5.3.15

Le Songe d'Empédocle, par Christopher Gérard


LA VIE EST DÉGUEULASSE
         J’espère qu’à l’heure fatale, qui me surprendra peut-être à persuader une soubrette que je suis encore valide, on a de ces faiblesses au retour d’âge, voire à persuader mes contemporains que mon œuvre est incontournable — c’est également un péché d’orgueil courant chez les vieilles peaux — on se souviendra dans ma « famille » improvisée que j’étais un bon copain. Voilà-t-y-pas que Christopher Gérard m’a chargé d’une « recension » (berck l’anglicisme !…) de son roman « lifté » (16000 mots de moins que la première édition du chef-d’œuvre, un travail de Titan, c’est du reste notre sujet, les Titans, mais je m’égare plus ou moins volontairement pour noyer le poisson) LE SONGE D’EMPÉDOCLE. Et il l’a fait traîtreusement, dans un état d’ébriété que la morale réprouve, devant témoins, qui eux, je le dirai sans ambages, étaient sobres comme des chameaux — me prenant au dépourvu auprès d'une assemblée pour sa part lucide, et qui se souviendrait de tout, la garce. Je ne pouvais qu’acquiescer.  Oui, facile, facile, assurais-je avec forfanterie, m’as-tu-vu en critique littéraire ?…
         Si j’ai un conseil à donner aux jeunes romanciers — en dehors de celui de changer de métier, je ne sais pas moi, pour un truc qui rapporte, armateur, par exemple, ou plombier— c’est bien de ne pas se faire d’amis dans leur milieu… La galère, cousin, j’te dis pas !…
         Bref, aux grands mots, les grands remèdes, j’ai lu LE SONGE D’EMPÉDOCLE !… Pour comprendre aussitôt que je ne boxais pas du tout dans la même catégorie !… Même Roberto Duran entre quatre cordes avec Joe Frazier, il n’est pas à l’aise !… 50 kg d’écart !… Ça compte !… C’est tridimensionnel !…
         Cet enfiffré de Christopher Gérard, dont j’ai déjà  fait l’éloge inconsidérément, sans mesurer les conséquences de mes toquades littéraires, possède une culture linguistico-païenne totalement hors de portée de votre humble serviteur !…
         Bon, ressaisissons-nous, on en a vu d’autres, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Parlons du SONGE D’EMPÉDOCLE. Après tout, noyé dans la surproduction contemporaine de bêtise concentrée sur papier imprimé, c’est tout de même un livre étonnant, en tous points remarquable d’intelligence et de sensibilité. C'est un honneur d'en parler, même si j'angoisse à mort.
         Alors Padraig, belgo-celte un peu barge, et helléniste distingué auteurs d'ouvrages savants sur les racines païennes, après un passage commando dans les Ardennes comme officier (et c’est une de ses noblesses, cet élan vers le courage physique et la capacité diabolique — ou divine — de tuer par devoir, en l’occurrence un mot-clé), se lie d’amitié avec Arminius,  peintre maudit à plus d’un titre, qui ne se rachètera jamais d’avoir souillé son aura païenne reconnue par ses pairs les initiés, en se commettant avec le crime nazi, au cours de ce que l’auteur appelle  avec justesse : Les Grandes Conflagrations,  qui saignèrent l’Europe à blanc, au XXe siècle. Et marquèrent l'âme collective au fer rouge d’un opprobre dont nous sommes aujourd'hui les héritiers malsains à purifier. C’est sur ce chemin d’épines que s’embarque Padraig, attiré au sein d’une confrérie païenne par celui — gracieux paradoxe où l’on détermine l’ironie du romancier, une quête païenne entreprise pour racheter un damné égaré sur le chemin de traverse du travestissement nazi des sources pérennes — qui a trahi et a été rejeté, marqué à jamais, le peintre Arminius. Celui-ci, auteur d’un polyptique, Le Songe d’Empédocle, qui frappe Padraig  d’une stupeur mystique, voit chez Padraig l’esprit d’élite susceptible de le racheter. De faire de sa vie de traître quelque chose de valable, finalement, en reconstituant par personne interposée, au gré des errances de celle-ci, et de son initiation aux Mystères Fondateurs  de la Nymphe Europe, le polyptique essentiel. Pas mal de christianisme au corps défendant du païen (et du romancier), au fond, dans cette quête du rachat d’un initiateur.
         Padraig deviendra Oribase, du nom d’un ancêtre perdu dans les âges, au fur et à mesure de son apprentissage des voies sacrées et enfouies, racines de l’Europe. En Bretagne d’abord, où il rencontrera son premier maître, sa femme, et une autre bardesse celtique avec laquelle il s’égarera jusqu’à tromper Lucinde, garante, en Belgique, de sa santé animiste. Oui au cours de rituels variés dans la forêt de Brocéliande, en Padraig se formera Oribase. Il partira pour l’Italie — chez des invertis initiés, à sa grande frayeur, car le désordre de Dionysos et les règles d’Apollon sont multiples comme l’Olympe inaccessible. Puis il ira en Grèce où il prendra enfin son nom d'initié au terme d'un long jeûne dans un temple de Delphes, et à chaque étape de ce chemin de Croix assez cruel, il découvrira un pan du Songe d’Empédocle, le chef-d’œuvre qu’Arminius, a légué, pour son salut post-mortem au pays des ombres errantes, à la confrérie païenne qu’il a trahi.
         Oribase a d’autres soucis, entretemps, son manoir de famille s’effondre, sa vieille tante d’origine russe blanche s’étiole, tout fout le camp. Mais on vend les meubles, on traficote dans la brocante, et l’on retrouve Lucinde, qui ne s’offusque pas trop des trahisons charnelles du nouvel initié, préférant éluder. C’est en Inde, qu’Oribase reconstituera le pan terminal du Songe d’Empédocle, auprès de brahmanes qui lui révèleront la proximité des mystères de Grèce, de Celtie, et d’Inde. Il est temps pour lui de rejoindre ses quartiers d’hiver, la Belgique, et de poursuivre l’œuvre invisible de la confrérie. Il a reconstitué le polyptique Songe d’Empédocle, et racheté Arminius le paria, qu’il ne retrouvera qu’à son chevet d’agonisant.
         Ce livre, tout à fait inhabituel dans ma configuration littéraire, dirai-je pour aller vite, m’a frappé par sa force d’évocation, par son retour à des sources qui me parlaient pour toutes ces raisons inavouables — oh combien de nos jours c'est mal vu en une époque politcorrecte !… — de l’identité enfouie dans les âges, et par son atmosphère qui me rappelait l’ambiance mystico-luciférienne de Huysmans  dans Là-bas, roman dandy. La même profondeur suspecte, la même ambiance raffinée, les mêmes obsessions interdites, la même pertinence inactuelle. LE SONGE D’EMPÉDOCLE, est encore un de ces bouquins que je ne croyais pas pouvoir percuter d'équerre — avant d’y trouver une nourriture essentielle.
          Bon, après ça, j’ai tout de même mérité un coup de gnôle, qu’il a fallu que je me torture les méninges, que je fasse semblant d’avoir de la culture et que je sois fasciné par le polythéisme, moi qui n'y comprends goutte.
         Christopher, c’est toi qui paies! Et pas de rouspétance, il est beau, l’effort !… Oh, je te vois venir, tu vas encore jouer les radins !…
         Eh oui, mon vieux, la vie est dégueulasse, disait Léo Malet.

Le Songe d'Empédocle, Christopher Gérard, Éditions l'Âge d'Homme, 341 pages, 20 €, en librairie le 20 mars.
          
TM, mars 2015.
        

La mort de Boris Nemtsov par Mark Ames, rédac-chef d'eXile


          Notre vieil ami Mark Ames, au fait comme personne des convulsions de la Russie contemporaine, donne son point de vue sur un évènement tout récent, Comme toujours, c'est éclairant, un son cristallin dans la cacophonie des propagandes.
Les lecteurs anglophones, retrouveront l'original de l'article au lien suivant:

LA MORT DE BORIS NEMTSOV, LIBÉRAL RUSSE
         Par Mark Ames.
 (Traduit de l'américain par TM)
J ‘ai acheté deux bouteilles de bière Yarpivo dans un magasin bon marché tenu par un Chinois au coin de ma rue, à Brooklyn, et m’en suis versé une pour Nemtsov, qui a fini sa vie, conseiller municipal de Yaroslav. Je n’ai jamais beaucoup aimé ce type-là, mais son assassinat a été brutal et effrayant — et les sombres craintes qu’il a jeté sur Moscou sont très réelles.
Nemtsov était une sorte de libéral ou ultra-libéral très différent de ce que nous pensons libéral (en Amérique : « de gauche », NDT). Au mieux, ça signifiait qu’il n’était pas un lâche aux paroles pleines de vent. Mais, en tant que dirigeant parmi d’autres  de la catastrophe privatisatrice des années 1990, Nemtsov représentait plus le problème que la solution. Et lorsqu’il était au pouvoir, à la fin de l’ère Yeltsine, Premier Ministre adjoint de l’ivrogne à moitié mort, et apparemment son héritier, Nemtsov représentait ce qu’il y avait de pire et de plus creux dans la politique libérale russe « virtuelle », un précurseur à sa façon des « relations publiques comme politique » marque de fabrique du président choisi par Nemtsov en 2000 : Vladimir Poutine.
Boris Nemtsov est passé dans mon périscope pour la première fois en 1997, quelques mois après que j’ai fondé le magazine The eXile à Moscou. Son arrivée au pouvoir avait été saluée comme celle du Messie Libéral par la crème des correspondants étrangers à l’époque, lorsque les médias américains avaient encore assez de fric pour avoir un bureau au grand complet dans des endroits comme Moscou. Non que tout ce personnel rende leurs reportages meilleurs — la plupart des articles étaient une régurgitation de pamphlets néo-libéraux et de chauvinisme Clinton : un véritable cas d’école de journalisme frauduleux de masse. Chacun des journalistes occidentaux en poste fut complètement aveuglé et pris par surprise par l’effondrement financier de 1998, à l’époque le plus catastrophique des temps modernes — tous, sauf notre agaçante feuille satirique.

PREMIER ADJOINT DU PREMIER MINISTRE
Ce qui me ramène à Nemtsov, que Yeltsine avait nommé premier adjoint du Premier Ministre en mars 1997, deux mois après la naissance de eXile.  Tout l’Occident était complètement gaga devant Nemtsov, le jeune et beau défenseur du marché libre, gouverneur de Nijni-Novgorod.  Larry Summers, qui dirigeait la politique russe de Clinton depuis son poste de vice-ministre des finances, salua la nomination de Nemtsov partageant son poste d’adjoint avec Anatoli Tchoubaïs, dit « broyeur d’os » comme la Dream Team économique. Lors de son voyage au Japon, Nemtsov fascina les médias du monde entier en disant à un groupe d’homme d’affaires japonais qu’il leur donnerait son numéro de portable pour qu’ils l’appellent s’ils rencontraient le moindre problème dans leurs affaires en Russie.
Représentatif de la Nemtsovphilie des Anglo-Américains auxquels nous faisions face, Carol Williams, la correspondante du LA Times, fit son éloge dans termes qui évoquent une parodie bon marché de la propagande soviet :
Au cours des quatre mois écoulés depuis qu’il a quitté la direction de son fief réformé et prospère sur la Volga, le croisé charismatique a ciblé les corrompus et les cupides qui ont fait de la Russie post-soviet un vaste pays hors-la-loi…
L’ancien physicien de 37 ans est l’origine des premiers signes de renaissance économiques depuis que la Russie s’est débarrassé du communisme et sous les acclamations des masses laborieuses (Oui ! Vous avez bien lu : « Les acclamations des masses laborieuses »  ! M.A.) a déclaré la guerre aux bureaucrates engraissés du gouvernement dans leurs voitures de luxe d’importation et leurs avions privés…
C’était la version girl-scout enthousiaste — et elle était soutenue par tout ce que le monde comptait de riche et de puissant. Sauf en Russie.
En réalité, le « miracle » nemtsovien de Nijni-Novgorod, était comme tout ce qui venait de lui, une opération de relations publiques habiles masquant une réalité brutale. Sur les 89 régions misérables de Russie en 1996 — quand la Russie était dans l’étau du pire effondrement économique des nations industrielles du siècle — Nijni-Novgorod trônait juste au milieu en termes de revenu moyen, bien que la région attire plus d’investissement étranger que la plupart des autres. Nemtsov attirait les investissements étrangers en récitant les platitudes néo-libérales alors en vogue, ce qui en faisait l’enfant chéri de la Banque Mondiale.


LES BÉNÉFICES DE L’ANTICORRUPTION
Nemtsov rejoignit l’équipe du Kremlin comme un « jeune réformateur » anti-corruption qui promettait à la Russie un capitalisme « à l’occidentale » juste et propre. Sa première action fut de promouvoir une loi qui forçait les bureaucrates du gouvernement à se débarrasser de leurs voitures étrangères pour des Volgas produites dans sa région de Nijni-Novgorod. Puis il fit passer des décrets anti-corruption, qui, si on les lisait de plus près comportaient des « trous permettant à une flotte entière de Volgas de passer au travers ». Ces décrets étaient censés en terminer avec l’un des pires exemples de la corruption de l’ère Yeltsine : les appels d’offres bidons pour les contrats publics. La réforme de Nemtsov décrétait qu’à l’avenir, les appels d’offre de l’État devaient être transparents, ouverts à tous et concurrentiels — sauf dans les cas où un appel d’offres sans concurrence était la meilleure méthode. En d’autres termes, rien n’avait changé, mais les appels d’offres fixés d’avance avaient un vernis légal grâce à Nemtsov.
Quelques mois plus tard, Nemtsov préparait une loi obligeant les bureaucrates à déclarer leurs revenus (mais pas leurs biens, ni ceux de leurs familles) — mais fut filmé en train de négocier un pot-de-vin sous la forme d’une avance pour un livre littéralement obscène, 90 000 $, avec un margoulin entrepreneur du cercle Yeltsine nommé Sergueï Lisovsky. Un an plus tôt, tandis qu’il travaillait pour la campagne de réélection de Yeltsine en 1996, Lisovsky avait été surpris en plein Moscou avec une ramette de papier pleine de billets de banque, pour un montant de 500 000 $. Cette discussion « fuitée » de Nemtsov avec Lisovsky sur les 90 000 $ « avance pour un livre » survint juste au moment où il bénéficiait du crédit d’avoir supervisé l’une des privatisations les plus controversées d’un avoir de l’État — la compagnie de télécommunications Svyazinvest, qui revint à un consortium comprenant George Soros et Oneximbank, dont le président de l’époque n’était autre que le propriétaire de l’équipe de Basket-Ball Brooklyn Nets, Mikhail Prokhorov. Au départ, la mise aux enchères de Svyazinvest avait été vendue au public comme l’une des plus propres de l’ère Yeltsine ; jusqu’à ce qu’on découvre que la firme ayant remporté les enchères, Oneximbank avait offert d’énormes avances sur des livres à ces mêmes « jeunes réformateurs » soutenus par les Etats-Unis dans le gouvernement Yeltsine, y compris, Tchoubaïs « broyeur d’os », qui supervisait la vente de Svyazinvest (grosse compagnie de télécommunications, objet des convoitises jusqu'à aujourd'hui, NDT) à Oneximbank.
Cette mise aux enchères bidon — le cas d’école de la gouvernance « anti-corruption » de Nemtsov — mena à la guerre des banquiers entre clans oligarchiques rivaux, et le limogeage de nombreux « jeunes réformateurs » de l’équipe Nemtsov, et à une guerre des déclarations entre Nemtsov et feu l’oligarque Boris Berezovski, dont le consortium avait perdu la main dans ces enchères. Les télévisions de Berezovski prirent l’habitude de s’en prendre sauvagement à Nemtsov et aux jeunes réformateurs ; Nemtsov riposta en exigeant de Yeltsine qu’il limoge Berezovski de son poste au conseil de sécurité.
(…)


BIEN D’AUTRES HISTOIRES SORDIDES
Il y eut bien d’autres histoires sordides. Nemtsov fut chargé de mettre fin aux monopoles sur les ressources naturelles de la Russie et d’introduire une concurrence loyale de marché libre. Il s’empara donc du monopole des services publics RAO-UES, et y plaça son jeune banquier préféré, originaire de Nijni-Novgorod, Boris Breznov. Breznov s’était marié à une Américaine, responsable des investissements de la Banque Mondiale à Nijni-Novgorod, à l’époque où Nemtsov était gouverneur. Moins d’un an après la nomination de Breznov à la tête des services publics, le conseil d’administration entamait une procédure contre celui-ci pour corruption et abus de biens publics, y compris l’usage des jets de la compagnie pour aller chercher sa femme, sa belle-mère et son chien au Kentucky pour les ramener à Moscou. Après son limogeage de RAO-UES, Breznov s’installa aux Etats-Unis et se mit à travailler pour Enron.
En août 1998, une des plus graves crises financières des temps modernes précipita la chute du gouvernement Nemtsov.
Ce n’était pas tant son adhésion au néolibéralisme le plus radical qui posait problème chez Nemtsov, mais sa superficialité, son élitisme grotesque, et son autoritarisme. Nemtsov faisait partie des libéraux russes les plus en cour, façonnés de la même argile que Tchoubaïs, quoique loin d’être aussi rusé que « Broyeur d’os » (ainsi surnommé parce qu’en 1996, lorsque Tchoubaïs convoqua les rédacs-chefs des plus grands journaux russes au Kremlin, il dit à celui des Izvestya alors indépendant : « Tu écriras ce qu’on te dira d’écrire, ou alors, on te broiera les os » ; quelques mois plus tard, lorsque les Izvestya révélèrent le prêt sans intérêts de 3 000 000 de dollars accordés à Tсhoubaïs par un banquier après un appel d’offres truqué, ce rédac-chef fut licencié, et les Izvestya sont aujourd’hui un organe de propagande du FSB).

LE SAUVEUR DE LA LIOUBIANKA
Après la crise financière, l’élite libérale pourrie jusqu’au trognon de l’ère Yeltsine semblait destinée à l’exil ou à la prison, jusqu’à ce que survienne de la Lioubianka (rue tristement célèbre pour avoir abrité le siège du KGB, et celui du FSB aujourd'hui encore, NDT) leur sauveur sur son cheval blanc — Vladimir Poutine — pour sauver les ultra-libéraux de Russie. Le Nemtsov de nos rêves les plus fous dirait que c’était pas son genre de soutenir une barbouze autoritaire comme Poutine en 2000, longtemps après que celui-ci ait entamé la seconde guerre de Tchétchénie.
En réalité, les ultralibéraux voyaient en Poutine un sauveur du type Pinochet, pensaient qu’ils le contrôleraient pour l’essentiel, que Poutine était l’un des leurs. Ce qu’il était et est encore sous des tas d’aspects — le même autoritarisme libéral.
Voici quelques citations de Nemtsov en 2000 après la nomination de Poutine comme successeur de Yeltsine :
Certains critiques ont mis en doute l’attachement de Monsieur Poutine à la démocratie. Ce n’est effectivement pas un démocrate libéral, ni sur le plan domestique, ni sur le plan international. Sous sa direction, la Russie ne deviendra pas la France. Son gouvernement, reflètera cependant le désir du peuple russe pour un État fort, une économie fonctionnelle, et la fin du règne des barons spoliateurs. (…). La Russie pourrait connaître un sort bien pire que d’avoir un dirigeant attaché inébranlablement à l’intérêt national… Il est difficile de faire mieux.
Le soutien affirmé de Monsieur Poutine pour une économie de marché libre a stimulé les perspectives des candidats réformateurs le mois dernier et fourni une base solide pour que des réformes économiques importantes soient adoptées cette année.
Les réformateurs sont de retour…
Au fond, l’autoritarisme de Poutine ne posait aucun problème à Nemtsov. Le problème survint lorsqu’il fut ignoré pendant trop longtemps.
(…)
Nemtsov fut recruté par Yeltsine, parce que, contrairement à Yavlinsky, il croyait dans le rôle salutaire d’institutions autoritaires pour la Russie, monarchiques ou présidentielles. Ce point de vue est manifeste dans le livre de Nemtsov où il dépeint Yeltsine comme un « véritable tsar russe ».
(Peter Reddaway, professeur à l’université George Washington, un des rares universitaires américains à avoir saisi l’ampleur de la catastrophe Yeltsine).
Après la victoire de Poutine grâce au soutien des ultralibéraux, Nemtsov resta satisfait quelques années en tant que personnalité dirigeante à la Douma. Même après l’écrasante défaite de son parti aux élections de 2003, Nemtsov resta dans une opposition fidèle au régime. Mais avec le temps, Poutine n’eut plus besoin d’un ultralibéral discrédité de l’ère Yeltsine, et en 2007, Nemtsov commença à s’aligner sur une opposition plus radicale, animée par le maître d’échecs Kasparov, et l’ex-éditorialiste d’eXile Edouard Limonov.
Pourtant, en 2008 — lors de mes derniers moments en Russie avant que le Kremlin ne ferme mon magazine et ne fasse prononcer des déclarations effrayantes à mon sujet à la radio par un de ses sbires — Nemtsov, comme la plupart des ultralibéraux des années 1990, restait dans une opposition modérée à Poutine. Il ne voulait pas brûler tous les ponts avec le Kremlin et s’affirmer comme un opposant radical, en tout cas pas comme Limonov.
Je posai la question à Limonov : pourquoi est-ce que Nemtsov, Khakamada et les autres refusaient de s’engager dans une opposition à tous crins à Poutine en 2007 — était-ce parce qu’ils étaient trop attachés à tout le confort bourgeois acquis depuis Yeltsine. La réponse de Limonov vaut le coup d’être citée :
C’est bien plus simple que ça. Le régime Poutine est ultralibéral, il est donc naturel que des Nemtsov ou des Khakamada ne s’y opposent pas sérieusement. Regarde le programme économique de Poutine : impôts très bas, concentration de la richesse dans les mains des oligarques, budgets stricts. L’idéologie du Kremlin est au fond la même que celle de Nemtsov et Khakamada, s’opposer à lui comme le fait mon organisation n’aurait à leurs yeux aucun sens. Ils ne peuvent discuter que les détails de son libéralisme: à qui devrait appartenir quoi, qu'est-ce qui devrait revenir à qui, et comment tout ça devrait être mis en œuvre.
Les vues politiques de Nemtsov dans l’opposition avaient peu changé depuis son passage au Kremlin sous Yeltsine : anti-corruption. Toujours la même chanson néolibérale, et ça tourne mal à chaque fois. L’anticorruption n’est pas une politique, c’est une aspiration qui devient rapidement néolibérale, oligarchique et autoritaire, tout au moins à notre époque.
ARRÊTE DE GÉMIR SI T'ES PAS EN TRAIN DE BAISER


LA COMPASSION SÉLECTIVE
Durant l’ère Yeltsine, il y eut tant d’assassinats contre des journalistes et des hommes politiques que personne ne s’en souvient plus : Vlasdislav Listyev, le présentateur TV dont le meurtre choqua plus les Russes qu’aucun autre de cette époque. On attribue ce meurtre à l’oligarque Boris Berezovski membre de la « Famille » de Yeltsine. Le journaliste d’investigation Dimitri Kholodov qui mourut dans l’explosion de son porte-documents en enquêtant sur le ministre de la Défense de Yeltsine. La boute-feu de gauche Galina Starovoitova, abattue dans son escalier en 1998.  Ces meurtres ne sont pas passés à la postérité comme des fautes de Yeltsine, ni les centaines de victimes lorsque Yeltsine envoya les tanks contre son propre parlement en 1993, ni les dizaines de milliers de morts de la guerre Yeltsine en Tchétchénie. Ces meurtres, et la mort de millions d’autres prématurément envoyés à la tombe par les réformes « thérapie de choc », sont imputées à des forces impersonnelles, et non l’ultralibéralisme et ses missionnaires occidentaux.
La compassion et l’outrage ne sont pas distribuées équitablement. L’assassinat de Nemtsov importe plus que ceux cités précédemment parce que nous ne savons plus où va la Russie, ou encore qui au juste représente Vladimir Poutine. Nous savons qu’il est plus populaire que jamais, que le néolibéralisme russe est marginalisé plus qu’il ne l’a jamais été depuis la fin de l’URSS, et là-dessous se cache l’angoisse durable que nous ayons peut-être contribué à tout ça, que nous fassions peut-être partie du problème. Tout comme Nemtsov.
Mais il est mort à présent, son torse boursouflé visible par tous sur Internet. Son assassinat est effrayant pour les Russes qui vivent là-bas, mais pour nous autres, ici,  ça représente plus que ça — une sorte de rédemption karmique, absolvant rétroactivement tous ceux qui ont joué un rôle dans l’histoire tragique de la Russie post-soviet, un récit qui n’avait aucun sens jusqu’à ce que Nemtsov soit abattu au pied du Kremlin de Poutine.
Mark Ames