elles-mêmes — auraient-elles la moindre velléité d’indépendance sous la chape de plomb des novlangues obligatoires — dans sa bonté native qu’il n’a de cesse de prouver au monde et sans doute à lui-même. C’est épidermique, il n’en rate pas une, des fois qu’une plus belle âme plus prompte l’aurait battu de vitesse. Il est décidément capital qu’on sache qu’il (elle) n’en est pas.
Tableau©Evgueni Pinaïev

         À l’inverse — le cynisme en miroir. La pyroraison des esclavagistes de la marchandise, des justifieurs du massacre en boucle, de la reféodalisation du monde par les multinationales ou les États théologiques, complices par essence, et dans leurs objectifs et dans leurs méthodes, et dans leur pseudo — si sanglant soit-il — affrontement. Alors on s’affirme réaliste, ou envoyé de Dieu, on martèle des vérités immanentes, sous prétexte des Textes Fondateurs, Bible quelconque, d’Adam Smith à St-Paul, d’Ayn Rand à la Treizième Fille du Prophète, des adeptes du marché libre à ceux de Mein Kampf, eux aussi certains de détenir la vérité suprême. Et tout aussi violemment mordicus sur le crachoir à tenir, des fois que le globe terrestre n’entendrait pas leur incontournable message !… Monsieur Jourdain en tenue pyromane égrène alors les truismes de la cruauté, tout aussi certain de sa mission sacrée. Regardez autour de vous, partout des larves qui prêchent, disait Cioran dans Histoire et Utopie. Et sur la Toile, n’importe quel consommateur répète le Café du Commerce mondialisé, l’infinie péroraison de la novlangue abrutissante. Qu’on n’ait surtout pas le choix de la poésie, surtout pas le choix de s’évader, dans le totalitarisme de l’insignifiance généralisée. Les situationnistes, partisans d’une société de maîtres sans esclaves, utopie depuis longtemps annulée par les faits, voyaient poindre celle de la servitude volontaire, celle des esclaves sans maîtres, à grands renforts des opinions du bétail média, relayées aujourd’hui  par n’importe quel plouc du web.




Tableau © Evgueni Pinaïev

         La divergence poétique, la volonté acharnée d’ignorer le blabla bombardé par la surmultiplication média porteur de la bêtise inhérente aux opinions toutes faites, La Nécessité de l’athéisme, selon le mot de Shelley, est aujourd’hui mal vue. Non, il faut nous river aux enjeux dégradants d’un monde en décadence accélérée. Et c’est le Déshonneur des poètes — selon le mot de Benjamin Péret — de participer à une entreprise de Décervelage pour tous — selon le mot d’Alfred Jarry. Et celui des romanciers et philosophes, cédant à l’utilitarisme méprisable qui fait de notre devoir de réenchantement une tâche mesquine — laquais d’une actualité de jour en jour plus intolérable par sa bassesse, à travers le biais des causes engagées. Chez Antifixion, nous continuerons, loin de la bestialité des propagandes, à proposer Des Chansons pour les sirènes. Ou de la contre-information sans jugement. Et rien d’autre.
         TM, juin 2016.

(Vers de Boris Ryjii, traduits par TM):
         Laissez-moi le ciel bleu foncé
         Ou bien le ciel bleu roi
         Et la déprime partout répétée
Et les montagnes enneigées, quelles qu’elles soient.

À Kychlyma, quatrième jour sans vodka,
Dégrisés, dans les corridors du foyer —
Où on sortait les potes et moi,
Les montagnes et le ciel contempler.

Et aimer ça, je prétend,
Pour ne pas vexer, uniquement,
Et je fais écho : beauté, oui,
Il faut connaître ça, oui. Il faut le voir oui.

En fumée légère étirée,
En couleur pastel déversée.
Ne t’en va pas, ne serait-ce  qu’une fois pour de bon
Mate du théodolite la prunelle, l’œilleton.

Que restera-t-il de nous sinon,
Que deux ou trois leçons,
 Toujours reviennent l’âme et le cœur,
Là-bas, et, solitaires, ils pleurent.
Boris Ryjii, 1997.

Оставь мне небо темно- синее
И ели темно-голубые,
И повсеместное уныние,
И горы снежные, любые.

Четвертый день нет воддки в Кышлыме,
Чисты в общаге коридоры –
 По ним-то  с корешами вышли мы
Глядеть на небо и на горы.

И притворяюсь, что мне нравится,
Единственно чтоб не обидеть,
Поддакиваю: да, красавица.
Да, надо знать. Да, надо видеть.

И легкой дымною затянута,
И слабой краскою облита.
Не уходи, хотя бы ты
Взгляни в глазок теодолита.

Иначе что от нас останется,
Ещё два-три урока:
Душа всё время возвращается
Туда – и плачет, одинока.
БОРИС РЫЖИЙ, 1997.         

13.6.16

Poèmes d'amour


(Vers de Boris Ryjii, traduits du russe par TM)
L’ÉCRIVAIN
Comme un chauffeur de taxi par toute la maison jurant,
Le robinet de la cuisine réparant,
Il se blesse à la main, et la crasse essuyant,
Cherche un bandage, et se souvenant d’Ivan

Illitch[1], est à deux doigts de pleurer, il s’arrache
À la maison : au vent libre, à l’air —
Idiot maigre aux yeux bleus sans tache
Au-delà des souffrances tragiques du jeune Werter —

Et sous le bruissement des vertes feuilles
Dans le square jonché d’amoureux fous
Dit à voix basse : « Vous
Êtes là-bas à l’orchestre, dans vos fauteuils ».
Boris Ryjii, 1997.

ПИСАТЕЛЬ

Как таксист, на весь дом матерясь,
За починкой кухонного крана,
Ранит руку и, вытерев грязь,
Ищет бинт, вспоминая Ивана

Ильича, чуть не плачет, идёт
Прочь из дома: на волю, на ветер
Синеглазый худой идиот
Переросший трагедию Вертер –

И под грохот зелёной листвы
В захламлённом влюбленными сквере
Говорит полушёпотом: «Вы,
Там, в партере!»
Борис Рыжий, 1997.





La nuit telle quelle, et déserte est la rue
Comme à chaque fois !
Innocente, vierge, pour qui étais-tu
Et fière à la fois ?

…Défile une bande de flics
Tous sous les feux versatiles
Des réverbères — jouets des reflets métalliques
Des ceinturons qui rutilent.

Voilà un taxi qui fonce quelque part avec un passager
Très important,
À peine plus loin — un piédestal supportant
Un audacieux connard en pied.

Usines. Cheminées fumantes au-dessus.
Nuage.
Me voilà, et j’embrasse tes lèvres au passage.
Bon, salut.

C’est moi, je marche le long d’une noire palissade
De guingois
Disposée ma gapette, démarche de hors-la-loi,
Planquant à l’ombre des embuscades.

Comme tous les bons poètes
À vingt-deux ans,
Je suis amoureux, et vraisemblablement —
Pas des paroles toutes faites.
Boris Ryjii, 1997


Ночь – как ночь, и улица пустынна
Так всегда !
Для кого же ты была невинна
И горда ?

… Вот идут гурьбой милицанеры –
все в огнях.
Фонарей – игрушки из фанеры
На ремнях.

Вот летит такси с важным
Седоком,
Чуть поодаль – постамент с отважным
Мудаком.

Фабрики. Дымящиеся трубы.
Облака.
Вот и я, твои целую губы:
Ну, пока.

Вот иду вдоль черного забора,
Набекрень
Кепочку надев, походкой вора,
Прячась в тень.

Как и все хорошие поэты
В двадцать два
Я влюблен – и вероятно, это
Не слова.
Boris Ryjii, 1997.







[1] Allusion à la longue nouvelle de Tolstoï : La Mort d’Ivan Illitch