29.4.16

Kira met K.O. Kardashian

Kira Sapguir, Lioubov Molodenkova, Édouard Limonov, Eléna Chapova, début des années 1970
Les poètes Sapguir et Kholine en effervescence (© tableau de V. Pivovarov)


Notre amie Kira Sapguir, héroïne du Moscou dissident des années 60-70, poète, journaliste, romancière, chroniqueuse et critique, revient ci-dessous sur son tumultueux mari, feu Henri Sapguir, poète en son temps célèbre en Russie non-conformiste, et les "soirs de Moscou ivres du gin flambant des dissidences…"pour paraphraser Apollinaire…

LA RAGE DU DÉMIURGE
         De Kira Sapguir
(Traduit du russe par TM)
         Tu sais de quoi je me souviens le plus fréquemment ?
         De ta véhémence.
        
         À un certain moment, quand tout avait été bu, tu as fait silence. Tu es resté assis sans rien dire.
         Personne ne remarque rien encore. Mais ton visage jaunit déjà. Tu contemples des trous noirs et vides. Non, pas des trous, des taches. Des taches noires dans un visage jaunâtre à l’air idiot. En losange, fripées, larges et anciennes — soulignées par les oreilles effilées de loup, les joues s’affaissant sur le col.
         Peu désireux de te livrer d’avance, tu cherches à entraîner ta victime plus loin — sous couvert d’approbation, pulvériser l’éloquence du dîneur. Tu patientes, tant qu’un quelconque fervent de Pouchkine, ne dit pas : « Tu es un génie, le vieux ! » — avec une nuance dérobée, qui ne te plaît pas sur l’instant. Et de cette nuance à peine perceptible du compliment auto-satisfait à ton adresse, tu te réjouis secrètement.
         Tu verras l’émanation du mal — elle se densifie autour des crânes — et autour de ta tête s’amoncelle une brume froide, le froid d’un espace privé d’âme s’infiltre à l’intérieur. Déjà tu hais, et ta haine comme à travers un pipe-line, s’écoule déjà vers la tête de quelqu’un d’autre. Comme si elle s’échappait de toi à l’insu de tous. Mais personne ne remarque, ne comprend, dans l’ambiance de gaité, qu’ils sont jugés et voués aux gémonies par toi. Condamnés pour la vanité des vanités, et la diablerie.
         Pas question de prononcer ton éloge — se placer au même niveau que toi, fusse pour une seconde ! Sacrilège ! Vous n’êtes pas de la même espèce ! Et cette égalité est un cauchemar :
         « Comment ose-t-il ?! Quel droit a-t-il d’avoir deux bras et deux jambes comme moi, d’avoir une voix et de paraître s’efforcer — d’être quelque chose ?! » — alors que ta personnalité a d’elle-même annulé la nature humaine ordinaire ! Oh, chair méprisée, que tentes-tu donc de paraître pénétrée par l’esprit du créateur !
         « Comment ose-t-il dire que je suis un génie ? »

         Deuxième stade :
         Le démiurge est furieux de ne pas s’être créé lui-même. Son cri était une protestation contre son corps, ordonné par son âme.
         « Est-il possible que ce soit Moi — cet assemblage accidentel de molécules, ce ferment génétique, conséquence d'un amalgame fortuit, influence du soleil, de la neige, de l’équilibre de la température au moment où j’ai été conçu — ô non, ce n’est pas Moi ! — mes ancêtres des cavernes ! Ce code génétique M’a défini — création et non créateur de soi-même.
         Suis-Je l’essence !! Ou bien suis-Je l’accident ?!!! »
         « …Ah, ce sont des salopards !!!! Comment osent-ils faire mon éloge ????!!!! Merdeux, salauds ! A-A-A-AA !!! Tu es une bouse, un merdeux, une salope, je suis un génie, mais toi, tu es de la crotte ! Et je vais te tuer tout de suite! »
         Il y a beaucoup trop de gens raisonnables sous le soleil. Beaucoup trop de gens incapables de prendre ta mesure et de s’écarter à temps, pour t’éviter les tourments.  De semblables rapprochements avec toi te refroidissaient — la comparaison pouvait être profitable aux autres.
         « Comment ose-t-il ?!!!! Pour qui-se prend-il ?! Qui lui a permis d’émettre ses considérations sur moi ?! Il — il M’a demandé la permission ?!!! »
         (À ce moment-là, le vin et la vodka t’avaient déjà complètement lavé le cerveau — le vidant de tout ce qui aurait t’empêcher de détruire celui qui avait osé T’admirer)
         « Toi ?! Moi ?! Mais il ne s’agit pas de moi (Comment pourrais-je le tuer ?). En effet, il ne s’agit que d’eux, mes ancêtres, leur becquetance — le spermatozoïde stupide, mais plus malin que les autres, qui les a battu de vitesse, leur a coupé la route en jouant des coudes jusqu’à l’arrivée elle-même — charnue, écarlate, sombre, jusqu’aux pulsations des coulisses de la chair…
         MOI ?!!! Il fait mon éloge ?!! Mais je n’y suis POUR RIEN ! Ce génie ne m’appartient pas ! Le génie du saindoux, de la puanteur, de la viande, de la crotte !!! C’est la crotte ! Je serais de la crotte ? »
         « Tu es un génie, le vieux ! »
         Toi… Salaud… Tu oses… AAAAAAAAAA !!!!!!
         Salaud !
         Je suis —UN DIEU !

         …Tu ne supportais que les éloges des imbéciles. Les imbéciles sont bénis — comme toi. Vous vous exprimez dans la langue simple des fous. Il te plaisait que les idiots ne jurent que par ton nom.


         La divinité dort au Nirvana
         La bouche entrouverte comme un portail
         Le jeudi, on est samedi pour toi
         Et à Pâques, c’est Noël en pagaille.

         Le démiurge s’est effondré
         Sur le divan comme au Nirvana
         Assourdissant de ronflements déchirés
         À ses narines un cristallin fil de soie

         L’ombre sur un visage aplati
         Et le zigzag brisé d’un sourire
         Peut-être par erreur, Génie !
         Mortel, il t’a fallu devenir ?
Kira Sapguir, 2015.

13.4.16

Appels d'air de l'éternité

Georgio de Chirico, Portrait prémonitoire
DANS LES CREVASSES DE LA NOVLANGUE II

« L’ancienne Kabbale judaïque enseigne que le cadavre de l’homme tombe en poussière et disparaît en retournant à la terre, qu’il n’en reste jamais rien si ce n’est l’osselet nommé Luz, lui, indestructible, éternité : à partir de Luz, l’homme sera reconstitué dans sa résurrection, parce que l’osselet Luz rassemble en lui, malgré sa petitesse infinie, tout ce qui avait été contenu dans le corps tombé et dont il devient ainsi le résumé, l’aleph brûlant dans les ténèbres de sa dévastation, la chance de son éternité prévue dans le principe, mais à tout instant périclitée par les travaux de l’anti-principe, de ses infiltrations, de ses glissades et de ses écroulements dans le noir.
            Quand sonne l’heure de justice que reste-t-il de l’entreprise littéraire, hormis quelques lignes, hormis la confession escamotée en hâte au tournant de quelque écrit apparemment sans importance, une lettre, la pénombre d’une fin de chapitre, mais qui en constitue l’osselet Luz ? Une critique hantée par les appels d’air de l’éternité devrait s’intéresser, avant n’importe quelle autre approche de l’œuvre, à la découverte philosophique de l’osselet Luz caché dans les profondeurs de toute écriture qui, ne fut-ce que l’espace d’un instant, aura été appelée à donner asile à la vie. »

Dominique de Roux, Gombrowicz, 1971 .

Le deuxième trait du courage, c'est la capacité à affronter la solitude. Le courage se mesure à cette capacité de résister aux grégarismes d'une époque…
(Anonyme, Malraux?…)

4.4.16

Nostalgie du XXe siècle, II.

Au XXe siècle, quand c'était encore:"le bitume où on rencontre les monstres", avant la mise au pas de la ville, je traînais à New York. Au XXe siècle, j'ai rencontré quelques acteurs de la littérature mondiale, je viens d'en parler récemment avec EL. Au XXe siècle, le centre de Moscou nocturne était encore noir comme l'ombre des soviets, et Paris n'était pas une ville à l'américaine. Au XXe siècle, j'ai croisé Carl Watson. Le seul défaut du XXe siècle, les éditions Vagabonde, n'existaient pas encore…
Carl Watson

         
         CARL WATSON, UN MEC PAS ORDINAIRE.


Carl Watson est le seul génie littéraire que je connaisse sur cette planète, et je connais un nombre pharamineux de romanciers, écrivains, poètes, critiques et essayistes, sur trois continents. Carl Watson concocte un mélange unique de poésie, fiction, philo, états d’âme, et vision au scalpel de la terreur d’être, qui me semble digne des plus grands ancêtres, Bataille, Beckett, Hölderlin,  ceux qui ont vu : les os dénudés de la vie (Burroughs, Le Festin nu).
         Si j’étais écrivain, j’écrirai comme Carl Watson. Je ne suis, hélas, que romancier, fils d’un moindre Dieu. Vous vivez dans un monde enchanté, qui m’est refusé (Drieu La Rochelle, Troisième Lettre aux surréalistes sur l’amitié et la solitude, NRF, 1927).  Dans La Chambre d’Harry, (in Sous l’Empire des oiseaux, éditions Vagabondes, 2007) Carl Watson a décrit, mieux que je n’aurais su le faire, mes propres errances d’adolescent paumé dans la grande ville. Harry cherche une chambre, qu’il ne trouvera jamais, — le lieu magique de l’écriture. Entretemps, il passe la ville — dans ses aspects les plus dantesques — aux rayons X, sur le laser déchiqueté d’un cœur brisé. La chambre introuvable, mythologique, lieu de paix donc de puissance, dans la nordique Babylone ( New York, c’est pour les ploucs !…La ville, la seule, l’unique, c’est Chicago !…) au cœur de Skid Row, un des pires bas-fonds de l’Occident, sert de prétexte à l’étrange amour qu’éprouve Harry pour  La vie comme une décharge de revolver un tir désordonné et sinistre (E. Limonov,  Journal d’un Raté, Albin Michel, 1982) . Cette émotion est engendrée par la ville septentrionale, corsetée dans la pierre tombale des destins édictés du chaos urbain, Les politiques de restructuration du gouvernement (Watson, La Chambre d’Harry).

         J’ai tellement de respect pour Carl Watson — que je ne vois, hélas, plus beaucoup, que j’ai loupé lors de mon dernier séjour aux alentours de New York — que j’ai du mal à imaginer la littérature sans lui, infime particule fondamentale, dernière roue du carrosse dont on se souviendra. Seul en des temps délétères, Carl Watson s’accroche à l’inexorable. Il aborde le véritable sujet : L’écrasement de l’être au profit de l’étant (Annie Le Brun,  Si Rien avait une forme… », Gallimard, 2010).
         Une Vie psychosomatique est une réussite de l’éditeur Benoît Laudier. J’avais baissé les bras, comment persuader cet ermite de continuer son oraison magnétique, après Hôtel des actes irrévocables (Gallimard, 1997) et  Sous l’Empire des oiseaux (Vagabonde, 2008) ? Mais il restait suffisamment de vitalité à  Watson pour reprendre une nouvelle vie à travers la satire de son radar sur nos égarements en commençant par la cellule-force : le couple. Ou ce qui en tient lieu, et Watson dérive inévitablement sur la tangente abyssale, du vertige anthropologique de la filiation et ses perspectives tordues, à partir de la nostalgie, et du sex-appeal des impasses quotidiennes. Voici la manière dont la vitalité Vagabonde a relancé le génie qui luxe les synapses sur une trajectoire féconde. L’enquête qui court sur toute la durée de Une Vie psychosomotique dissèque nos tréfonds, comme toujours chez Watson. Cette fois c‘est par le biais d’une satire constante. Ce chef-d’œuvre d’humour noir a les accents grinçants du mythe.
        
TM, 2010.